Interview de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre des affaires étrangères, de la coopération et de la francophonie, au quotidien "Les Echos" le 2 décembre 2003, sur l'application des règles du Pacte de stabilité par la France et l'Allemagne, les compromis de Naples (CIG) sur la défense européenne et le projet de Constitution européenne, l'adhésion de la Turquie à l'UE, le partenariat avec les Etats-Unis, la grève au Ministère des affaires étrangères.

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Texte intégral

Q - Au lendemain de l'affaire du Pacte de stabilité, le moteur franco-allemand a mauvaise mine et apparaît comme une dyarchie cherchant à défendre d'abord ses intérêts mutuels...
R - Il n'a absolument pas mauvaise mine, tout au contraire. A aucun moment la question du Pacte de stabilité n'a hypothéqué la réunion de la Conférence intergouvernementale à Naples, la semaine dernière. Ces derniers mois, la France et l'Allemagne ont proposé des solutions aux difficultés que rencontrait la construction européenne. Il y a eu l'accord sur la Politique agricole commune à la veille du Sommet de Copenhague, les propositions dans le cadre de la Convention qui ont permis d'éviter un blocage des travaux, une approche commune sur la candidature turque. Et devant la nécessité de donner un élan à la politique de défense c'est l'Allemagne et la France, avec la Grande-Bretagne, qui viennent de faire des propositions permettant d'esquisser la solution qui pourrait être retenue par le Conseil européen à la mi-décembre. Le moteur franco-allemand constitue un outil, une volonté au service de l'Europe. Qu'il y suscite l'agacement ou des susceptibilités, cela fait partie du jeu. Cette relation franco-allemande ne cherche pas à peser sur l'Europe mais à ouvrir des voies pour aller de l'avant.
Q - Sur le Pacte de stabilité, cette volonté d'aller de l'avant n'a pas été évidente pour certains de nos partenaires...
R - Il est important de ramener cette affaire à de justes proportions. Les règles du Pacte de stabilité ont bien été appliquées. Les recommandations de la commission ont été mises aux voix. Aucune d'entre elles n'a recueilli une majorité. La plupart des Etats membres ont été convaincus par les arguments de la France et de l'Allemagne. Le Conseil a adopté des conclusions qui confirment la ligne très rigoureuse demandée à la France et à l'Allemagne pour réduire leur déficit. Le véritable enjeu, c'était de maintenir une politique de retour à l'équilibre budgétaire sans provoquer une aggravation du ralentissement économique dont auraient souffert tous nos partenaires européens.
Q - Il n'empêche que, dans les débats de la CIG, les petits et les moyens Etats chercheront plus que jamais des contre-pouvoirs...
R - Le moteur franco-allemand ne saurait constituer une quelconque menace alors même qu'il est au service de l'Europe. Que certains de nos amis espagnols ou hollandais puissent avoir ce sentiment, je peux le comprendre, mais l'enjeu de la Conférence intergouvernementale est tout autre. Il s'agit de donner des institutions à l'Europe en satisfaisant des exigences d'efficacité, de transparence et de démocratie. Nous refusons une Constitution au rabais. Nous voulons une Constitution ambitieuse pour l'Europe sur la base du projet de la Convention.
Q - Les compromis esquissés à, Naples, le week-end dernier, n'éloignent-ils pas des propositions de la Convention ?
R - A Naples, on a cherché à clarifier certains points du projet, sans traiter sur le fond les deux sujets difficiles que sont le système de vote au sein du Conseil et la taille de la commission. Et nous avons fait une percée sur la défense.
Q - Compte tenu des obstacles, est-il envisageable de jouer les prolongations de la CIG après le Conseil de décembre ?
R - Certains Etats sont tentés de mettre entre parenthèses les sujets difficiles pour plusieurs années. Mais partir du mauvais pied avec une Constitution incomplète serait source de malentendus. Soyons clairs : nous voulons un succès à Bruxelles. Si nécessaire. nous pourrions envisager de nous donner quelques semaines ce débats supplémentaires pour parvenir à un accord global. Mais pas des années.
Q - En cas d'échec faut-il envisager une union avec l'Allemagne, cette "utopie positive" selon vos propres termes ?
