Texte intégral
S. Paoli - La bataille au sein du Parti socialiste entre les partisans du "oui" ou du "non" au projet de traité de Constitution européenne est-elle entrée dans sa phase finale ? A moins d'un mois du vote des militants, paraissent simultanément trois livres, le plus rapide à publier ayant été L. Fabius, pour la défense du "non", auteur chez Plon d'un essai intitulé "Une certaine idée de l'Europe" ; "Au cur de la gauche, éléments pour un projet politique", d'A. Montebourg et de V. Peillon est un autre plaidoyer pour le "non", aux éditions Au bord de l'eau. Invité de Question directe, D. Strauss-Kahn, député socialiste du Val d'Oise, ancien ministre de l'Economie et des Finances, auteur, chez Grasset, de "Oui !", Lettre ouverte aux enfants d'Europe". Elections américaines : la semaine dernière, le Président Bush a été réélu. Diriez-vous que plus que jamais, l'Europe est en situation d'apporter sa réponse à cette hyper puissance américaine ?
R - Non, l'Europe peut être en situation de l'apporter, à condition de se doter des structures politiques qu'elle n'a encore jamais voulu mettre en place. Nous avons construit, en cinquante ans, une Europe qui était avant tout une Europe économique. Elle n'a pas trop mal réussi, encore que tous les résultats ne sont pas à la hauteur des espérances et le chômage est encore fort. Mais l'euro existe. Peu de gens peut-être y croyaient il y a encore une dizaine ou une quinzaine d'années. Mais pour résister à la pression américaine, pour être capable, sur un certain nombre de sujets, d'infléchir la politique américaine, il faut une Europe politique, une Europe forte. Et cette Europe a besoin de structures nouvelles, ce que justement le traité constitutionnel nous propose. Paradoxalement, ceux qui s'opposent à ce traité constitutionnel font le jeu, de mon point de vue, de l'hyper puissance américaine.
Q - Vous attendez-vous à ce que, G. Bush réélu, les relations se tendent plus encore qu'elles ne l'ont été jusqu'ici, entre les Etats-Unis et la France ?
R - Elles le sont déjà beaucoup. Et autant je pense qu'il est normal que l'Europe et la France affirme des positions différentes des Etats-Unis, lorsque nos intérêts ou nos conceptions du monde sont divergents, autant je pense que nous n'avons aucun intérêt à avoir un langage qui cherche à humilier les Etats-Unis et qui systématiquement cherche à tracer une différence. Il y a des points suffisamment importants de divergence pour se concentrer sur ceux-là, pour ne pas par ailleurs avoir un discours fait de rodomontades et qui ne donne aucun résultat. Il faut travailler aujourd'hui à retisser des liens avec nos partenaires transatlantiques. Cela va être difficile.
Q - Il y a déjà des réactions à l'élection du Président américain, qui sont autant de questions posées à l'Europe. Par exemple, la force de l'euro face au dollar aujourd'hui : attendez-vous quelque chose de M. Trichet, le président de la BCE ?
R - L'exemple de l'euro que vous prenez est un très bon exemple. Aujourd'hui, il est évidemment trop fort, trop haut, et il gêne beaucoup les exportations européennes. D'ailleurs, il pourrait encore monter, ce serait encore plus grave. Que faut-il pour qu'un équilibre meilleur s'établisse ? Il faut qu'il y ait une voix en Europe, qui soit capable de dire que maintenant, ça va comme ça, et qui indique aux marchés que la politique qui va être suivie va être de tenter de faire baisser l'euro. Cette voix existe aux Etats-Unis bien sûr ; c'est le Président des Etats-Unis, c'est le ministre des Finances des Etats-Unis ou c'est parfois le gouverneur du Federal Reserve Board. Lorsque l'on entend aux Etats-Unis quelqu'un d'autorisé qui dit : "Je pense qu'aujourd'hui le dollar est trop bas" ou "qu'il est trop haut", les marchés comprennent ce que cela veut dire et ils réagissent en fonction de cela. Mais en Europe, il n'y a personne pour dire cela, car aucun des ministres des Finances des différents pays appartenant à l'euro n'a à soi seul la légitimité pour parler au nom de tous. C'est pour cela qu'il faut qu'il y ait une ébauche de gouvernement économique. C'est ce qui est prévu par le traité constitutionnel, en mettant en place un président de ce que l'on appelle l'Eurogroupe, qui réunit justement les ministres des Finances des douze pays qui font partie de l'euro, on aura une voix qui pourra parler et qui pourra dire dans quelle direction il faut aller. Les marchés, à ce moment-là, suivront. M. Trichet, que vous évoquiez à l'instant, qui est le président de la BCE, n'a pas cette mission-là. On peut le regretter, mais comme il ne l'a pas, on ne pas s'attendre à ce qu'il s'exprime dans ce sens. Si donc nous voulons pouvoir gérer mieux nos relations entre l'euro d'un côté et le dollar de l'autre, il faut une sorte de ministre de l'Economie de l'Europe. Tant que nous ne l'aurons pas, nous ne pourrons pas agir. Et c'est pour cela qu'il faut nous doter des institutions politiques que prévoit le traité.
