Entretien de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, avec Radio France internationale et "L'Express" dans le cadre de l'émission "L'invité de la semaine" le 1er mai 2004, sur les questions européennes liées à l'élargissement et au projet de constitution, aux élections européennes et à la politique étrangère de l'Union, notamment au Proche-Orient et en Irak.

Prononcé le 1er mai 2004

Intervenant(s) : 

Média : Emission Forum RMC L'Express - L'Express - Radio France Internationale

Texte intégral

Q - Le ministre français des Affaires étrangères, M. Michel Barnier, est aujourd'hui l'invité de la semaine. Michel Barnier, bonjour !
R - Bonjour.
Q - Avant d'en venir avec vous, bien sûr, sur le regard français posé sur cet événement, permettez-moi d'oublier un instant que vous êtes ministre des Affaires étrangères, Michel Barnier, pour vous poser cette question toute simple : pour vous, qu'est-ce que signifie ce passage à vingt-cinq pour l'Union européenne ? Pour vous, Michel Barnier, personnellement ?
R - Je pense à un visage qui m'a beaucoup marqué il y a quelques années, c'est celui du Père Popieluszko, ce jeune prêtre polonais qui a été massacré par une brigade communiste à l'époque du rideau de fer. Je pense au regard de sa mère qui m'avait formidablement ému, penchée sur le cercueil de son fils. Je pense à cette formidable espérance, dans tous ces pays d'Europe centrale, orientale et baltique ; certains d'entre eux, trois d'entre eux, les Etats baltes, étaient des provinces de l'Union soviétique, il y a à peine quinze ans. Formidable mouvement de démocratie, de conquête des Droits de l'Homme, de progrès. C'est le même projet européen qui continue, qui a débuté dans des circonstances aussi tragiques et aussi émouvantes qui étaient celles de l'ouverture des camps de concentration de la fin de la deuxième guerre mondiale, de cette audace incroyable d'un Monnet, d'un Schuman, d'un Adenauer, d'un De Gasperi, qui ont dit "plus jamais ça" et pour que cela ne recommence pas, ont proposé ce projet européen. C'est le même projet européen. C'est la même espérance de démocratie, de pays, de stabilité, et c'est la réunification du continent européen.
Q - En tant que ministre des Affaires étrangères, ce mois de mai, vous allez évidemment vous rendre à l'étranger mais aussi beaucoup en France. Alors, est-ce qu'il y a une différence de style avec votre prédécesseur qui dans les premières semaines de son mandat avait déjà fait le tour du monde, ou presque ?
R - Chacun a son tempérament et comme vous le savez, j'ai beaucoup de proximité personnelle, amicale, politique, avec Dominique de Villepin, qui a donné à ce ministère un élan, de l'allure, qui a su, avec tant de panache, exprimer cette diplomatie de l'initiative, cette culture de l'action que je veux absolument préserver. Mais, simplement, chacun a son tempérament. Je pense que la politique étrangère, les questions européennes intéressent les Français, les inquiètent quelquefois, et que c'est aussi le rôle du ministère des Affaires étrangères que d'aller débattre avec les Français, avec tous les Français qui le voudront. Je prendrai du temps pour aller à la rencontre des Français, les écouter, leur dire quelle est la politique étrangère du président de la République, quelle est cette politique européenne, quelle est l'action internationale de la France, en quoi cela les concerne que l'influence de la France, influence diplomatique, linguistique, économique, culturelle, soit portée très loin et très fort.
Q - Il y a eu un déficit d'explications ces dernières années, sur ce chapitre, Michel Barnier ?
R - S'agissant des questions européennes, cela fait presque cinquante ans qu'on construit ce projet européen pour les citoyens, mais d'une certaine manière, sans eux. A quelques exceptions près, un référendum ou quelques débats, je trouve que l'on ne parle pas assez des problèmes de politique étrangère, des défis, des enjeux européens, avec les Français, régulièrement, normalement et, à ma place - j'ai une place qui me permet de le faire, mais je pense que je ne dois pas être le seul - il faut combler ces déficits, il faut réduire cette fracture démocratique et faire de ce débat de politique étrangère européenne, un débat plus quotidien.
