Texte intégral
Mesdames et Messieurs,
C'est pour moi une immense émotion que de m'adresser à vous ici, dans le Musée d'Anthropologie de Mexico où sommeillent les mannes de civilisations millénaires. Ici s'exprime le mystère de ces temps disparus, de ces savoirs enfouis, de ces énigmes cachées dans ces visages de jade, de bronze ou de pierre. Visages qui expriment un autre regard sur le monde et qui s'adressent à nous aujourd'hui encore.
Aujourd'hui plus que jamais peut-être. Car notre monde semble s'être embarqué dans une course folle, en permanente mutation, comme en quête de lui-même. Il est pris de vertige, les repères se déplacent, les certitudes s'effondrent. Trois grands tournants l'ont radicalement transformé : la vague d'émancipation des peuples, qui a mis fin aux rapports de domination et de puissance. Puis le souffle de démocratisation, qui a donné, aux quatre coins de la planète, la parole aux peuples. La mondialisation, enfin, qui décloisonne les connaissances, les énergies et les idées, et crée d'innombrables passerelles chevauchant les Etats.
Aujourd'hui, les peuples ne sont ni soumis au silence, ni isolés les uns des autres. Les frontières ont changé de nature, et avec elles les soubassements traditionnels de l'ordre international, désormais ébranlé. Comment redonner au monde une nouvelle stabilité ? Comment aborder les grands enjeux qui marquent notre nouveau siècle : la paix, le développement, la culture, la sécurité ? C'est à nous, ici en Amérique latine, là-bas en Europe, sur tous les continents, d'inventer ensemble un nouvel esprit de la frontière.
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Depuis toujours, la frontière est source de tensions et de litiges, lieu des corps qui se heurtent, des réfugiés qui s'entassent aux portes de mondes rêvés, fuyant un univers hostile. Souvenons-nous de la frontière entre zone libre et zone occupée en France pendant la Seconde Guerre mondiale, traversée à la tombée de la nuit par des hommes, des femmes, des enfants fuyant la déportation et l'horreur. Souvenons-nous du drame de ceux qui, comme Walter Benjamin, se suicidaient parce qu'ils ne pouvaient fuir la barbarie au-delà des Pyrénées. Souvenons-nous de l'espoir que représentait la traversée de l'Atlantique pour ceux qui fuyaient les guerres européennes. Et des retrouvailles fraternelles entre le conquérant d'hier et l'Amérique latine indépendante et fière, lorsque débarquaient sur ses rives les intellectuels républicains fuyant la dictature. Souvenons-nous d'Emilio Prados, de Vicente Aleixandre, de Max Aub accueillis par leurs frères mexicains ; de Luis Buñuel retrouvant son inspiration sur votre terre. Souvenons-nous aussi de Pablo Neruda faisant serment à Rafael Alberti qu'un jour ils se recueilleraient ensemble sur la tombe de Federico García Lorca. Unis, ces poètes surent réinventer l'hispanité, au-delà des frontières que l'Histoire avait instaurées.
L'épaisseur humaine des frontières renvoie à celle de leur histoire. Au Moyen Age, les séparations entre royaumes et empires étaient diffuses, formant de véritables espaces de transition, indécises et indivises. Zones périphériques, zones critiques étendues, zones d'incertitude et d'affrontement, les marches établies par Charlemagne protégeaient le centre de l'empire, du Danemark à l'Autriche, du Frioul à la Bretagne ou à l'Espagne. Chevauchées par une quantité de liens d'inclusion et d'appartenance, elles faisaient éclore des cultures marginales, à la source de récits mythiques et d'aventures extraordinaires. Jusqu'au XVIIème siècle et à la révolution de l'espace conduite par Descartes, l'étendue n'était pas conçue comme homogène. Les traités et les partages de territoires n'étaient pas élaborés à partir de cartes, mais de listes : se répartissant les diocèses et les villes, les seigneurs raisonnaient selon des pôles et non selon des limites géographiques.
