Déclaration de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre des affaires étrangères, de la coopération et de la francophonie, sur le thème de "L'Amérique et nous", à Paris le 23 octobre 2003.

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Circonstance : Débat organisé par "Le Monde" avec M. Laurent Fabius, ancien premier ministre le 23 octobre 2003

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Q - Dominique de Villepin, tout ça pour ça ? Il y a à peine quelques jours, la France a voté une résolution aux Nations unies qui légitime l'occupation, essentiellement américaine, de l'Irak, une résolution qui ne répondait à aucun des critères que vous aviez demandés.
R - Je crois que c'est justement l'inverse. Nous n'avons, d'abord, rien légitimé du tout. C'est bien parce que la France a une ambition beaucoup plus grande que de faire un coup d'épée que nous avons décidé de voter cette résolution. Nous avons voté cette résolution parce que la France mesure, et peut-être plus que d'autres, l'extraordinaire complexité du monde dans lequel nous vivons, son extraordinaire fragilité. Nous mesurons tous les jours à quel point le Proche et le Moyen-Orient forment un tout, l'Iran, l'Irak, une zone de multiples crises qu'il faut aborder avec la volonté, véritablement, de créer les conditions pour que les choses puissent aller mieux.
Nous avons défendu des principes, et puis la guerre a eu lieu. Et, depuis, nous ne cessons d'essayer d'expliquer les conditions qui permettraient à la communauté internationale de refaire son unité. Cette résolution n'est pas celle que l'on souhaitait, mais elle marque un progrès. Du côté américain, elle marque une évolution. Elle marque le souci de s'adapter à une situation nouvelle. A partir de là, nous prenons acte de cette évolution. Nous disons : ce n'est pas suffisant ; nous disons : cette résolution ne permettra pas sans doute de régler les choses sur le terrain, d'avancer comme nous le souhaiterions. Elle ne permet pas, au premier chef, de répondre aux demandes légitimes du peuple irakien, mais, avec nos partenaires allemands, avec les Russes, nous avons décidé de soutenir cette résolution pour marquer l'unité de la communauté internationale. (...) Et nous avons bon espoir que, d'ici quelques semaines, quelques mois, une autre résolution permettra, elle, de répondre véritablement aux demandes.
(...)
Q - Dominique de Villepin... les critiques de Laurent Fabius. Il y a, pourrait-on dire, la question du style que vous incarnez un peu. Il y a un mot que l'on prête à de Gaulle, en seconde main : "Je suis sur une scène de théâtre et je fais semblant d'y croire. Je fais croire que la France est un grand pays. C'est une illusion perpétuelle." N'est-ce pas ce que vous avez fait depuis un an ?
R - Je crois qu'il faudrait poser aujourd'hui la question à nos partenaires et aux Américains. Quand je regarde l'oeil de Colin Powell ou de George Bush, il n'y a pas de doute sur le fait que, oui, la France a une diplomatie, oui, la France a une vision du monde, oui, la France défend des convictions et des idéaux. Ce n'est pas une posture, c'est une réalité diplomatique qui structure l'ordre du monde aujourd'hui. Le fait que la France soit aux avant-postes pour défendre des principes, pour défendre une certaine idée du nouvel ordre mondial.
Tout ceci, d'ailleurs, me conduit à poser comme préalable aux arguments avancés par Laurent Fabius - que je comprends très bien et que je respecte profondément - un élément qui, pour moi, est central et qui explique, dans le fond, la vigueur, la conviction, la force avec laquelle la France a exprimé son sentiment sur cette crise. Cette conviction, c'est que nous vivons un moment très particulier de l'histoire du monde. Le monde change. Nous ne sommes pas dans la situation d'il y a cinq ans, d'il y a deux ans ou d'il y a dix ans. Nous sommes en marche pour une mutation de l'ordre mondial extraordinairement profonde, où on sent à la fois les leçons de la chute du mur de Berlin, de 1989, la fin de l'Union soviétique en 1991 et les conséquences du 11 septembre 2001.
Tout ceci conduit à une accélération de l'histoire qui pousse les Etats-Unis, avec cet aiguillon terrible sur le plan historique qu'est la peur, à agir pour actionner leur propre sécurité aux confins de la planète, pour donc poser les règles d'un ordre mondial qui les rassure. Et nous avons, nous, à défendre une certaine idée de la société mondiale, il est vrai différente, fondée sur le respect, le dialogue notamment, la prise en compte des identités, qui fait que, justement, sur cette scène de théâtre, il n'y a pas que les arguments classiques de la puissance qui jouent, l'argument économique - "Combien le pape a de divisions ?", disait Staline. Diriez-vous aujourd'hui : "Al-Qaida, combien de divisions ?" Nous sommes dans un monde où la puissance ne s'exprime pas comme hier. Il ne suffit pas, en gros, d'être fort militairement, fort technologiquement, fort psychologiquement, fort économiquement, pour être puissant. La puissance est aussi la prise en compte d'une dimension culturelle, d'une dimension religieuse, d'une conviction identitaire qui fait que l'on pèse, et l'ordre mondial est bouleversé de ce fait.