Q - Tout en restant évidemment dans la ligne de votre prédécesseur, est-ce que vous avez des priorités autres qu'européennes ? Par exemple, pour le Quai d'Orsay, est-ce qu'il y a des chantiers que vous voudriez faire avancer plus que d'autres ?
R - J'ai besoin encore de quelques jours, de quelques semaines, pour bien comprendre l'ensemble des dimensions de cette politique internationale parce que maintenant, quand on parle de diplomatie, on parle des relations entre des hommes, des femmes, qui exercent des fonctions, des responsabilités, dans tous les coins du monde. Il faut donc prendre le temps de les comprendre, de les connaître. J'ai fait, il y a quelques jours, ma première visite en Afrique, et c'était une belle occasion également émouvante puisque c'était le dixième anniversaire de la fin de l'apartheid. J'ai eu la chance de rencontrer un homme pour lequel j'ai une immense admiration qui est Nelson Mandela, de voir beaucoup de chefs d'Etat africains. Voilà une première occasion. Il faudra que j'aille en Asie, en Amérique du Sud, en Amérique du Nord, que je continue à aller en Europe. J'ai besoin d'un peu de temps. Mais, clairement, je veux préserver, sous l'autorité de Jacques Chirac, puisque c'est le président de la République qui donne l'impulsion, cette culture de l'action et de l'initiative, que la France soit présente là où elle peut être utile pour régler des conflits et des crises, naturellement dans le cadre des Nations unies et avec d'autres, mais qu'elle soit à chaque fois présente. C'est la première priorité.
La deuxième priorité est, naturellement, de continuer dans un moment important à tenir notre place qui est une des toutes premières dans le projet européen et à expliquer ce projet aux Français, à les écouter, à les rassurer quelquefois.
Et puis enfin, cet outil que j'ai l'honneur d'animer, qui est un bel outil, le ministère des Affaires étrangères, est l'outil de l'influence française qui est sur tous les fronts : l'économie, la politique, la culture, l'écologie, la langue, et je veux m'occuper de cet outil formidablement divers et multiple. Il y a les ambassades, les postes consulaires, les postes culturels, les Français de l'étranger - deux millions de Français vivent en dehors de France -, il faut leur parler et s'occuper d'eux et aller les voir aussi.
Q - Si on revient à cette date du 1er mai, qu'est-ce qui va changer pour les Français ?
R - Une plus grande garantie de stabilité sur le continent européen. Le projet européen, depuis cinquante ans, a tenu cette promesse de paix et de stabilité. Quand on doute de la politique, on s'inquiète de la crédibilité des hommes politiques. Voilà un projet politique qui a tenu sa promesse. Naturellement, au-delà de la paix et de la stabilité, de cette promesse de démocratie, de respect des Droits de l'Homme, que nous nous faisons entre nous, Européens, de manière définitive, c'est aussi un grand marché, le troisième grand marché dans le monde, 450 millions de citoyens consommateurs et pour nos entreprises, pour les consommateurs, des chances de marchés, d'emplois, de croissance supplémentaire.
Q - Aujourd'hui, Michel Barnier, pour un Français - on voit bien ce que cela change pour un Polonais, pour un Estonien ou un Hongrois : ils entrent dans cet ensemble - qu'est-ce que le passage à vingt-cinq change ?
R - Cela ne change pas sauf la morale et la politique, d'un continent réunifié, ce qui n'est pas rien. Cela ne va pas changer les choses entre aujourd'hui et demain matin. Qu'est-ce qui va changer ? Le fait que ces pays qui sont à côté de nous, qui ont des retards de développement, parfois de très grandes difficultés, aient un espoir, soient dans le même marché, dans le même ensemble, dans la même communauté. D'ailleurs, j'aime bien ce mot de communauté. Cela va clairement réduire les risques. Je dis bien au-delà de la morale et de la politique car, quand la misère ou la difficulté est à côté de nous, elle produit toujours les mêmes conséquences. Quand les gens n'ont pas d'avenir chez eux, ils vont le chercher ailleurs. Ce sont donc des flux d'immigration clandestine. Le terrorisme, les mafias, les trafics, se nourrissent de la misère. Les délocalisations sauvages se produisent toujours dans des endroits où il n'y a pas de conditions sociales ou d'emplois ou de règles écologiques. Le fait que tous ces pays qui sont dans une grande difficulté, qui ont fait un formidable effort depuis quinze ans pour se rapprocher de nous, soient dans le même ensemble, permet que nous les aidions, qu'ils participent au projet européen. Je pense que cela va réduire également les risques en ayant des règles du jeu communes entre nous. Voilà ce que cela va changer pour les Français.
