Texte intégral
L'assemblée générale du Conseil d'Etat, dans un avis du 27 novembre 1989 confirmé ensuite au contentieux, a déduit du principe de laïcité de l'enseignement public, élément de la laïcité de l'Etat et de la neutralité des services publics, l'obligation que l'enseignement soit dispensé dans le respect de la liberté de conscience des élèves et l'interdiction de toute discrimination dans l'accès à l'enseignement qui serait fondée sur les convictions ou croyances religieuses des élèves. "La liberté ainsi reconnue aux élèves comporte pour eux le droit d'exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l'intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d'autrui, et sans qu'il soit porté atteinte aux activités d'enseignement, au contenu des programmes et à l'obligation d'assiduité." Dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes d'appartenance religieuse n'est donc pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l'exercice de la liberté d'expression et de manifestation des croyances religieuses.
"Mais cette liberté, poursuit le Conseil d'Etat, ne saurait permettre aux élèves d'arborer des signes d'appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l'élève ou d'autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d'enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l'ordre dans l'établissement ou le fonctionnement normal du service public."
L'application de cette jurisprudence s'avère délicate. Elle ne permet assurément pas aux chefs d'établissement d'interdire de manière générale et absolue le port de tout signe d'appartenance religieuse. Mais ce qu'elle admet est obscur. Le foulard n'est sans doute pas autorisé en cours d'éducation physique, pour des raisons de sécurité, mais est-il permis dans les salles de classe ? Où commence le prosélytisme et comment interpréter la signification du port du voile sans sonder les consciences, ce que le principe de laïcité prohibe? Peut-on traiter de la même manière foulard islamique et kippa juive, voire croix protestante ou catholique?
Pour ne pas laisser les chefs d'établissement désemparés devant ces questions épineuses, voire insolubles, le ministère de l'Éducation nationale s'est efforcé de préciser l'application de la jurisprudence du Conseil d'Etat par voie de circulaires. Pourtant, si les principes sont clairs, leur application concrète demeure confuse et présente, de ce fait, un double danger: celui d'une inhibition des chefs d'établissement, redoutant de prendre leurs responsabilités face à l'obscurité de la règle et à la sensibilité du sujet; celui d'accusations de parti pris et d'intolérance face à une mise en uvre toujours sujette à controverse.
Au-delà de ces risques, une question de principe se pose: à la question essentielle de la laïcité de l'enseignement public, qui doit répondre? Est-ce à chaque chef d'établissement de se déterminer au plus près du terrain, en fonction de considérations d'espèce? Ou bien est-ce à l'Etat d'apporter une solution de principe générale, valable pour tous et partout? Soutenir que le principe de laïcité doit être adapté aux circonstances, c'est accepter le risque d'un certain relativisme, et peut-être en définitive celui d'une certaine dose de communautarisme.
Mais exiger une réponse générale et de principe, c'est repousser l'intolérance religieuse vers des écoles confessionnelles, au risque évident cette fois du communautarisme et, en définitive, d'un affrontement ranimant la querelle religieuse. Chacune de ces deux voies est donc semée d'embûches. Il faut pourtant se prononcer, car ne rien faire, c'est, comme toujours, choisir.
Le Conseil d'Etat a voulu trouver une voie médiane: autoriser la discrète croix chrétienne portée autour du cou, qui n'a jamais suscité de controverse, tout en faisant barrage à certains excès du foulard islamique. Mais pourrait-on décréter que le port du foulard est toujours une marque de prosélytisme ? Ce serait humilier la foi de dizaines de milliers de musulmans qui ne l'admettraient pas et se sentiraient rejetés par la communauté nationale. Mais s'il faut distinguer entre le foulard prosélyte et celui qui ne le serait pas, où tracera-t-on la frontière sans tomber dans l'arbitraire? Ne pas choisir, c'est hésiter entre le mépris et l'injustice, et, pour les musulmans, risquer l'humiliation ou le ressentiment. Cette alternative infernale n'est pas acceptable.
Le Parlement doit donc prendre ses responsabilités. Il faut donner aux Français une règle générale, d'application aisée, qui écarte le soupçon d'arbitraire. Il faut que la loi interdise, à l'école, le port de tout signe d'appartenance religieuse, philosophique ou politique. Du foulard islamique à la croix chrétienne en passant par la kippa ou la faucille et le marteau. Nous devrions même réfléchir, comme l'a suggéré Xavier Darcos, au port de l'uniforme à l'école, comme cela se pratique en Angleterre. L'école de la République n'est pas un théâtre où les élèves seraient en droit de proclamer leurs convictions ou de paraître avec ostentation. Elle n'est pas un espace d'expression des identités.