Cela me conduit à répondre à ces trois éléments que vous avancez, comme quoi nous aurions été trop loin, pour résumer. En l'occurrence, vous pensez vous-même - première idée - que nous n'en avons peut-être pas fait assez, nous aurions dû être plus clairs. Ce que vous dites, c'est strictement et exactement ce que nous avons fait. C'est-à-dire que nous avons dit aux Américains notre sentiment, c'est que l'on a choisi, à travers la résolution 1441, un principe et une méthode. Ce principe, c'est les inspections; la méthode, c'est l'envoi des inspecteurs en Irak. Les inspecteurs nous disent comment les choses se passent, et, à partir de là, nous réglons l'attitude du Conseil de sécurité sur la base des rapports réguliers faits par les inspecteurs. Le président de la République, le premier, début septembre 2002, a dit : "Les choses doivent se faire en deux temps." Tant que nous sommes d'accord sur les modalités de déroulement des inspections et que les choses avancent, très bien. Si les choses ne se passent plus comme cela, et bien nous réunirons le Conseil de sécurité et chacun prendra ses responsabilités.
Pourquoi avons-nous tant souhaité...
(...)
Le procès qui nous est fait aux Etats-Unis par certains, c'est le procès inverse de celui que vous dites, c'est d'avoir été trop tôt trop clairs et d'avoir cassé la possibilité d'une deuxième résolution en disant trop clairement que nous étions prêts à mettre notre veto. (...)
La vérité derrière tout cela, c'est qu'il y a ce nouvel ordre mondial qui est en jeu et en cause. Derrière la crise irakienne, qu'est-ce qui se joue ? La gestion de toutes les autres crises de la planète. La crise de la Corée du Nord, la crise de l'Iran, où je pars tout à l'heure à 11 heures avec Joschka Fischer et avec mon collègue anglais pour essayer de faire avancer cette crise iranienne, et c'est passionnant, parce que cela montre, en fait, qu'à travers la crise irakienne il y a une accélération de l'histoire. Nous y reviendrons sans doute tout à l'heure. Je crois que l'Europe aujourd'hui a une chance beaucoup plus forte d'accélérer et de s'imposer sur la scène internationale qu'hier. Donc, nous avons, à partir de là, pensé que ce qui était en cause, c'était la gestion des crises de l'ordre mondial. Il était essentiel d'aller jusqu'au bout de cette crise irakienne, de poser comme règle la responsabilité du Conseil de sécurité, qui était le seul sur ces questions de prolifération à pouvoir agir. Nous avons posé cette règle très fortement, et nous l'avons fait par esprit de responsabilité vis-à-vis de ce qu'on appelait les non-alignés du Conseil de sécurité. Je pense, en l'occurrence, au Mexique, au Chili, au Cameroun, à la Guinée, à l'Angola, au Pakistan, ces pays qui hésitaient et qui reprochaient aux grands pays de se livrer à un duel par personne interposée en leur demandant, à eux, de prendre des responsabilités. En d'autres termes, de dire "non" pour, au bout du compte, nous-mêmes, la France, nous abstenir parce que cela était plus confortable.
Et nous leur avons dit : "Nous allons prendre nos responsabilités", et c'est pour cela que nous avons dit clairement que si les conditions d'un usage de la force, c'est-à-dire la force comme dernier recours, n'étaient pas satisfaites, eh bien nous voterions "non".
(...)
Q - Messieurs, est-ce que je peux vous rappeler le thème de ce débat ? Les Etats-Unis et nous. En clair, au fond, l'anti-américanisme comme ciment idéologique de l'unité française en période de trouble. Une façon de parler de l'Amérique pour moins parler de nous...
(...)
R - C'est dans le fond, une relation assez épidermique. L'anti-américanisme reste finalement assez superficiel. Je ne crois pas, pour ma part, qu'il y ait d'anti-américanisme en France qui se soit exprimé. Je crois qu'il y a des tentations et des rivalités qui existent et, en particulier, parce que nous avons tous les deux l'héritage de deux révolutions universelles et qu'on a le sentiment et le goût de défendre des principes, un certain absolutisme, une certaine vision du monde, du destin humain. (...) Dans la crise irakienne, on s'est largement trompé sur la nature de l'opposition qui existait. Je crois que c'est beaucoup moins une relation difficile entre la France et les Etats-Unis à cause de l'un et de l'autre que parce que nous ne partagions pas, à un certain moment, la même vision du monde et que nous étions les défenseurs d'un autre regard, d'une autre solution par rapport au problème qui était posé. Je crois que c'est beaucoup moins un affrontement. Je suis tout à fait dans la situation de ceux ou dans la position de ceux qui pensent que, somme toute, l'aspect franco-américain de la crise irakienne est assez secondaire. Il y a eu cristallisation à un moment donné parce qu'on a voulu, à travers la France, donner une leçon au pays qui ne s'était pas aligné. (...)
Quand je regarde aujourd'hui l'ensemble des sujets de coopération, la coopération a rarement été aussi profonde.