Et aujourd'hui encore, derrière les frontières nettes et précises des manuels de géographie, se cachent parfois des zones grises, inconnues et inquiétantes, où s'accumulent trafics et contrebandes. Elles constituent des repaires parfois dangereux pour l'équilibre d'un monde hanté par des menaces globales. De la Niestre en Moldavie à la zone des trois frontières, ici en Amérique latine, tous ceux qui profitent du désordre et du crime y trouvent un abri facile, un terrain de prédilection, cristallisant les difficultés des Etats à contrôler leur territoire et à lutter contre les menaces nouvelles et anciennes.
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Au cur de toute frontière, il y a une constante dualité, une complexité issue des contradictions de l'histoire. Immatérielles sur la carte du monde, elles dessinent pourtant un corps et une réalité, que ce soit celle d'un Etat, d'un Empire ou d'une culture. Elles en constituent même le symbole : ainsi désigne-t-on la France par le terme d' "hexagone", qui schématise son contour et ancre son image dans l'idée d'un corps à plusieurs facettes, tournées vers davantage d'horizons que les quatre points cardinaux de la rose des vents. Image d'une aspiration à la diversité et à l'universel, qui nous rapproche de l'Amérique latine et particulièrement du Mexique, pays à la croisée des hémisphères et des océans, trait d'union entre les deux Amériques.
Car la frontière forme aussi un esprit. Celui de l'éternel défi de l'homme placé devant l'impossible qu'il faut vaincre. Parce qu'elle marque une limite et que rien n'est moins naturel à l'homme que l'enfermement, elle est toujours à repousser ou à abolir, à l'image de César franchissant le Rubicon : frontière de la connaissance, frontière de la civilisation et de la nature réputée vierge dans la mythologie américaine, rêve d'un espace sans limite qu'illustra, un demi-siècle après que soit décrétée la fin des territoires vierges aux Etats-Unis, le discours d'un Kennedy sur la conquête technologique et spatiale.
La tentation est toujours grande de vouloir franchir le seuil à la façon de l'Alice de Lewis Caroll : "Prétendons qu'il y a un chemin pour traverser le miroir et passer dans la maison d'au-delà", dit-elle avant de pénétrer dans l'autre monde, celui du jeu et du mensonge, contre celui du sérieux et de l'ennui des adultes. Ouvrir un livre, c'est déjà, comme l'a si bien illustré Julio Cortázar dans la "Continuité des parcs", passer une frontière, et, parfois au risque de sa vie, pénétrer un univers lointain qui peut-être n'existe plus ou pas encore.
Entre corps et esprit, principe matériel et spirituel, monde réel et monde imaginaire, la vérité de la frontière n'est-elle pas permanente métamorphose ? Souvenons-nous de la mythologie qui transforme une peau de bête étriquée en limite immense d'un territoire, par la seule grâce d'un découpage habile. Transmutation à l'origine d'une ville, Rome, qui allait établir sa loi à perte de vue sur la totalité de l'univers connu.
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L'esprit de la frontière évolue avec les âges : il esquisse toujours la géométrie d'un principe politique. Dans l'Europe d'avant la Seconde Guerre mondiale, les frontières portaient la marque des volontés de puissance. Parce qu'elles résultaient de négociations et de traités, le plus souvent à l'issue de guerres de conquête, elles rythmaient la vie des Etats-nations. Quand les frontières se déplacent vers l'Est et le Sud sous la pression des guerres napoléoniennes, un empire naît. Quand les frontières de l'Empire austro-hongrois se morcellent au lendemain de la Première Guerre mondiale, un empire meurt. "Il en est des amours comme des empires, écrit Milan Kundera. Que cesse l'idée sur laquelle ils reposent et ils s'effondrent avec elle."
Que signifie la frontière aujourd'hui ? N'assiste-t-on pas au retour d'un monde formé de pôles davantage que de territoires géométriques ? Ne voit-on pas émerger, par-delà les héritages de l'histoire, de nouvelles formes d'organisation et de structure de l'ordre mondial ? A travers l'émergence d'une Europe sans frontière intérieure, mais aussi la constitution de grands ensembles régionaux qui seuls peuvent donner un sens à l'action, ne voit-on pas se dessiner de nouvelles lignes de force et d'influence, plus déterminantes que celles des Etats ? Et l'Amérique latine aspire, elle aussi, à ce mouvement de regroupement régional, déjà présent dans le rêve bolivarien de la Grande Colombie ou dans la pensée politique de José Martí.