Car l'école n'est pas, ne doit pas être le miroir de la société: cette conception, sans doute pétrie de bonnes intentions, ouvre la porte à toutes les démissions, à tous les abandons, devant une école qui se substituerait aux parents, aux familles, aux entourages; elle condamne aussi à la fatalité de l'échec, en imaginant une école qui devrait assumer les missions de l'ensemble des institutions. L'école est un espace civique irremplaçable, mais sa vocation est particulière: elle vise à la transmission de la connaissance et à la reconnaissance républicaine du mérite. Cette mission singulière justifie que s'y appliquent des règles spéciales, différentes de celles qui prévalent dans le reste de la société.
L'école n'est pas la voie publique, et le débat sur le foulard n'est pas celui d'il y a un siècle sur les processions. L'école est un espace autonome et qui doit être préservé. Préservé du prosélytisme agressif, préservé de l'intolérance, préservé de la polémique. C'est l'amalgame entre l'école et l'espace public qui jette de la confusion dans les esprits. C'est parce que les manifestations publiques de toutes les croyances sont admises dans le second, sous la seule réserve du trouble à l'ordre public, qu'elles doivent être prohibées dans la première.
L'interdiction des signes d'appartenance dans les enceintes scolaires réserve à toutes les croyances un traitement égal: elle procède ainsi d'une conception exigeante de la neutralité de l'enseignement, fondement même du principe de laïcité, comme l'a souligné le Conseil d'Etat. Par conséquent, elle n'humilie ni n'abaisse aucune religion. Elle est, dès lors, acceptable par tous. Elle est d'ailleurs conforme à notre tradition républicaine: qui s'indignerait que les jours fériés ne soient pas fixés en fonction des croyances de chacun? Les élèves juifs ne peuvent demander à être dispensés de classe le samedi, pas plus que les élèves musulmans pendant le ramadan.
Cette solution comporte certes le risque, qu'il ne faut pas sous-estimer, d'encourager la multiplication d'écoles confessionnelles qui pourraient devenir autant de refuges et de foyers de l'intégrisme et du fanatisme. Mais ce risque peut être conjuré si l'Etat se donne les moyens d'exercer sur ces établissements le contrôle qui lui incombe.
Il faut également que la portée de l'intervention du législateur soit claire. Les musulmans de France, et particulièrement ceux qui sont attachés à la tradition du port du voile, ne doivent pas y voir une agression ou un acte de mépris. Les parents dont les filles portent le foulard ne doivent pas se sentir accusés, diabolisés et rejetés, comme c'est trop souvent le cas aujourd'hui. Les signes positifs que le gouvernement a donnés à la communauté musulmane devront donc être confortés et amplifiés, et la loi devra être largement expliquée. Les réflexions en cours ne pourront que contribuer à ce travail.
Le débat est ouvert, il faut bien sûr qu'il aille à son terme. Mais il faudra sortir de l'alternative diabolique dans laquelle nous a enfermés la jurisprudence du Conseil d'Etat. Le législateur seul peut le faire.
(Source http://www.u-m-p.org, le 27 octobre 2003)
"Mais cette liberté, poursuit le Conseil d'Etat, ne saurait permettre aux élèves d'arborer des signes d'appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l'élève ou d'autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d'enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l'ordre dans l'établissement ou le fonctionnement normal du service public."
L'application de cette jurisprudence s'avère délicate. Elle ne permet assurément pas aux chefs d'établissement d'interdire de manière générale et absolue le port de tout signe d'appartenance religieuse. Mais ce qu'elle admet est obscur. Le foulard n'est sans doute pas autorisé en cours d'éducation physique, pour des raisons de sécurité, mais est-il permis dans les salles de classe ? Où commence le prosélytisme et comment interpréter la signification du port du voile sans sonder les consciences, ce que le principe de laïcité prohibe? Peut-on traiter de la même manière foulard islamique et kippa juive, voire croix protestante ou catholique?
Pour ne pas laisser les chefs d'établissement désemparés devant ces questions épineuses, voire insolubles, le ministère de l'Éducation nationale s'est efforcé de préciser l'application de la jurisprudence du Conseil d'Etat par voie de circulaires. Pourtant, si les principes sont clairs, leur application concrète demeure confuse et présente, de ce fait, un double danger: celui d'une inhibition des chefs d'établissement, redoutant de prendre leurs responsabilités face à l'obscurité de la règle et à la sensibilité du sujet; celui d'accusations de parti pris et d'intolérance face à une mise en uvre toujours sujette à controverse.
Au-delà de ces risques, une question de principe se pose: à la question essentielle de la laïcité de l'enseignement public, qui doit répondre? Est-ce à chaque chef d'établissement de se déterminer au plus près du terrain, en fonction de considérations d'espèce? Ou bien est-ce à l'Etat d'apporter une solution de principe générale, valable pour tous et partout? Soutenir que le principe de laïcité doit être adapté aux circonstances, c'est accepter le risque d'un certain relativisme, et peut-être en définitive celui d'une certaine dose de communautarisme.