Q - Est-ce que l'on tire ces pays vers le niveau européen ? Vous parliez par exemple d'une norme sociale, vous y avez fait allusion ou est-ce que, au contraire, comme le redoutent certains, cet élargissement, sur une base très libérale sur le plan économique, tire l'ensemble de l'Europe vers ce qui s'est fait ces quinze dernières années dans ces pays, c'est-à-dire l'ouverture très sauvage du marché, de règles de concurrence ?
R - Mais les règles pour eux vont changer puisqu'ils acceptent, en entrant dans l'Union, un cahier des charges, un modèle social et économique, des régulations, des solidarités, notamment sur le plan social ou sur le plan de l'écologie, notamment sur le plan de la concurrence des entreprises. On a une expérience de tout cela, à peu près comparable. Je rappelle que les dix pays qui viennent d'entrer dans l'Union représentent 75 millions de citoyens. Mais, il y a quinze ans, on a fait entrer quatre pays dans l'Union, qui étaient également des pays en très grande difficulté, qui avaient été, pour trois d'entre eux, des pays sous dictature de droite, les colonels Salazar, Franco, comme il y avait des dictatures communistes à l'Est. Je parle de l'Espagne, du Portugal, de la Grèce et de l'Irlande qui étaient quatre pays d'émigration. Les gens partaient de ces pays pour vivre ailleurs. On a eu la preuve que cela pouvait marcher, que l'on allait vers le progrès, non pas vers la régression.
Q - On avait mis beaucoup d'argent sur la table à l'époque. On en met moins maintenant.
R - Non, nous en mettons autant. A l'époque, il n'y avait pas les fonds structurels dont j'ai eu la responsabilité à Bruxelles pendant 5 ans. On a attribué des fonds spécifiques sur des programmes spécifiques. Mais il n'y avait pas de politique régionale européenne. C'est Jacques Delors qui l'a mis en oeuvre après cette adhésion. On a la preuve que cela marche, que ces pays connaissent des progrès, que les gens reviennent vivre au Portugal ou en Espagne, que, par exemple, pour l'agriculture, souvenez-vous des polémiques avec l'adhésion de l'Espagne, quinze ans après les Espagnols nous achètent à nous, Français, plus de produits agricoles qu'ils ne nous en vendent. Je pense que ce qu'on a réussi avec les pays du Sud et qu'on n'a pas fini de réussir, on va le réussir avec les pays de l'Est.
Q - Romano Prodi vient de s'exclamer : "nous sommes maintenant vingt-cinq et nous allons pouvoir jouer un rôle mondial important." Est-ce qu'il suffit d'être passé de quinze à vingt-cinq pour jouer un rôle important dans le monde ?