En réalité, les frontières de notre nouveau monde se superposent et portent la marque de tous les héritages, de toutes les époques de l'histoire : époque des nationalismes où elles dessinaient l'enveloppe des Etats et la géographie du danger et de l'obsession. Epoque des idéologies qui saturaient le XXème siècle et dont certaines régions portent plus que d'autres la trace : d'un bout à l'autre de la ligne de démarcation entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, des pancartes se font face, troublantes tentatives d'affirmer un monde meilleur. Mais aussi, aujourd'hui, époque des affirmations culturelles, au cur de tant de tensions : sur la ligne de contrôle au Cachemire entre l'Inde et le Pakistan, une banderole claque au vent et proclame au-dessus du turban orange d'un garde Sikh : "Vous entrez dans la plus grande démocratie du monde."
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Que nous enseigne cette sédimentation de l'histoire des sociétés dans le creuset des frontières ? En phase de développement, une civilisation n'a pas besoin de se protéger derrière une barrière ; elle maîtrise les zones voisines par son influence et son rayonnement. Partout durant la période hellénique, l'art grec établissait par-delà toute frontière son influence, visible sur les médailles frappées dans la Bretagne celtique comme dans la statuaire du Nord de l'Inde. Cette pénétration pacifique d'un esprit ou d'une culture assure la vie des civilisations et leur renouveau. Ce n'est que lorsqu'elle est en déclin et en perte de créativité qu'une société éprouve le besoin de se barricader derrière un mur. Au seuil qui sépare les civilisations en plein essor se substitue alors une frontière militaire qui se veut infranchissable.
Pourtant la seule protection véritable, c'est l'ouverture au monde. Comme le résumait l'historien Arnold Toynbee, "le splendide barrage est aussi précaire que l'humble seuil est sûr". Le mur érigé dans toute l'Europe par Hadrien, comme la Grande Muraille de Chine consolidée par la dynastie Ch'in au IIIème siècle avant J.-C., incarne la tentation d'une civilisation pour dresser des lignes rigides de défense contre les barbares du dehors. Mais ces barricades ne nourrissent pas une civilisation. Elles concentrent l'énergie sur la peur de l'autre, et non sur les activités créatrices qui seules assurent le rayonnement, l'influence et le renouvellement des sociétés. Même sur un plan purement tactique, les murailles défensives constituent une erreur. Que nous a valu la ligne Maginot, construite à grands frais par un état-major vieilli et peu conscient des mutations du monde ? Dans "Le Château de la pureté", Arturo Ripstein, cinéaste du syncrétisme et de la diversité, met à nu le grand fantasme de l'isolement et l'échec de toute protection par l'enfermement.
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Les frontières avaient rythmé la vie des empires. N'avaient-elle pas vocation à s'effacer avec eux ? Ne sont-elles pas de fait en train de disparaître sous le coup des grands mouvements d'unification qui travaillent notre monde ? Trois transformations profondes ont marqué le passage à un nouveau temps des frontières et de l'histoire.
D'abord, la fin des idéologies de bloc a refermé la parenthèse du rideau de fer. Avec la chute du Mur de Berlin, ce sont aussi les frontières artificielles érigées entre les peuples par les dogmes de leurs dirigeants qui ont été jetées à bas. L'Europe centrale et occidentale, toute cette partie du globe qui a été opprimée par l'impérialisme soviétique, se retrouve enfin elle-même. Parallèlement, un grand élan de démocratisation a soufflé aux quatre coins du monde : en Afrique, en Asie ou en Amérique latine, à chaque fois qu'une dictature s'effondre, des murailles s'écroulent pour les peuples. Pensons à l'Union soviétique dont les populations ne pouvaient sortir ou même circuler librement entre les provinces. Songeons à la liberté d'expression et même de pensée qui était interdite. Votre continent a fait, lui aussi, cette tragique expérience.
