Déclaration de M. Lionel Jospin, Premier ministre, sur l'abolition de l'esclavage et les droits de l'homme et l'apport des DOM TOM à la Nation, Champagney le 26 avril 1998.

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Circonstance : Commémoration du cent cinquantenaire de l'abolition de l'esclavage à Champagney le 26 avril 1998

Texte intégral

Madame et messieurs les ministres,
Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Mesdames et Messieurs les élus,
Monsieur le maire,
Chers amis,

Je tiens à vous remercier, Monsieur le Maire, pour votre accueil. Nous sommes rassemblés pour l'une des commémorations du Cent-Cinquantenaire de l'abolition de l'esclavage. La première a été célébrée il y a quelques jours à l'Elysée par le Président de la République.
Aujourd'hui, je suis ici pour évoquer le geste visionnaire, éclairé et courageux qu'ont eu, en 1789, dans leur cahier de doléances, les habitants de Champagney. Pénétrés de leur devoir à l'égard de leurs semblables comme à l'égard des générations futures, ces habitants ont fait preuve d'une humanité qu'ils expriment par leur voeu : que soit rendue leur liberté aux esclaves.
Afin de rendre hommage à ce geste, le Gouvernement a souhaité que la communauté nationale tout entière se souvienne, ici même, et avec vous, de ce voeu des citoyens anonymes de Champagney.
Par une coïncidence bienvenue, l'année 1998 rappelle le lien étroit qui unit entre eux des événements pourtant séparés dans le temps : l'abolition de l'esclavage, l'Edit de Nantes et la Déclaration universelle des Droits de l'homme. Aussi ai-je décidé de prolonger l'écho de ces trois commémorations en faisant de la défense des droits de l'homme la " Grande cause nationale 1998 ".
Notre pays tient en effet à célébrer ces événements avec la solennité qu'ils exigent, -sans exclure la chaleur amicale qui anime cette journée-, à un moment où le respect des droits de l'homme, dans toutes leurs dimensions -droits spirituels et culturels, droits économiques et sociaux- appelle encore une très grande vigilance de la part de tous.
Dans la tragédie humaine qu'a représenté l'esclavage, les anciennes puissances coloniales doivent prendre la mesure de leur responsabilité.
Le gigantesque trafic qui, dès l'aube du XVIème siècle, s'est mis en place entre l'Europe, l'Afrique et l'Amérique, fit le malheur de quinze millions d'hommes et de femmes -et la fortune de quelques milliers de négriers. Anglais, Hollandais, Espagnols, Portugais, Français, tous participèrent à la traite.
Nos ancêtres ont pris leur part de ce commerce infâme. Des milliers de noirs ont quittés, enchaînés, l'île de Gorée, au large de Dakar. Aux négriers, le Code Noir de 1685 apportera même la consécration dévoyée du droit.
Certes, les Français n'étaient pas les seuls à organiser l'esclavage et à en profiter.
Certes, l'esclavage existait bien avant l'apparition de ce commerce triangulaire.
Certes, des complicités africaines ont joué un rôle.
Mais aucun de ces éléments ne doit servir de prétexte à une négation ou à une tentative de dilution des responsabilités qui entachèrent cette époque.
La France de la Révolution tenta d'y mettre un terme, par un décret du 4 février 1794. Après avoir tardé, elle étendait ainsi à ses colonies les principes de la devise républicaine : "liberté, égalité, fraternité ".
Mais, par la volonté de BONAPARTE, l'esclavage fut rétabli en 1802. La barbarie revenait dans nos colonies.
Demain, 27 avril, un hommage sera rendu au Panthéon à la mémoire de ceux qui se dressèrent contre cette trahison de l'idéal républicain naissant. Souvenons-nous de TOUSSAINT-LOUVERTURE qui mourut en déportation, non loin d'ici, au fort de Joux. Souvenons-nous de Louis DELGRES qui choisit de mourir avec ses 300 combattants de Guadeloupe, sur les hauteurs du volcan de la Soufrière, en adressant " à l'univers entier ", ainsi qu'il le proclama le 10 mai 1802, " le dernier cri de l'innocence et du désespoir : la résistance à l'oppression est un droit naturel ".