Q - Au passage, êtes-vous inquiet des appréciations un peu divergentes de la France et de l'Allemagne, justement sur le niveau de l'euro face au dollar ? Les Allemands ont finalement l'air de trouver que ce n'est pas si mauvais que cela pour leur propre économie.
R - Oui, il est vrai qu'il y a aussi parfois des côtés positifs : nous achetons par exemple notre pétrole en dollar ; dans ces conditions, plus l'euro est fort, moins on paie cher le pétrole. A l'arrivée, il peut y avoir des appréciations divergentes qui viennent des structures différentes des économies. Mais c'est justement pour cela, parce ce qu'il y a ces discours divergents, que l'Europe ne se fait pas entendre. Tant que l'Europe est parcellisée en petits morceaux - même si ces morceaux sont de gros morceaux comme la France ou l'Allemagne -, tant que l'Europe n'a pas une seule voix, alors elle ne se fait pas entendre. C'est vrai dans le domaine économique, celui de l'euro dont nous venons de parler, mais c'est vrai aussi en matière de politique internationale. On voit bien combien nous sommes absents du conflit du Proche-Orient, combien nous sommes incapables de collaborer, voire d'exprimer une opinion différente de celle des Etats-Unis sur la lutte contre le terrorisme. Pour que l'Europe existe dans le maintien de la paix dans le monde, pour que l'Europe soit capable d'avoir une voix forte, il faut qu'elle soit unie et unique. Et cela, c'est la création de nouvelles institutions politiques.
Q - Ce débat au sein du PS, sur les enjeux européens, est très largement engagé, avec la publication simultanée de trois essais. Est-ce que ce n'est pas beaucoup ?
R - Trois ? Non !
Q - Trois en même temps ?
R - Vous voulez dire qu'il n'y a que deux opinions, le "oui" et le "non", et qu'il n'était peut-être pas nécessaire qu'il y ait deux livres sur le "non" ? Vous avez peut-être raison... A moins que ces "non" ne soient finalement plus divers, plus hétérogènes qu'on ne le croit.
Q - Non, ce qui me frappe, et vous le remarquez vous-même, c'est une précaution que vous prenez dans le préambule où vous parlez d'un livre "écrit aussi vite". Peut-on en effet écrire aussi vite sur un sujet aussi important ? Et d'ailleurs, vous vous adressez aux jeunes, à ceux qui vont la vivre cette Europe-là.
R - C'est vrai que mon livre a été écrit vite, puisqu'il est né d'un coup de colère. J'ai voulu expliquer, j'ai voulu donner des détails. C'est un traité qui fait des centaines de pages et donc il faut expliquer les vrais arguments, détailler les arguments, donner des preuves, citer les textes. D'un autre côté, c'est un livre sur un sujet sur lequel je travaille depuis longtemps. J'ai remis à R. Prodi, l'ancien président de la Commission, un rapport, au mois d'avril dernier, sur l'avenir de l'Europe. J'avais donc des bases, j'avais du matériel, je ne suis pas parti de rien. C'est ce matériel-là que j'ai voulu mettre le plus clairement possible - je ne sais pas si j'ai réussi - à la disposition, non seulement des socialistes qui vont voter le 1er décembre et déterminer la position du PS, mais aussi de l'ensemble de nos compatriotes, puisque le président de la République l'a annoncé : il y aura un référendum sur cette question dans le pays. Et donc il est normal, non seulement d'informer mes camarades socialistes, mais d'essayer de fournir mon interprétation de la situation à l'ensemble des Français.
Q - Et en étant conscient de la difficulté de l'enjeu. Vous écrivez vous-même que certains vous ont opposé : "Quoi ? Faire un livre sur l'Europe ? Mais l'Europe, cela n'intéresse personne !". Comment faire en sorte qu'en effet, l'Europe intéresse tout le monde et que l'on puisse faire son choix ?