Ensuite, l'accélération de la mondialisation a rendu poreuses toutes les frontières. Plus aucune n'est désormais imperméable à la circulation instantanée de l'information, qui passe dans des câbles sous-marins ou par des satellites stationnant dans l'espace. Très peu font encore barrage aux flux des capitaux et des marchandises. En Europe, nous pouvons manger de la viande argentine et des fruits israéliens ; nous roulons dans nos voitures avec du pétrole provenant du Moyen-Orient ; nous écoutons de la musique avec des appareils fabriqués en Asie et buvons du café venu d'Amérique latine ou d'Afrique. Les entreprises font des emprunts financés sur les quatre continents et les capitaux font parfois plusieurs tours du globe en quelques heures. Les mêmes images apparaissent sur les écrans de télévision du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest. Et si elles sont interprétées différemment selon les cultures et les sensibilités, elles impriment toutes les rétines et parviennent à toutes les consciences, sans être filtrées par des frontières étatiques.
Le Mexique est confronté, avec d'autres, à tous les problèmes que pose la mondialisation. L'année 1994 en a été le révélateur, s'ouvrant par la signature de l'Accord de libre échange avec le puissant voisin du Nord, et s'achevant par une crise économique sans précédent. Cette année, qui fut aussi celle de l'insurrection au Chiapas, a mis à nu cette autre frontière entre les circuits intégrés de l'économie mondiale et un Sud laissé à lui-même.
Troisième évolution remettant en cause les frontières anciennes, les migrations ont pris une ampleur sans précédent dans l'histoire. A l'orée de ce nouveau siècle, cent cinquante millions de personne migrent chaque année dans le monde et ce chiffre augmente encore. Parmi elles, vingt-deux millions de réfugiés sont en quête d'un asile, d'un territoire où reconstruire une nouvelle vie. La carte des migrations mondiales se complexifie, avec de nouvelles zones de départ comme l'Asie ou l'Inde et des foyers de destination plus divers : la planète migratoire est désormais multipolaire. Avec l'internationalisation des sciences et des techniques, avec l'apparition d'un marché mondial des compétences, les populations migrantes sont de plus en plus instruites, de plus en plus hétéroclites et de plus en plus volatiles.
L'espace des flux s'est substitué à celui des lieux. Le proche et le lointain, le centre et la périphérie ont cédé la place aux réseaux et aux connections. Les lettres de recommandation sont remplacées par des badges électroniques, les postes frontières par les grands terminaux d'aéroports. L'esprit du monde se transforme : le système cartésien de l'espace homogène est peu à peu recouvert par celui du Yin et du Yang, où une partie de l'un est active au cur même de l'autre. Vu de loin, le monde se sépare progressivement de la logique d'Aristote pour épouser le rythme des transformations décrit par Tschouang-Tseu dans le "Rêve du papillon".
Alors, à l'heure de la mondialisation, les frontières ne sont-elles plus que des cicatrices de l'histoire ? Rien n'est moins sûr. Si les frontières s'estompent en Europe, elles renaissent ailleurs au même moment : une clôture électronique de 350 kilomètres est aujourd'hui en construction pour séparer la Cisjordanie d'Israël et de Jérusalem. Pendant que les grands réseaux se constituent, les nationalités se réveillent, à l'origine de l'explosion des Balkans hier ou des conflits dans la région des Grands Lacs aujourd'hui. Et si les frontières paraissent plus poreuses qu'hier, elles sont pourtant infiniment plus nombreuses qu'au début du XIXème siècle où seuls quelques empires se partageaient les terres habitées.
En Afrique, au Moyen-Orient, en Asie, les frontières constituent des enjeux géopolitiques majeurs. En Europe centrale, la question des limites nationales reste fondamentale pour des pays qui ont parfois été rayés de la carte pendant plusieurs siècles - pensons à la Pologne - ou dont l'identité a été si longtemps étouffée, de la Croatie à la Slovénie ou à la Slovaquie.
Les frontières se transforment, mais ne disparaissent pas. Elles s'assouplissent et deviennent sélectives, introduisant de nouvelles formes d'inégalités. Car si les plus aisés peuvent aujourd'hui avoir un sentiment de liberté totale, traversant le monde en quelques heures de Bangkok à Santiago, de Moscou à Toronto ou à Paris, moyennant une série de formulaires à remplir, les plus démunis n'ont face à eux que des vitres plus infranchissables que les anciennes murailles.