Il fallut donc attendre la révolution de 1848 pour que les révoltes dans les colonies ainsi que l'action des abolitionnistes d'Europe, inspirée en France par Victor SCHOELCHER, aboutissent à l'abolition définitive de l'esclavage par la République.
Le décret du 27 avril 1848 affirme : " le principe que le sol de la France affranchit l'esclave qui le touche est appliqué aux colonies et possessions de la République " (...), " Même en pays étranger, il est interdit à tout Français de posséder, d'acheter ou de vendre des esclaves(...) Toute infraction à ces dispositions entraînera la perte de la qualité de citoyen français ".
Le souvenir de ce lent parcours vers l'abolition nous invite à méditer sur la fragilité des droits de l'homme.
Parce que notre pays veut rester fidèle à sa vocation de défense des droits de l'homme partout où ils sont bafoués, il doit, pour mieux se rappeler ce qui les fonde, conserver vivant le souvenir de ceux qui, en métropole comme outre-mer, ont mené ce combat fondateur.
Je voudrais aussi appeler chacun d'entre nous à son devoir de vigilance.
Par delà nos frontières, l'esclavage maintient son odieuse présence. Sous d'autres horizons, sous d'autres formes. Toujours avec la même négation de l'humanité de l'autre. Enfants enchaînés à leur atelier, femmes et jeunes filles prostituées, jeunes gens s'épuisant au fond des mines : notre siècle se clôt sans avoir éradiqué totalement l'esclavage.
La France, conformément à la Déclaration universelle des droits de l'homme, dont l'article 4 dispose que " nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude " et que " l'esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes ", s'emploie quotidiennement et continuera inlassablement à oeuvrer pour que disparaisse de la planète ce fléau.
La commémoration du cent-cinquantième anniversaire de l'abolition de l'esclavage doit aussi constituer l'occasion de proclamer notre volonté et notre capacité à vivre ensemble et à construire un modèle de société fondée sur le respect d'autrui et la tolérance.
Parce qu'elle est oeuvre commune de noirs et de blancs, d'abord d'esclaves révoltés, de ces fugitifs qu'on appelait les " marrons ", mais aussi des abolitionnistes des révolutions de 1789 et de 1848, l'abolition est l'illustration même de la capacité qu'ont les hommes, quand ils le veulent de façon déterminée, à atteindre de grands idéaux.
On cite volontiers l'abbé GREGOIRE pour " la première abolition " et Victor SCHOELCHER pour " la seconde ". Leur action a certes été décisive, et la République a réservé à ces deux figures son hommage le plus grand : ils reposent au Panthéon. Mais la République doit également rétablir dans les mémoires les résistances locales, comme celle de Champagney, ici ; comme celle des ouvriers de Paris qui, sur les barricades en 1848, rédigèrent une pétition contre l'esclavage de leurs frères lointains ; et surtout le combat déterminant, parce que quotidien, des esclaves eux-mêmes, comme ces insurgés de Saint-Domingue, en 1791, que SONTHONAX émancipa quelques semaines avant que la Convention ne le fasse officiellement.
L'abolition n'aurait été possible ni sans les uns, ni sans les autres.
Aujourd'hui encore, aucune loi, aucune décision en faveur des droits de l'homme ne peut avoir de réalité si elle n'enracine sa légitimité dans la volonté du peuple.
Ce voeu de Champagney, cette modeste pétition émise sur une barricade à Paris, la résistance des esclaves marrons : tout cela a permis que les principes toujours fragiles de la liberté et de l'égalité prennent force de loi, parce qu'ils étaient fondés sur ce que l'humanité a de plus grand : l'esprit de fraternité, au-delà des distances, au-delà des différences.
L'abolition nous donne également une leçon de tolérance réciproque.
En recouvrant sa liberté, l'esclave affranchi n'a pas cherché à nier l'humanité de l'ancien maître. Il a refusé de se laisser porter par la vengeance ou le ressentiment. Il a contribué à imposer le respect des droits de tous les hommes, quelles que soient leurs origines, leurs couleurs ou leurs croyances.
