Interview de Mme Michèle Alliot-Marie, ministre de la défense, dans "Le Monde" du 14 juin 2003, sur l'avenir de la défense européenne,son financement, ses missions, ses relations avec l'OTAN et les restructurations dans l'industrie française de l'armement.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Q - L'écart entre les budgets militaires américain et européen ne cesse de s'accroître. Ne craignez-vous pas un décrochage stratégique et technologique de l'Europe et de son industrie ?
R - Il est vrai que le décalage est important et l'effort de défense américain s'est accentué après les événements du 11 septembre 2001 et après la crise irakienne. Il est évident que nous risquons d'accuser un retard dans certains domaines si nous ne fournissons pas un effort supplémentaire. Cela étant, les performances européennes et françaises sont parfois saluées par les Américains, comme on l'a vu pendant la guerre en Irak avec le Storm Shadow, version britannique du missile français de croisière Scalp, jugé supérieur aux rivaux américains.
Q - Sur le plan opérationnel, les lacunes européennes sont d'ores et déjà patentes.
R - C'est pourquoi nous avons lancé, il y a quelques mois, une démarche conduisant à identifier les lacunes en matière de capacités de la défense européenne. Les objectifs prioritaires ont été clairement identifiés et plusieurs pays se sont engagés à faire des efforts financiers supplémentaires, comme la France, le Royaume-Uni et la Grèce. D'autres pays ont plus de mal à enclencher cette nouvelle dynamique budgétaire, mais ils sont d'accord pour concentrer leurs dépenses sur des programmes clés. C'est le cas de l'Allemagne, où l'ensemble de l'échiquier politique, y compris les Verts, a voté les crédits pour l'acquisition de 60 avions de transport militaire européens A400M.
Q - Qu'en est-il de la demande française de placer les dépenses d'investissement militaire en dehors des contraintes budgétaires définies par le pacte de stabilité européen ?
R - L'idée fait son chemin auprès des ministres de la Défense, même si de nombreux ministres des Finances y font pour l'instant obstacle. Pour ma part, je n'y renonce pas : le pacte de stabilité ne doit pas servir de prétexte à ne rien faire, alors que la sécurité de nos concitoyens, en Europe ou hors d'Europe, est en jeu.
Q - Dans quelle optique de défense européenne s'inscrivent ces grands programmes militaires ?
R - L'objectif est d'être en mesure de mener des missions militaires européennes au sein ou hors de I'OTAN. La mission européenne en Ituri (République démocratique du Congo), qui vient de commencer, est à cet égard emblématique. C'est la première opération autonome de l'Union européenne après celle en Macédoine, qui s'était réalisée avec l'appui de I'OTAN, et avant celle en Bosnie, prévue en 2004.
Q - Certains pays européens, notamment les pays du Nord ou de l'Est, sont pourtant réticents à se démarquer des Etats-Unis. N'êtes-vous pas pessimiste sur les chances de la constitution d'une Europe de la défense ?
R - L'Europe de la défense a considérablement avancé au cours de ces derniers mois. Le Sommet du Touquet avec les Britanniques en a été l'illustration : tout en ayant pris acte de notre désaccord sur l'Irak, nous avons décidé de mettre en place une force d'action rapide européenne et de constituer l'Agence européenne de développement et d'acquisition des capacités militaires. J'ai pu aussi apprécier l'ouverture de mon homologue britannique pour une coopération sur nos futurs porte-avions.
Parce que l'Europe de la défense progresse, certains pays de l'Est, pour qui l'OTAN reste encore le symbole de la résistance à l'ancien pacte de Varsovie, sont susceptibles d'y adhérer progressivement. Il ne s'agit pas de la construire contre l'OTAN, mais de mettre en place un pôle européen solide au sein de l'Alliance, et qui soit capable d'intervenir de façon autonome quand l'OTAN ne veut ou ne peut pas le faire.
Q - En opposant la "vieille Europe" et la nouvelle, les Américains, par la voix de Donald Rumsfeld, ne jouent-ils pas sur nos divisions ?
R - Le secrétaire américain à la Défense estime que les Etats-Unis sont la seule puissance militaire, économique et financière mondiale. Nous ne partageons pas cette vision. Les militaires américains trouvent, eux, un avantage à ce que les tâches soient réparties entre alliés. Ils reconnaissent le travail accompli par les militaires français sur certains théâtres d'opérations, comme celui de nos aviateurs en Afghanistan. L'actualité africaine a démontré l'excellence de nos soldats et la réactivité de nos forces prépositionnées.
Pendant la période de tension franco-américaine, les relations entre nos services sont d'ailleurs restées parfaites. Nos programmes de coopération sur la simulation nucléaire ou sur le renseignement fonctionnent, par exemple, toujours de manière exemplaire.
Enfin, les industriels américains sont, eux, dans une logique de guerre économique. Cette attitude n'est pas liée à l'épisode irakien. Face à eux, les industriels européens doivent se regrouper pour être en mesure de leur résister.
Q - Vous annoncez une nouvelle vague de restructurations en Europe, au risque de réduire la concurrence dont vous avez besoin en tant qu'acheteur de matériel militaire.
R - Ce qui est indispensable c'est d'avoir des entreprises de taille suffisante pour maintenir leur compétitivité et leurs compétences. Face aux Américains qui, grâce à un vaste marché intérieur, ont des coûts unitaires plus faibles, il reste beaucoup à faire en Europe. Ainsi DCN (construction navale), fort de son nouveau statut de société anonyme, doit nouer des alliances, et GIAT Industries, une fois sa restructuration achevée, devra aussi se renforcer.
Q - Dans l'aéronautique et l'électronique de défense, la restructuration autour d'EADS et Thales a été réalisée il y a cinq ans. Mais les deux pactes d'actionnaires, dont l'Etat est membre, arrivent à échéance cet été. Que va-t-il se passer ?
R - La véritable échéance pour EADS et Thales c'est 2008. Cet été, les conditions du pacte d'actionnaires de Thales vont juste s'assouplir, ses membres n'auront plus à demander d'autorisation pour vendre leurs parts, mais ils conserveront néanmoins un droit de préemption réciproque. Il n'y a pas de bouleversement à attendre.
En revanche, je les encourage à se rapprocher dans certains cas comme dans le domaine spatial, qui traverse une crise, où Alcatel Space et Astrium doivent inventer les formules qui leur permettent de dépasser les blocages actuels.
Q - Les fonds d'investissement américains ont été particulièrement actifs au cours de la dernière période dans l'industrie de la défense en Europe. Est-ce un problème ?
R - Il est tout à fait normal que les Américains remportent certains contrats en Europe. Ce sont les règles de la concurrence. A nous d'être meilleurs et aussi actifs. En revanche, je suis véritablement préoccupée par les tentatives et les risques de prise de contrôle du capital des entreprises liées à la défense européenne. J'ai demandé une étude sur ce sujet. Nous devons être vigilants et mieux appréhender les risques de dépendance qui pourraient naître de telles prises de contrôle capitalistique sur le plan technologique et à l'exportation.
Dans cette logique, les Allemands préparent actuellement un projet de loi sur le contrôle des investissements étrangers, après le rachat des chantiers navals allemands HDW par le fonds d'investissement One Equity Partner.
J'ai demandé aux industriels français d'être plus vigilants sur ces risques de dépendance technologique et stratégique dans toutes leurs décisions industrielles ou capitalistiques à venir.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 juin 2003)