Entre le Mexique et les Etats-Unis, la frontière est l'une des plus longues, des plus conflictuelles, des plus provocantes du monde. Sur trois mille kilomètres, de San Diego-Tijuana à Brownsville-Matamoros, elle est traversée chaque jour par cinq mille travailleurs mexicains, réguliers ou clandestins. Elle sépare et relie les Etats-Unis à l'ensemble de l'Amérique latine, et c'est elle que cherchent à gagner les orphelins errant dans les rues des grandes villes. Le Rio Grande incarne aussi la frontière peut-être la plus spectaculaire entre une grande puissance économique et un continent émergent ; comment ne pas partager les interrogations de Carlos Fuentes dans "Le Vieux Gringo" : "Est-elle une cicatrice ? Va-t-elle guérir ? Va-t-elle se remettre à saigner ?"
Invisibles, déterritorialisées, les nouvelles murailles n'en sont peut-être que plus dangereuses : entre le Nord et le Sud, les riches et les pauvres, ceux qui ont accès à l'information et au savoir et ceux qui n'y ont pas accès. Avec les inégalités se creusent de nouveaux fossés, charriant rancurs et incompréhensions. A mesure que les idées, les hommes, les marchandises semblent se dématérialiser pour circuler de plus en plus facilement, à mesure que le monde s'assimile à un vaste réseau de flux entremêlés, des tensions s'accumulent, des caillots se forment, des identités se raidissent.
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Aujourd'hui, le temps des découvertes et des terres inconnues est terminé. Celui des conquêtes est révolu, et la course à la technologie ne garantit à elle seule aucun avenir pour l'homme. "Maintenant que l'homme est partout, qu'il a tout découvert, le monde au lieu de grandir s'est rétréci", dit le Don Juan de Max Frisch dans "La Grande Muraille". Les frontières matérielles s'estompent mais de nouvelles formes de barrières menacent de s'ériger dans les esprits.
La barrière de l'éphémère, d'abord : à l'aube de ce nouveau siècle, tout semble devenir jetable : des objets aux idées, tout se périme et se remplace au rythme de stratégies commerciales et de logiques de consommation effrénées. Dans ce temps trop rapide qui masque les vraies urgences sous la précipitation générale, prenons garde de ne pas laisser mourir tout le sens de nos vies. Si le propre de la condition humaine est de se voir imposer des limites, à commencer par celle de la mort, il est aussi pour l'homme de chercher à les dépasser en inscrivant son action dans la durée, dans un effort pour dépasser les contingences. Face au culte de l'immédiat, nous devons chaque jour rétablir des liens : avec l'autre, avec soi-même, mais aussi avec la nature : c'est pourquoi le développement durable est maintenant nécessaire. Aujourd'hui, nous devons retrouver un espace et un temps qui soient ceux de l'homme et du monde pris dans leur totalité.
La barrière de la peur, ensuite : peur de l'autre, de l'invasion, de l'inconnu, qui exige la fermeture et le repli sur soi. Aujourd'hui, nous savons ce que peut engendrer la peur de l'autre. Nous avons tous à l'esprit la crainte d'un affrontement entre les civilisations. "Quelque chose s'étirait dans le souterrain de l'histoire, écrit Adonis. Il était une fois un Orient et un Occident. Cette carte a changé. L'univers est un incendie, Orient et Occident un seul tombeau ramassé de ses cendres." Comment éviter que cette prophétie ne s'ancre dans l'avenir ?
La barrière de l'impuissance, enfin, qui envahit l'esprit lorsque la volonté ne peut pas s'exprimer, lorsque le sentiment gagne l'homme que son destin lui échappe. Face à l'écrasement parfois ressenti par l'homme devant les grandes puissances, les grandes machines ou les grandes idéologies, les cultures se réveillent après un demi-siècle de sommeil. Qu'elles soient religieuses, régionales ou affectives, les affinités se redessinent selon une cartographie nouvelle. Partout, des communautés hybrides se polarisent et se répondent à l'échelle du monde. La stabilité mondiale exige l'accomplissement des identités et leur capacité à coexister ensemble au sein d'un même territoire, qu'il s'agisse d'une région, d'un pays ou d'un continent. A travers le labyrinthe des frontières nouvelles, c'est toute la question de l'ordre du monde qui est posée.