R - Non, cela ne suffit pas mais tout de même, c'est nécessaire d'être suffisamment nombreux, d'ailleurs c'était la toute première idée de Robert Schuman et de Jean Monnet qui disaient, à propos du charbon et de l'acier, aux Allemands et aux Français : "seuls vous ne comptez pas suffisamment. Mettons-nous ensemble. Faisons une masse critique." C'était l'idée de la communauté du charbon et de l'acier. Cela a été l'idée du marché commun. Le fait que nous soyons 450 millions de consommateurs et de grandes entreprises, avec capacité de consommation, d'exportation, cela donne une vraie puissance dans le monde, un marché intégré avec, pour une partie de ce marché, la même monnaie, la même capacité de parler d'une seule voix dans les négociations commerciales. Nous sommes donc clairement, réellement, une vraie puissance économique. Mais moi je ne souhaite pas que l'on en reste-là. Romano Prodi évoquait d'autres aspects de la puissance que nous n'avons pas encore gagnés et qui vont exiger de la volonté et des règles : être capables d'avoir une stratégie industrielle et européenne, être capables d'avoir une politique étrangère commune, pas unique mais commune, être capables d'avoir une défense commune. Voilà ce qui nous permettra, comme le monde en a besoin, d'être l'un des acteurs globaux, que l'Europe soit capable d'être à la table de ceux qui vont organiser les affaires du monde, autrement qu'elles ne le sont aujourd'hui dans une sorte de désordre généralisé.
Q - Monsieur le Ministre, l'Europe des cinquante dernières années a fonctionné au désir, au besoin de paix, de progrès économique, de justice aussi, y compris vis-à-vis des pays qui s'étaient retrouvés de l'autre côté du Rideau de fer. Ce sont des choses acquises aujourd'hui. Pour vous, quel est maintenant le carburant de la construction européenne dans les années qui viennent ?
R - D'abord, les raisons du projet européen, les promesses qui ont été respectées comme vous venez de le dire, nous devons continuer à faire la preuve qu'elles existent. Ni la démocratie, ni le respect des Droits de l'Homme, ni la stabilité ne sont éternellement acquis sans efforts et sans vigilance, y compris chez nous. Mais nous avons réussi cela. Le carburant, je le vois dans deux domaines, celui des hommes et des femmes en remettant par exemple l'homme au coeur du projet européen par davantage d'échanges, la création de grands pôles universitaires d'excellence, de recherche, européens, avec un réseau bien équilibré. Je le vois par davantage de coopération entre les universités, davantage de bourses pour les jeunes comme le programme Erasmus. Faire en sorte qu'il y ait une fluidité, une mobilité entre les hommes et les femmes, davantage de dimension sociale dans le projet européen et je vais, comme me l'a demandé le président de la République, dans les prochaines semaines, à la fin de la négociation de la Constitution, insister sur cette dimension sociale de la Constitution.
Q - Cela veut dire que c'est une condition de la ratification, de l'acceptation par la France de ce projet, de renforcer cette dimension sociale ?
R - Il y aura un compromis finalement et nous devons être unanimes. Mais nous allons insister.
Q - Ce n'est pas satisfaisant actuellement ?
R - Nous pouvons améliorer le texte en insistant sur le dialogue social, sur une clause sociale transversale, sur plus de facilités pour voter des textes, notamment pour la protection sociale des travailleurs transfrontaliers. Il y a des progrès à accomplir et j'espère que nous pourrons convaincre nos partenaires, qu'ils soient de droite ou de gauche d'ailleurs, parce que les gouvernements ont des opinions assez diverses sur ces questions. La première dimension qui peut être le carburant, même si ce mot est un peu déshumanisé, en tout cas l'appel à une nouvelle dimension c'est l'homme, la dimension humaniste, humaine, culturelle. Et puis, comme je vous le disais tout à l'heure, la dimension politique. Je pense profondément que tout ce que nous avons fait depuis cinquante ans, notamment la dimension économique et monétaire de l'Union, est fragilisé si nous ne dotons pas l'Union européenne d'une dimension politique, si nous n'en faisons pas un acteur global dans le monde, et cela veut dire une politique étrangère, une politique de défense commune.
Q - Est-ce qu'il y a aussi la nécessité d'équilibrer la puissance américaine ?