(...)
Permettez-moi de donner quelques exemples.
(...)
Si vous le permettez, ce sont deux sujets différents. L'attitude vis-à-vis de l'Europe et l'attitude vis-à-vis de la France... En ce qui concerne la France, je voudrais juste rappeler l'immense champ des coopérations qui existent entre nous. Quelle est, pour le chef de l'état-major de l'OTAN, l'armée la plus opérationnelle au monde après celle des Etats-Unis ? C'est l'armée française. C'est un hommage qu'il rend à ce qu'est capable de faire la France, premier pays contributeur de troupes à l'extérieur de l'OTAN. (...)
Dans le domaine du terrorisme, du renseignement, la France est un des pays qui apporte les plus grandes contributions ; dans le domaine de la non-prolifération, l'activité dont témoigne la France aujourd'hui dans le cadre de l'Iran est un autre exemple. Dans le domaine de la nouvelle architecture mondiale (...), quel est le pays qui a fait les propositions les plus fortes à la tribune des Nations unies lors de la dernière séance de l'Assemblée générale ? La France, par la bouche du président de la République. Et sur l'Europe de la même façon. Une question aujourd'hui posée aux Etats-Unis : est-ce que la construction européenne, au bout du compte, sert les intérêts américains ? (...)
Je veux croire que les Etats-Unis sont plus forts, que la stabilité du monde est plus grande dès lors que l'Europe prend toutes ses responsabilités et que cette pédagogie-là, nous arriverons à la faire partager.
(...)
Q - En clair, c'est la question de l'ingérence que vous voulez poser...
(...)
R - Lorsque j'ai avancé le principe de souveraineté, ce n'est pas du tout comme le principe fondateur de la diplomatie française. Je l'ai avancé en parlant de la nécessité en Irak aujourd'hui de soutenir la souveraineté du peuple irakien. Et donc de partir de cela pour reconstruire. (...) Si l'on veut inverser la logique de confrontation, de résistance en Irak, cette aggravation des choses, partons du point de départ : la reconnaissance de la souveraineté. (...) Le dernier vote est inspiré par un principe qui, lui, est fondamental de la diplomatie française. C'est celui de la responsabilité collective. Je vous rappelle qu'entre-temps, les Etats-Unis sont revenus à New York.
Ils y sont revenus pour solliciter l'aide de la communauté internationale. Ce n'est pas rien. Cela crée une dynamique que nous voulons encourager. Donc, je ne crois pas que de ce point de vue, la France, à aucun moment, aille à Canossa. Vous savez, parfois, il faut une certaine grandeur pour accepter d'avancer. De prendre patience. Parce qu'on sait qu'au bout du chemin, il y a un intérêt commun partagé. Ouest contre Ouest, c'est une opposition du passé. Je crois que vous ne prenez pas tout à fait en compte les leçons du 11 septembre 2001. Aujourd'hui, le vrai problème du monde, c'est comment nous faisons pour maintenir cette unité du monde. Quand les blocs se sont effondrés avec la chute du mur de Berlin, nous avons dans le fond mis fin à la guerre froide, l'Ouest d'un côté, l'Est de l'autre. Le risque aujourd'hui, c'est bien, par maladresse, de rebâtir cette logique de blocs, entre d'un côté un Ouest et, de l'autre, un nouvel Orient, un islamisme débridé. Islam contre chrétienté, Orient contre Occident. Parce que nous ne saurions pas comment traiter l'Islam, nous le conduirions à se mobiliser contre nous. Ce qui n'est que le jeu d'une minorité. Je vous rappelle qu'en Irak, il y a quelques mois, il n'y avait pas de terrorisme.
Q - Il n'y avait pas de terrorisme, il y avait une dictature.
R - Comprenez-moi. Terrorisme ce n'est pas dictature. Terrorisme c'est le terreau - c'est-à-dire une terre - qui est utilisé à des fins de déstabilisation d'une région et de la planète. Les groupes qui agissent en Irak aujourd'hui s'en prennent à des cibles qui sont parfaitement définies. Là le mot terrorisme a un sens très précis. De la même façon, les armes de destruction massive et la question du risque que cela comportait et donc, de l'urgence, nous étions en train de les traiter par le biais des inspecteurs. Il n'y avait pas dans la querelle, la grande bataille des Nations unies, ceux qui décidaient de ne rien faire et ceux qui voulaient agir.
Non. Nous voulions tous agir. (...) Nous voulions agir avec la communauté internationale, quitte à ce qu'à un moment donné la force soit requise. Mais il fallait le faire tous ensemble et avec pour base, la légitimité des Nations unies. Ce que nous dénonçons, c'est l'action unilatérale qui déstabilise un pays, déstabilise une région et l'ambition de remodelage du Proche-Orient. (...) Cette tentation par la force de vouloir créer un nouvel ordre mondial. (...) Le risque, par froissement des identités, d'avoir une véritable confrontation entre les cultures et les religions, c'est cela la vraie menace. Je crois que, de ce point de vue, vous vous trompez de guerre.
(...)
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 octobre 2003)