Nous n'avons pas encore tous pris la mesure de la chute du mur de Berlin. Aujourd'hui, rien ne serait plus dangereux que de vouloir reproduire une logique de guerre froide. Rien n'est plus dangereux que de transformer en ennemis, par le jeu de l'amalgame, ceux qui ont simplement une autre identité. Le véritable danger, c'est l'intolérance, c'est la frustration, la division, la haine. Une seule voix ne peut emplir le monde. Une seule culture ne peut le faire vivre. Une seule puissance ne peut lui apporter un équilibre. Elle nierait par là même les frontières et les identités, qui rejaillissent toujours et risquent de catalyser des menaces désormais globales : le terrorisme frappe sur tous les continents et la prolifération des armes de destruction massive se développe avec les divisions et les crises.
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Ensemble, nous pouvons passer à travers les barrières de la peur et de l'impuissance. Inventons un nouvel esprit de la frontière, qui libère au lieu d'enfermer, qui élève au lieu de blesser, qui ouvre au lieu de fermer et d'exclure. La conscience d'une communauté de destin s'éveille, face aux défis à relever. A travers une pluralité de cultures et de façons de voir le monde, une énergie nouvelle qui dépasse chacun d'entre nous et même chacun de nos pays, commence à rassembler tous les hommes. C'est là une chance qu'il faut saisir.
Ce nouvel esprit, c'est celui d'un grand mouvement qui nous relie. A nous de construire un monde qui accepte chaque culture, qui reconnaît les frontières et les dépasse dans un grand projet commun : celui de la paix, celui du développement, de la science et de la culture, de l'éducation et du partage. Un monde fondé sur le respect : respect des identités, respect des civilisations, respect des religions et des cultures. Respect de chaque homme et de ses droits fondamentaux, égaux du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest. Ensemble, il faut inventer une conscience de l'identité qui ouvre sur le désir de l'autre, sur un dépassement de ses propres frontières à travers l'amour et le langage de l'altérité.
Le nouvel esprit de la frontière façonne de nouveaux lieux, de nouveaux territoires, de nouvelles rencontres. Et le Mexique constitue de ce point de vue une terre originale, une terre augurale, le laboratoire d'un métissage entre l'ancien et le nouveau monde, entre les cultures indiennes et occidentales. Octavio Paz nous invitait à voir la relation à l'autre comme un défi créateur : "Toute culture naît du mélange, de la rencontre, des chocs. A l'inverse, c'est de l'isolement que meurent les civilisations."
L'Amérique latine doit être une figure de proue pour cette grande aventure humaine. Du réalisme magique de Mario Vargas Llosa ou Gabriel Garcia Márquez au fantastique des écrivains du Rio de la Plata, de l'étrange univers de Juan Rulfo, où la vie et la mort coexistent dans une parfaite continuité, au syncrétisme baroque des grands auteurs cubains comme Severo Sarduy ou Guillermo Cabrera Infantes, la littérature latino-américaine a inventé un nouvel espace. Un espace où se mêlent le rêve et la réalité, la vie et la mort, l'homme et la nature.
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Ce nouvel esprit de la frontière ouvre sur une envie d'agir ensemble. Il appelle à l'unité, celle-là même que réclamaient nos deux pays à propos de l'Iraq. Il s'inscrit dans une morale et une conviction : seules la tolérance, l'écoute, la compréhension conduisent à la paix et au progrès. Il vise l'émergence d'une nouvelle souveraineté internationale. C'est pourquoi il doit être opératoire et s'appuyer sur des principes.
D'abord, le principe d'action et de mouvement. Notre capacité à agir sur le monde et à le transformer pour le rendre meilleur repose sur la mobilisation et la responsabilité collectives. L'unité de la communauté internationale constitue la clé de notre avenir et nous devons renforcer les organisations multilatérales qui confèrent à chaque Etat ses responsabilités, et en premier lieu les Nations unies, garantes de la légitimité de l'action internationale. Toute tentation de sortir des voies parfois longues et sinueuses du dialogue et du partage ne ferait qu'affermir les dangers et nous menacer d'impuissance.