R - Je ne cherche pas à être Européen et à promouvoir le projet européen contre les Etats-Unis ou dans une sorte de rivalité avec les Etats-Unis, qui sont nos alliés et qui sont la première puissance mondiale, mais qui ne seront pas éternellement la seule puissance mondiale. Il y a d'autres puissances qui sont d'ailleurs souvent des Etats-continent comme la Chine ou la Russie, toute proche de nous. Il y a l'Inde, le Brésil. J'étais en Afrique du Sud. On voit bien se créer des pôles régionaux aussi en Afrique. Pour compter à cette table-là des grandes puissances mondiales, actuelles et futures, l'Europe ne peut pas ne pas être unie, ne peut pas ne pas parler d'une seule voix parce qu'aucun de nos pays, même l'Angleterre, la France ou l'Allemagne, qui sont les plus grands pays, ne peuvent parvenir à être seuls suffisamment forts pour équilibrer ces puissances. Vous me parlez des Etats-Unis. Ce sont nos alliés, durablement, définitivement, puisque nous avons les mêmes valeurs et les mêmes soucis de liberté mais l'alliance ce n'est pas l'allégeance. L'alliance doit être un dialogue, un partenariat équilibré. Cela dépend d'eux et du regard qu'ils portent sur nous, il faut qu'ils nous fassent confiance et qu'ils nous respectent, sans doute davantage qu'on ne le voit aujourd'hui. Cela dépend aussi de nous, que nous ayons confiance en nous-mêmes pour être capables de nous doter, sans demander la permission, d'une politique étrangère, je le répète, et la Constitution propose certains outils, et d'une politique de défense. Cela dépend de nous.
Q - Est-ce que, en concertation évidemment avec le président de la République et nos partenaires européens, vous souhaitez, maintenant que vous êtes ministre des Affaires étrangères, avec l'expérience européenne que vous avez, promouvoir peut-être davantage d'initiatives à l'échelon européen, sur des régions du monde comme le Proche-Orient ou l'Afrique ?
R - Oui, je pense que l'Europe, parlant d'une seule voix, et menant une action commune, doit être, en tant qu'Union européenne, davantage présente dans des partenariats avec ces autres puissances ou ces autres continents. Dans quelques semaines, nous serons en Amérique du Sud, avec le président de la République, pour un Sommet qui réunira l'Europe et le Mercosur, ce grand marché qui s'organise en Amérique du Sud. L'Afrique elle-même vient de se doter d'une Union africaine et de plusieurs ensembles régionaux. Nous devons encourager ces initiatives notamment vis-à-vis de ce continent qui est proche de nous et qui est porteur de beaucoup d'espérance et de beaucoup de problèmes. Le président de l'Union africaine, M. Konaré, me disait que dans quinze ou vingt ans, il y aurait un milliard et demi d'Africains, dont 800 millions auront moins de quinze ans, un milliard d'entre eux vivrait avec moins de un dollar par jour et il nous interrogeait en disant : "si vous pensez que cela ne vous concerne pas, vous les Européens, vous vous trompez !". Oui, il faut que nous parlions d'une voix plus forte et plus concordante et nous le faisons déjà s'agissant de conflits qui sont très près de nous, notamment le plus grave d'entre eux, le conflit israélo-palestinien.
Q - On voit bien la position clairement réaffirmée des Quinze, voire des Vingt-Cinq et certainement des Vingt-Cinq sur le conflit israléo-palestinien. Par contre, sur le conflit irakien, qui va d'ailleurs peut-être devenir très bientôt autour du Conseil de sécurité de l'ONU, sous la forme d'une résolution, on ne voit pas de position européenne ?
R - Je veux travailler à une idée retrouvée, sous l'autorité de Jacques Chirac, entre les Européens, sur ce conflit-là aussi. Mais naturellement c'est plus difficile parce que ce conflit a explosé lorsque le président Bush a décidé d'intervenir militairement. Il y a eu une division des Européens. Je ne veux pas regarder en arrière et donner des leçons et dire qui a eu raison et qui a eu tort. Maintenant, regardons devant nous.
Q - Quelque chose de précis qui vient de se passer : les Américains retirent leurs marines de Falloujah. On a l'impression qu'ils font une politique assez différente de celle qu'ils avaient faite. Est-ce que cela va dans le bon sens pour vous ?
