Tribune de MM. Hervé Morin, président du groupe parlementaire UDF à l'Assemblée nationale, Michel Mercier, président du groupe parlementaire Union centriste au Sénat et Mme Marielle de Sarnez, présidente de la délégation UDF-ADLE au Parlement européen, dans "Le Figaro" du 12 octobre 2004, sur le souhait de l'UDF de conclure par un vote le débat parlementaire sur l'opportunité de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, intitulée "Turquie : débattre et voter".

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Texte intégral

Le débat sur la Turquie est mal posé : pour nous, l'adhésion de la Turquie n'est pas une question de modalités, mais une question de principe. Il ne s'agit pas de savoir si la Turquie réalise les réformes démocratiques lui permettant d'entrer dans l'Union européenne, c'est-à-dire si elle satisfait aux critères d'adhésion, dits "critères de Copenhague".
Au coeur de ce débat, il y a une question simple : la Turquie a-t-elle ou non vocation à entrer dans l'Union européenne ? Pour nous, la réponse est non. Car ce n'est pas une question turque qui nous est posée, mais une question européenne. L'adhésion de la Turquie pose aux Européens la question de la nature de l'Europe : quelle Europe voulons-nous ?
L'adhésion de la Turquie bouleverserait radicalement le projet européen : la nature de l'Europe en serait changée. L'Europe n'a pas vocation à s'élargir indéfiniment et, qui plus est, à des pays non européens : la maison commune de l'Europe ne peut pas s'étendre à l'infini, sauf à perdre toute signification.
Une Europe en voie d'extension indéfinie serait une Europe en voie de dissolution. Elargie demain à la Turquie, après-demain à la Russie, à l'Ukraine, au Maghreb, elle se réduirait définitivement à une zone de libre-échange, avec simple harmonisation du droit.
Ce n'est pas la vision du projet européen que porte l'UDF. Nous voulons construire une véritable Europe politique, qui défende un modèle de société original, qui porte haut et fort nos valeurs, qui existe enfin dans le monde et soit capable de parler d'égal à égal avec les Etats-Unis et la Chine.
C'est parce que nous voulons construire une véritable Europe, une union politique forte, que nous ne sommes pas favorables à l'adhésion de la Turquie. Nous disons franchement aux Turcs : nous avons beaucoup à bâtir ensemble, mais nous pourrons le faire comme des partenaires, en établissant entre nous une relation privilégiée, qu'elle soit économique ou politique.
Il y a moins de cinq mois, l'Union européenne vient de s'élargir à dix nouveaux pays. Cet élargissement était une nécessité morale et historique, puisqu'il signifiait la réunification de l'Europe. Demain, d'autres pays nous rejoindront, comme la Bulgarie ou la Croatie. Prenons le temps de faire vivre cette nouvelle Europe à vingt-cinq, à vingt-sept.
Le premier ministre qui, dans un premier temps, avait refusé aux parlementaires le droit de discuter de ce sujet essentiel, puis le président de la République ont finalement annoncé qu'un débat se tiendrait au Parlement avant le Conseil européen du 17 décembre. Mais un débat ne suffit pas : il faut aussi un vote. Si les parlementaires ont été élus, c'est bien pour se prononcer ! Un débat sans vote n'aurait guère de sens. Dans cette affaire, chacun doit prendre ses responsabilités et les assumer devant le peuple français. Les Français ont le droit de savoir qui a voté quoi. Nous revendiquons simplement le droit de voter pour les parlementaires, et le droit d'être informés pour les Français !
Quant à un référendum sur la question de l'adhésion d'Ankara - au terme des négociations, dans dix ou quinze ans ! -, c'est une manière de duper les Français, car ouvrir des négociations, c'est déjà accepter l'adhésion : si l'on demande à un pays dix ans d'efforts pour entrer dans l'Union européenne, on ne pourra pas à l'issue de cette période lui refuser l'adhésion, a fortiori par un référendum qui signifierait une opposition directe de peuple à peuple.
Pour servir à quelque chose, le vote des Français ou celui du Parlement doit avoir lieu avant la décision du Conseil européen d'entamer ou non les discussions avec Ankara, le 17 décembre. Tout le reste est illusion et n'est pas la démocratie.
C'est pourquoi nous avons demandé au premier ministre que, en application de l'article 88-4 de la Constitution, il transmette au Parlement la recommandation de la Commission européenne. C'est la condition permettant un vote à l'Assemblée, avant le 17 décembre. Nous voulons simplement que joue la transparence, cette règle élémentaire de la démocratie : un débat devant le pays et une consultation des citoyens par leurs représentants doivent précéder toute décision importante. Comment imaginer que le Parlement, les citoyens n'y soient pas associés, et que le président de la République et le gouvernement décident en catimini ? Comment accepter que le peuple français n'ait pas son mot à dire ?
L'esprit et la lettre de la Constitution, c'est aussi que " la République participe à l'Union européenne" et que le gouvernement peut soumettre au Parlement tout "document émanant d'une institution de l'Union européenne". L'esprit et la lettre de la Constitution, c'est aussi que le Parlement débatte et vote !
La procédure normale devrait être celle d'un engagement de responsabilité du gouvernement, le premier ministre demandant à l'Assemblée nationale, au moment où il a une décision historique à prendre, si elle soutient sa position. C'est le premier principe de la démocratie parlementaire que de consulter les élus du peuple sur de tels enjeux. Au moment où l'on oppose à la Turquie des critères politiques de respect de la démocratie, ne bafouons pas nous-mêmes ces principes !
La question de l'adhésion de la Turquie est un sujet grave. Elle met en jeu la nature même de l'Europe, mais aussi le respect de la démocratie en France et la place du Parlement dans nos institutions.
En tant que parlementaires, députés, députés européens ou sénateurs, nous voulons affirmer que le rôle du Parlement est ici mis en cause. L'abaissement continu du pouvoir législatif serait un péril grave pour la démocratie française.
Les parlementaires, quelle que soit leur préférence politique, détiennent ensemble une part de la souveraineté nationale ; vouloir les ignorer reviendrait à mettre tous les citoyens en dehors du jeu politique. Respecter le rôle du Parlement, ne pas le réduire à un théâtre d'ombres, ce n'est pas seulement une obligation constitutionnelle, c'est aussi un devoir moral. C'est la voix de millions de nos concitoyens qui s'exprime, elle doit être entendue.

(Source http://www.udf.org, le 13 octobre 2004)