R - Il est difficile aujourd'hui d'imaginer un échec. Il ne s'agit pas de présenter une union franco-allemande comme une alternative à la Conférence intergouvernementale, mais d'inscrire notre action, commune dans le cadre d'une vision exigeante et ambitieuse pour l'Europe. Les institutions rénovées de la coopération franco-allemande - et notamment le Conseil conjoint des ministres - sont des atouts, des moyens de marquer clairement notre volonté d'avancer. Nous pensons que dans le cadre d'une Europe à 25, nous avons encore plus besoin de la volonté de ceux qui sont mobilisés au service de cette Europe.
Q - Dans cette Europe à 25, la France ne doit-elle pas jouer d'autres types d'alliance ?
R - Il y a un moteur franco-allemand. Mais cette concertation privilégiée est ouverte, et de nombreuses autres solidarités peuvent s'exprimer. C'est ce que nous avons fait avec les Britanniques sur la défense. C'est ce que nous pouvons faire dans d'autres domaines, sur l'Afrique avec la Belgique et le Portugal, en Amérique latine avec l'Espagne notamment. Quand nous nous sommes réunis en avril à quatre (Allemagne, France, Luxembourg et Belgique) sur la question de la défense, certains ont dit : "Encore une initiative qui divise l'Europe !" En fait, cette initiative, on l'a vu, a permis de faire progresser l'Europe dans ce domaine.
Q - Le compromis de Naples sur la défense est-il assez ambitieux ?
R - Notre idée est qu'en matière de coopération structurée, les Etats qui le veulent et le peuvent puissent avancer dans le cadre posé par la Constitution. Autre point très positif, nous avons pu nous entendre sur l'idée d'une clause d'assistance mutuelle. Mais il reste des points à préciser.
Q - Sur la question d'un quartier général des forces européennes ? L'Europe a-t-elle avancé en dépit des craintes américaines ?
R - Il reste à formaliser ce que pourraient être les cellules de planification. Il s'agit d'abord d'améliorer la coordination entre l'Otan et l'Union européenne à travers une cellule européenne dans le cadre du Shape (Supreme Headquarters Allied Powers Europe, un des quartiers généraux de l'Otan à Mons, en Belgique). Il s'agit ensuite de mettre en place une cellule permanente, dans le cadre de l'état-major européen à Bruxelles, qui pourrait planifier des opérations autonomes. comme celles que nous avons conçues ces derniers mois en République démocratique du Congo, et pourrait se doter, si nécessaire, de moyens de conduite d'opérations. A aucun moment, ces opérations ne doivent être concurrentes de l'Otan ni affaiblir les moyens de l'Alliance atlantique. Il s'agit d'actions complémentaires. Il n'y a là aucun motif d'inquiétude pour les Américains. Dans un monde dangereux et instable, l'Europe doit pouvoir prendre ses responsabilités, se doter de moyens lui permettant d'agir sur des théâtres d'opérations où sa sécurité est en cause. C'est dans l'intérêt de tous.
Q - Il est un sujet sur lequel la France et l'Espagne devraient se retrouver, ce sont les relations euro-méditerranéennes ?
R - Nous avons voulu, par des gestes forts, rassurer ceux qui craignent les conséquences de l'élargissement. Le président de la République va participer à Tunis, les 5 et 6 décembre, au premier sommet "5 + 5" (Espagne, France, Italie, Malte et Portugal d'une part, Algérie, Maroc, Tunisie, Mauritanie et Libye d'autre part) entre l'Europe du Sud et le Maghreb. Cela permettra de réaffirmer que l'élargissement de l'Europe ne se fera pas au détriment de la Méditerranée. A Naples, aujourd'hui et demain, au niveau ministériel, nous discuterons d'initiatives comme la création d'une fondation culturelle euro-méditerranéenne, d'une assemblée parlementaire consultative entre les deux rives de la Méditerranée ou encore d'un renforcement de la facilité financière existante. Dans ce domaine, la France et l'Espagne ont joué, depuis l'origine, un rôle moteur.
Q - Etes-vous d'accord avec Joschka Fischer pour une adhésion rapide de la Turquie à l'Union européenne ?
R - Le terrorisme qui a frappé la Turquie a fait prendre conscience, d'une manière, plus aiguë encore, que les problèmes de sécurité sont indivisibles et nous concernent tous. Mais il ne faut pas perdre de vue que nous sommes en train de réaliser un élargissement à dix nouveaux pays. Nous avons parallèlement pris certains engagements envers d'autres Etats, la Bulgarie et la Roumanie, pour une entrée début 2007. Se pose, dans ce contexte, la question du devenir de la candidature de la Turquie, vis-à-vis de laquelle des ouvertures ont été faites depuis 1963. Nous avons rendez-vous à la fin de l'année prochaine pour examiner si, au-delà des réformes annoncées, les engagements turcs se traduisent dans la pratique quotidienne et sont conformes à ce que souhaite l'Union européenne. Nous devons aborder cette échéance avec exigence, sérénité et responsabilité.