R - Nous pensons que la solution, la seule issue au conflit irakien ne peut pas être militaire et ce n'est pas avec davantage de soldats ou davantage d'opérations militaires que l'on réglera cette question. Tous les gestes ou toutes les actions qui vont dans l'autre sens sont les bienvenus pour créer un meilleur climat. Pourquoi un meilleur climat ? Parce que dans quelques semaines, il a été promis, le 30 juin, qu'il y aurait un gouvernement transitoire plus représentatif à qui on confierait les clés de la souveraineté. On ne prépare pas un tel changement qui doit être une certaine rupture avec l'occupation actuelle sans un climat de confiance ou de stabilité. Il faut faire les gestes pour créer ce climat de stabilité et surtout il faut que les Américains acceptent, avec leurs alliés qui occupent actuellement l'Irak, de transférer réellement, sincèrement, clairement, la souveraineté à un gouvernement qui sera reconnu et respecté par les différentes forces irakiennes politiques et notamment les différentes communautés irakiennes. Nous sommes soucieux de ce vrai transfert de souveraineté à un gouvernement qui va prendre le relais et puis naturellement, quelques temps après - il faudra plusieurs résolutions des Nations unies - commencera le temps de la reconstruction politique et économique de l'Irak. La France - avec les autres pays européens - prendra sa part dans cette reconstruction politique et économique de l'Irak, parce que nous devons contribuer à un retour au progrès et à la stabilité dans cette zone.
Q - L'idée que Colin Powell exprimait dans un quotidien français ce matin, que des Français assurent la sécurité des responsables de l'ONU qui seraient en Irak, vous paraît-elle
R - Non, il n'est pas question aujourd'hui - le président de la République l'a dit clairement à plusieurs reprises - qu'il y ait des soldats français en Irak mais nous sommes soucieux que, dans le cadre des Nations unies qui a toujours été pour nous le seul cadre possible pour régler de tels conflits, l'on réussisse cette phase de stabilisation, ce transfert de souveraineté à un gouvernement irakien pour les Irakiens et nous prendrons notre part dans l'autre période qui commencera je l'espère très vite, celle de la reconstruction politique et économique.
Q - Donc même à vingt-cinq, vous ne craignez pas une Europe du plus petit dénominateur commun et vous ne désespérez pas d'une politique étrangère de sécurité commune ?
R - Non, j'ai même l'espoir du contraire. Mais naturellement, sur ces sujets politiques - la défense, la politique étrangère - nous n'avancerons pas toujours tous au même pas. Voilà pourquoi dans la Constitution dont, j'espère, nous réglerons l'accord dans quelques semaines, au plus tard le 18 juin, il y a des outils auxquels j'ai beaucoup travaillé comme Commissaire européen et la France aussi d'ailleurs. La création d'un poste de ministre des Affaires étrangères, une Agence de l'armement, et puis cette idée de coopération renforcée qui permette à un groupe de pays de partir en avant-garde sur la route commune. Tout le monde est sur la même route mais certains peuvent aller éclairer la route sur des étapes politiques un peu plus vite que les autres, et, dans ce domaine de la politique étrangère et de la défense, c'est la clé pour avancer.
Q - Une question qui nous ramène à l'Europe et à ses vieux démons. 127 tombes d'un cimetière juif de l'Est de la France profanées ce vendredi : est-ce que c'est un signe de quelque chose de secondaire ou que les vieux démons de l'Europe sont encore là ? Que vous inspire ce geste ?
R - Tout à l'heure, j'ai répondu à une de vos questions à propos de la démocratie, des Droits de l'Homme, du respect des individus et vous m'avez dit : "tout cela est acquis" ; mais tout cela est fragile, tout cela mérite de la vigilance. Et que des cimetières juifs soient profanés est abominable, comme le président de la République l'a dit, est inacceptable. Il n'y a pas de pitié pour ce type d'actes et la France, d'ailleurs, depuis quelques années, a clairement montré sa détermination à lutter contre toutes les formes de racisme et d'antisémitisme. Nous serons intransigeants sur cette question. Et cela prouve bien qu'il y a, en effet, ici ou là, de vieilles idéologies, de vieilles attitudes, de vieux démons, qui sont toujours présents. Cela prouve bien qu'il faut être vigilant, y compris sur un continent démocratique et pacifique comme le nôtre.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 mai 2004)