Mais exiger une réponse générale et de principe, c'est repousser l'intolérance religieuse vers des écoles confessionnelles, au risque évident cette fois du communautarisme et, en définitive, d'un affrontement ranimant la querelle religieuse. Chacune de ces deux voies est donc semée d'embûches. Il faut pourtant se prononcer, car ne rien faire, c'est, comme toujours, choisir.
Le Conseil d'Etat a voulu trouver une voie médiane: autoriser la discrète croix chrétienne portée autour du cou, qui n'a jamais suscité de controverse, tout en faisant barrage à certains excès du foulard islamique. Mais pourrait-on décréter que le port du foulard est toujours une marque de prosélytisme ? Ce serait humilier la foi de dizaines de milliers de musulmans qui ne l'admettraient pas et se sentiraient rejetés par la communauté nationale. Mais s'il faut distinguer entre le foulard prosélyte et celui qui ne le serait pas, où tracera-t-on la frontière sans tomber dans l'arbitraire? Ne pas choisir, c'est hésiter entre le mépris et l'injustice, et, pour les musulmans, risquer l'humiliation ou le ressentiment. Cette alternative infernale n'est pas acceptable.
Le Parlement doit donc prendre ses responsabilités. Il faut donner aux Français une règle générale, d'application aisée, qui écarte le soupçon d'arbitraire. Il faut que la loi interdise, à l'école, le port de tout signe d'appartenance religieuse, philosophique ou politique. Du foulard islamique à la croix chrétienne en passant par la kippa ou la faucille et le marteau. Nous devrions même réfléchir, comme l'a suggéré Xavier Darcos, au port de l'uniforme à l'école, comme cela se pratique en Angleterre. L'école de la République n'est pas un théâtre où les élèves seraient en droit de proclamer leurs convictions ou de paraître avec ostentation. Elle n'est pas un espace d'expression des identités.
Car l'école n'est pas, ne doit pas être le miroir de la société: cette conception, sans doute pétrie de bonnes intentions, ouvre la porte à toutes les démissions, à tous les abandons, devant une école qui se substituerait aux parents, aux familles, aux entourages; elle condamne aussi à la fatalité de l'échec, en imaginant une école qui devrait assumer les missions de l'ensemble des institutions. L'école est un espace civique irremplaçable, mais sa vocation est particulière: elle vise à la transmission de la connaissance et à la reconnaissance républicaine du mérite. Cette mission singulière justifie que s'y appliquent des règles spéciales, différentes de celles qui prévalent dans le reste de la société.
L'école n'est pas la voie publique, et le débat sur le foulard n'est pas celui d'il y a un siècle sur les processions. L'école est un espace autonome et qui doit être préservé. Préservé du prosélytisme agressif, préservé de l'intolérance, préservé de la polémique. C'est l'amalgame entre l'école et l'espace public qui jette de la confusion dans les esprits. C'est parce que les manifestations publiques de toutes les croyances sont admises dans le second, sous la seule réserve du trouble à l'ordre public, qu'elles doivent être prohibées dans la première.
L'interdiction des signes d'appartenance dans les enceintes scolaires réserve à toutes les croyances un traitement égal: elle procède ainsi d'une conception exigeante de la neutralité de l'enseignement, fondement même du principe de laïcité, comme l'a souligné le Conseil d'Etat. Par conséquent, elle n'humilie ni n'abaisse aucune religion. Elle est, dès lors, acceptable par tous. Elle est d'ailleurs conforme à notre tradition républicaine: qui s'indignerait que les jours fériés ne soient pas fixés en fonction des croyances de chacun? Les élèves juifs ne peuvent demander à être dispensés de classe le samedi, pas plus que les élèves musulmans pendant le ramadan.
Cette solution comporte certes le risque, qu'il ne faut pas sous-estimer, d'encourager la multiplication d'écoles confessionnelles qui pourraient devenir autant de refuges et de foyers de l'intégrisme et du fanatisme. Mais ce risque peut être conjuré si l'Etat se donne les moyens d'exercer sur ces établissements le contrôle qui lui incombe.
Il faut également que la portée de l'intervention du législateur soit claire. Les musulmans de France, et particulièrement ceux qui sont attachés à la tradition du port du voile, ne doivent pas y voir une agression ou un acte de mépris. Les parents dont les filles portent le foulard ne doivent pas se sentir accusés, diabolisés et rejetés, comme c'est trop souvent le cas aujourd'hui. Les signes positifs que le gouvernement a donnés à la communauté musulmane devront donc être confortés et amplifiés, et la loi devra être largement expliquée. Les réflexions en cours ne pourront que contribuer à ce travail.
Le débat est ouvert, il faut bien sûr qu'il aille à son terme. Mais il faudra sortir de l'alternative diabolique dans laquelle nous a enfermés la jurisprudence du Conseil d'Etat. Le législateur seul peut le faire.
(Source http://www.u-m-p.org, le 27 octobre 2003)