Q - Nous sommes loin d'une Europe puissance. Peut-on bâtir une Union ayant plus de poids en dépit des dissensions sur l'Irak ?
R - Ces derniers mois, les divisions sur l'Irak se sont en grande partie effacées. Nous nous sommes retrouvés lors des récents débats aux Nations unies pour avancer dans la même direction. Et nous avons un intérêt commun à la sécurité, à la stabilité et à la paix au Moyen-Orient. Ma conviction profonde, c'est qu'il ne peut y avoir de paix dans cette région sans un profond investissement de l'Europe et, bien sûr, une action conjuguée avec nos partenaires américains, comme avec tous les pays de la région. C'est ce qui a manqué ces derniers mois dans le processus de paix. Sur le fond, des progrès ont été réalisés. Toute la communauté internationale et régionale est d'accord sur l'objectif : la création d'un Etat palestinien vivant en paix et en sécurité à côté d'Israël. Quant à la méthode, il existe une feuille de route qui précise un calendrier et les étapes devant conduire à la paix. D'autres plans, dont l'initiative de Genève, visent à éclaircir l'horizon. Il existe aujourd'hui un espoir qu'il faut saisir en nous mobilisant tous. Les derniers mois l'ont montré, personne ne peut faire seul la paix, pas plus en Irak qu'au Proche-Orient. Fidèles à nos principes de paix et de justice, nous devons défendre une action volontaire et globale.
Q - Comment définir un nouveau partenariat avec les Américains ?
R - C'est une nécessité. La France a proposé une charte atlantique rénovée pour refonder cette relation sur la base de la confiance. Dans le monde d'aujourd'hui, les atouts complémentaires de l'Europe et des Etats-Unis doivent être mieux utilisés. Il faut pour cela s'entendre sur une vision commune. C'est pourquoi nous préconisons un multilatéralisme rénové, une nouvelle architecture internationale. Sachons tirer les enseignements des derniers mois pour nous retrouver autour d'une même ambition.
Q - Avez-vous le sentiment d'être mieux entendu par Washington ?
R - Chacun aujourd'hui voit mieux les limites de la puissance et du recours à la force militaire. Gagner la paix demande de la patience, du dialogue et l'action résolue de la communauté internationale.
Q - Le Quai d'Orsay a connu hier une grève sans précédent. Pensez-vous que la France a les moyens financiers et humains de sa politique ?
R - Nous traversons, depuis des années, une période budgétaire difficile. Le ministère des Affaires étrangères a accompli dans ce cadre un effort particulièrement important Pour ne pas remettre en cause notre formidable outil diplomatique, le deuxième réseau au monde, j'ai voulu inscrire ces efforts budgétaires dans une réforme ambitieuse. Alain Juppé l'avait engagée, ses successeurs l'ont poursuivie, je veux la relancer. Aujourd'hui, le Quai d'Orsay représente moins de la moitié du budget de l'action extérieure de la France. Pour que cette action soit pleinement efficace, il faut avoir une vue d'ensemble de tous les crédits qui la composent, tous ministères confondus. C'est la condition d'une action internationale plus efficace. C'est pourquoi nous préconisons, dans le cadre de la réforme des procédures budgétaires, une mission interministérielle "Action extérieure de l'Etat", qui permettra de savoir précisément à quoi chaque euro est utilisé.
Q - A quels ministères pensez-vous ?
R - La plupart des ministères ont aujourd'hui, et c'est légitime, une action internationale. Encore faut-il qu'elle soit cohérente avec les grands objectifs de notre diplomatie, ce qui implique une coordination étroite permanente.
Q - C'est aussi difficile que la mise en place d'une Constitution européenne...
R - C'est un travail difficile mais je suis convaincu que nous y arriverons. Il faut reconnaître le rôle du ministère des Affaires étrangères : il est aux avant-postes pour l'action internationale de notre pays, mais aussi dans la réforme de l'Etat. Mais il faut lui donner les moyens de travailler. Il n'est pas possible d'aller plus loin dans la réduction des moyens qui sont les nôtres. Et je souhaite que, l'an prochain, ce ministère figure parmi les ministères prioritaires. Il y va des ambitions de la France sur la scène extérieure.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 décembre 2003)