Ensuite, le principe de réconciliation et d'union. Dans un monde instable, le regroupement devient plus que jamais nécessaire. On le voit en Afrique : aucune crise ne peut se résoudre sans l'appui de médiations régionales prenant en compte toute la complexité des peuples et de l'histoire. Le respect des frontières étatiques ne saurait être remis en question sans ouvrir la boîte de Pandore de l'instabilité et de la guerre. Mais il ne peut être garanti sans une plus grande coopération entre pays voisins, sans une concertation approfondie et volontaire pour lutter ensemble face aux germes de division. Partout dans le monde, ce mouvement est nécessaire. Si les identités franchissent les frontières, leur coexistence passe par une logique d'intégration et de partage. C'est pourquoi la France veut encourager et renforcer le Mercosur. Nous ferons tout pour l'aider à se relever des conséquences extrêmement graves de la crise argentine. L'Amérique latine doit plus que jamais s'affirmer comme une terre d'espoir.
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Aujourd'hui je voudrais vous apporter mon expérience d'Européen. Nous avons une histoire marquée par des guerres, des invasions, des guerres civiles, des révolutions. Et au sein du monde nouveau, la diversité de nos peuples et de nos héritages est une richesse. Aujourd'hui, l'Europe constitue un espace frontière né d'une double aspiration : le respect de la diversité face au risque d'uniformisation du monde ; la réconciliation et l'intégration régionale. C'est pourquoi il est vain de vouloir assigner à l'Europe des frontières absolues et une identité figée sur elle-même. L'Europe est faite d'une superposition de frontières. Elle est le fruit d'un maillage sans cesse renouvelé entre les héritages, les histoires et les cultures de chacun des peuples qui la constituent.
Loin de condamner notre continent à une quelconque inconsistance politique, cette pluralité de regards nous rend porteurs d'un message pour le monde. Un message qui tire sa force des leçons de notre histoire.
La première leçon nous vient du fond de l'horreur qu'a traversée notre continent pendant la Seconde Guerre mondiale. La frontière entre civilisation et barbarie n'est pas là où la Grèce antique nous avait appris à la placer. Elle n'est pas entre une culture, si évoluée soit-elle, et les autres. Elle est en chaque homme, diffuse et impénétrable. Souvenons-nous du désespoir de Fray Bartolomé de las Casas, indigné par la cruauté à laquelle étaient soumises les populations indigènes.
La seconde leçon de notre histoire, c'est l'altérité. Partie à la découverte du monde, l'Europe a cédé aux tentations de la puissance : elle a voulu exploiter les autres peuples, coloniser leurs territoires. Aujourd'hui, elle est revenue de ces erreurs. Elle a dû renoncer à la vaine domination d'une civilisation sur une autre, et en contrepartie de cette renonciation, elle a connu le brassage humain et culturel. Dans les métropoles européennes, toutes les identités se mêlent et se fécondent. Nous avons appris à voir en nous la trace vivante de l'ailleurs et de l'autre. Nous sommes riches de cette interaction, nous sommes forts de cette chance que représente pour nous le mélange de toutes les cultures.
Espace charnière, l'Europe constitue un laboratoire pour dépasser les frontières. A l'intérieur, bien sûr. Mais aussi à l'extérieur, par cet esprit d'ouverture et de partage qui la fait vivre depuis toujours. Ainsi pourrait-on dire, avec Umberto Eco, que la véritable langue européenne est la traduction. Nulle part ailleurs l'histoire n'a instauré les échanges linguistiques au premier plan de la vie quotidienne. L'Europe peut devenir aujourd'hui une interprète du monde. Elle cherche sans cesse les convergences derrière les divergences, l'universel derrière le particulier. Elle veut s'ouvrir en permanence à la reconnaissance des différences.