L'histoire de l'abolition de l'esclavage, nous livre un message : la libération n'est pas faite pour imposer à l'oppresseur l'exil, la fuite ou la mort, mais pour créer les retrouvailles avec sa propre humanité. Des luttes des premiers esclaves marrons jusqu'à celles, contemporaines et d'une nature différente, d'hommes comme Martin LUTHER KING, Jean-Marie TJIBAOU ou Nelson MANDELA, c'est la même espérance exemplaire qui est à l'oeuvre : se libérer sans chasser l'autre, défaire ses liens sans opprimer à son tour. C'est proposer, sur la terre que nous avons en partage, un avenir commun, inspiré par le respect des Droits de l'Homme.
Aujourd'hui, pour vivre et construire ensemble, il faut, tout en rappelant la vérité, dépasser les débats affectés de bonne ou de mauvaise conscience entre descendants de victimes ou de coupables. Ils sont facteurs d'incompréhension, en métropole comme outre-mer.
C'est par la vertu de l'intégration républicaine, en se référant à des idéaux communs, que ces conflits, aujourd'hui, sont assumés et dépassés.
Sans doute reste-t-il du chemin à parcourir pour que l'égalité entre les citoyens, par-delà leurs différences, soit pleinement effective, c'est-à-dire naturellement, réciproquement et fraternellement acceptée. Je fais confiance à la jeunesse de France pour donner l'exemple.
" Tous nés en 1848 ". Cette belle formule, qui figure sur les affiches illustrant ce cent-cinquantième anniversaire, vise à vous rappeler que vous êtes les héritiers de ce combat. A vous de le prolonger.
Vous, les jeunes qui êtes à Champagney aujourd'hui, originaires de métropole, d'outre-mer, ou d'ailleurs, je sais que vous agirez pour imposer cette valeur dans laquelle vous vous reconnaissez tous : le respect.
Respect mutuel du jeune métropolitain et de son frère originaire d'outre-mer, du Maghreb, d'Afrique ou d'ailleurs.
Respect de la métropole envers l'outre-mer et de l'outre-mer envers la métropole.
Respect sur lequel se fonde la réalité de nos idéaux de liberté, d'égalité et de fraternité.
Cette commémoration est enfin pour moi l'occasion privilégiée d'insister sur l'apport des départements et territoires d'outre-mer à la Nation.
La France est riche de sa diversité. Chaque échange en son sein et avec d'autres donne un écho plus vaste à sa culture.
C'est pourquoi je me réjouis que l'écrivain Daniel MAXIMIN, chargé de la Mission interministérielle sur l'abolition de l'esclavage, ait souhaité placer ces manifestations sous le signe du métissage des cultures.
Les cultures des Antilles et de l'Océan Indien ne sont pas issues de l'esclavage, mais de la résistance à l'esclavage. Face au déni d'humanité, c'est dans le passage du cri au chant, de la chaîne à la danse, de la solitude imposée à la solidarité conquise, du solo du tambour-Ka et du blues jusqu'à la communion du gospel et des chants de veillées, que les esclaves ont conquis leur identité d'hommes libres, débordant toutes les frontières de la peau, de l'ethnie, de l'histoire et de la géographie.
Je voudrais dire ici, solennellement, à nos compatriotes qui vivent outre-mer ainsi qu'à ceux qui vivent en métropole mais sont originaires d'outre-mer et qui, je le sais, sont très attentifs à ce qui se passe aujourd'hui à Champagney, que la France est fière de ce qu'ils lui apportent.
La France est fière non tant du prestige que lui confère sa présence sur plusieurs continents, que de cette ouverture à la différence dans l'égalité, de ce rappel permanent à la tolérance et au respect.
Pour conclure, permettez-moi, Monsieur le Maire, de m'inspirer du voeu de Champagney pour appeler chacun d'entre nous, en métropole et outre-mer, à prendre conscience du regard que porteront sur nous, je cite, " français de ce siècle, les générations futures certainement plus éclairées et plus philosophes " et ainsi à mobiliser tous les efforts pour bâtir une France exemplaire, une France transcendant les différences et les cultures pour mieux les marier, une France toujours plus proche de son idéal de liberté, d'égalité et de fraternité.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 12 juin 2001)