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L'Europe porte en elle ce double héritage de l'histoire : vigilance et échange. Avec la tragédie des Balkans, elle a pris conscience de son devoir d'action. A nous de poursuivre la construction d'une Union capable de décider et d'intervenir au service du monde et de la paix. A nous de renforcer les instances multilatérales, qui en sont aujourd'hui encore à leurs premiers balbutiements à l'échelle de l'histoire, et qui demain doivent devenir la règle pour un monde plus sûr et plus juste.
A nous de construire également un véritable espace de croissance et de paix autour de la Méditerranée. Creuset de nouvelles relations entre le Nord et le Sud, entre pays développés et pays en voie de développement, entre cultures et religions, l'ensemble euroméditerranéen peut apporter demain la preuve que le monde n'est pas condamné à la fracture et à l'affrontement.
Par son histoire, sa culture et sa sensibilité, l'Amérique latine est en pointe de cette formidable créolisation du monde dont parle Edouard Glissant, qui vaut pour les Caraïbes comme pour la Méditerranée. Pourquoi ne pas unir nos efforts, notre savoir-faire et nos capacités en matière de francophonie, d'hispanophonie et de lusophonie ? Ensemble nous pourrions constituer une force de mobilisation et de progrès pour un monde plus respectueux des identités et des valeurs humaines.
C'est là, aujourd'hui, que s'ouvre la nouvelle aventure. A chaque étape, l'homme s'est heurté à des frontières : celles des mondes inconnus à découvrir, celles des terres hostiles à conquérir, celles de la connaissance et celles de la technique. Mais la véritable frontière, nous le savons désormais, c'est celle de la relation, c'est celle de l'homme.
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Mesdames, Messieurs,
Quel plus grand symbole de ce nouvel esprit de la frontière que ce musée anthropologique de Mexico ? Quelle meilleure région du monde pour lancer ce grand défi à l'imagination et à l'action ? "Je suis venu au Mexique chercher une nouvelle idée de l'Homme", expliquait Artaud. Car si l'imagination est un continent, il est évidemment latino-américain. Et avec vous, la France et l'Europe se veulent à l'avant-garde de ce renouveau.
Retrouvons cette pensée du mouvement, à l'origine de toutes les vraies naissances. Les grands récits fondateurs, de l'Ancien Testament à l'Iliade ou l'Odyssée, du Livre des Morts égyptien à l'Enéide, du Popol-Vhu aux épopées africaines ne sont-ils pas des livres épiques, des livres de traversée, où l'identité se façonne en mouvement ?
Nous sommes dans un monde qui s'embrase, qui se transforme de plus en plus vite. Un monde qui a longtemps cru qu'il y avait des séparations à maintenir entre les ordres, entre celui qui se bat et celui qui prie, entre celui qui laboure la terre et celui qui pense. Mais aujourd'hui, le grand message de la modernité, c'est que notre monde est à créer. Le nouvel esprit de la frontière, c'est à la fois un esprit de conquête et d'humilité. C'est un esprit de recherche, qui sait agréger et s'enrichir de toutes les traces accumulées par l'histoire, de tous les fragments, de toutes les bribes du monde.
La pensée se constitue de ce retissage, de cet assemblage d'échos divers qui s'enrichissent mutuellement : elle n'appartient pas seulement à l'intellectuel, à l'homme de culture ou à l'artiste. Cette soif de féconder les sons, les images, les gestes et les regards constitue un nouvel apprentissage et c'est à chacun de nous, dans notre vie, d'inventer une nouvelle métaphore du monde : l'élève comme l'artisan, l'ouvrier comme le professeur, le paysan comme le poète.
"Le Mexicain, écrit Octavio Paz dans le "Labyrinthe de la solitude", ne s'affirme pas comme métis, mais comme abstraction : il est un homme. Il se veut fils du Néant. C'est en lui-même qu'il commence." Et moi, Français ici à Mexico, je me sens Mexicain, aspirant à bousculer les vieilles frontières, partageant avec vous cette quête d'universel. Quête orgueilleuse, où tout est à créer, à inventer, à bâtir mais qui exige la démarche la plus humble, car l'homme est nu devant son destin. C'est pourquoi nous devons partir ensemble à la recherche d'un nouvel humanisme qui ouvre sur des terres fraternelles, des terres d'avenir.
Je vous remercie
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 juillet 2003)