R - Je ne suis pas sûr que cela n'intéresse personne et je vois aujourd'hui, en réalité, que dans le débat au sein du PS, l'animation est forte. Donc finalement, cela intéresse. Faire son choix ; le référendum a été choisi. Je ne suis pas un fanatique du référendum et je crois que finalement, cela détourne de la démocratie parlementaire. Je n'aime pas bien la procédure, mais elle est là, il faut la prendre. Ce qui est sûr, c'est qu'au bout du compte, si les Européens - pas seulement les Français - ne s'intéressent pas assez aujourd'hui à l'Europe, sinon pour la dénigrer, pour dire que tout cela c'est technocratique, que cela se passe à Bruxelles, cela ne nous intéresse pas, c'est parce qu'il n'y a pas ce que j'appelle un "théâtre politique européen". En France, comme dans les autres pays, on est habitué à ce qu'il y ait un débat entre les progressistes et les conservateurs, la gauche et la droite, et puis ensuite les citoyens choisissent. Ce débat-là n'a pas lieu au niveau européen. On voit la technique, ça oui, on en voit beaucoup, mais du débat politique sur l'orientation de l'Europe, il n'y en a pas. Pour qu'il y en ait, il faut donner plus de pouvoirs au Parlement européen. C'est ce qui est prévu par le traité et que l'on a vu en application par anticipation dans le rejet de la Commission Barroso, qui a eu lieu il y a quelques jours, où sur une question politique fondamentale, celle de la laïcité, non seulement la gauche - elle n'aurait pas suffi, elle est minoritaire au Parlement - mais aussi les conservateurs ont utilisé leur pouvoir politique. Quand on donne du pouvoir à une assemblée, elle s'en sert. Eh bien, c'est dans ce sens qu'il faut aller, car c'est dans le combat politique, dans le débat politique que finalement les Européens retrouveront le goût de la construction européenne.
Q - Mais êtes-vous certain que, cette fois, l'Europe va se doter réellement d'un espace politique, pas simplement d'un champ économique qui ferait d'elle la première puissance économique mondiale, mais bien d'un territoire politique, qui nous serait commun ?
R - C'est bien le sujet. Je ne suis pas certain, car je ne suis pas certain, que le "oui" va l'emporter. A l'inverse, si le "oui" l'emporte, la réponse est certainement oui. Je suis sûr que ce Traité nous fait avancer dans cette direction. Qu'il ne suffise pas, et que, comme c'est le cas maintenant depuis des années, il y ait de nouveau un autre traité dans quatre ou cinq ans pour le compléter, c'est probable ; les traités se succèdent aujourd'hui au rythme d'un tous les cinq ou six ans. Mais que ce soit la première fois dans l'histoire de l'Europe, que l'on fasse un pas vers l'avant, non seulement dans le domaine politique - avec ce que je disais à l'instant sur les pouvoirs du Parlement ou sur l'existence d'un président de l'Europe qui exercera son mandat pendant au moins deux ans et demi, ce qui lui donne une réalité, un poids sur la scène internationale -, mais aussi dans le champ social, que ce soit la première fois qu'un traité européen ne parle plus seulement "d'économie", comme vous le disiez, ne parle plus simplement du profit des entreprises, du développement économique, mais parle du progrès social, du plein emploi, de l'égalité entre les hommes et les femmes, de la reconnaissance des syndicats, des services publics, c'est un pas formidable vers l'avant. Que ce soit donc sous l'angle politique, ou que ce soit sous l'angle social, ce traité nous fait avancer.
Q - Une dernière chose tout de même : on ne va pas faire de projection sur l'avenir, mais les conséquences pour le PS du choix du "oui" ou du "non" ? Qu'en restera-t-il du PS ?
R - Elles sont considérables. Le PS est un parti démocratique, et donc la ligne qui sera choisie par les militants s'imposera au parti, mais ce n'est pas la même. Selon que le "oui" ou le "non" l'emporte, on ne fait pas le même projet pour les élections à venir, et notamment pour l'élection présidentielle ou les élections législatives. Je crois qu'il est difficile pour les socialistes de convaincre les Français d'un projet présidentiel et d'un projet législatif sur la base du "non". Notamment, parce que comme on le rappelait au début de cette émission - vous le rappeliez vous-même -, le "non" est très hétérogène. Mais si le "non" l'emporte, il faudra que ceux qui l'ont défendu conduisent cette ligne, l'assument et construisent un projet sur cette base. Je ne pense pas qu'ils puissent gagner, mais ce sera la voie. Si le "oui" l'emporte, à l'inverse, le projet sera sensiblement différent. Il sera dans la tradition de l'histoire des socialistes, de Jaurès à Blum et de Blum à Mitterrand, qui ont toujours été parmi les plus forts constructeurs de l'Europe en France. Et dans ces conditions-là, je ne doute pas que nous soyons capables de rassembler autour de nous, non seulement les socialistes, non seulement la gauche, mais au-delà de la gauche, ce petit supplément d'électeurs centristes qui sont nécessaires pour gagner.
(Source : Premier ministre, Service d'information du Gouvernement, le 9 novembre 2004)
R - Non, l'Europe peut être en situation de l'apporter, à condition de se doter des structures politiques qu'elle n'a encore jamais voulu mettre en place. Nous avons construit, en cinquante ans, une Europe qui était avant tout une Europe économique. Elle n'a pas trop mal réussi, encore que tous les résultats ne sont pas à la hauteur des espérances et le chômage est encore fort. Mais l'euro existe. Peu de gens peut-être y croyaient il y a encore une dizaine ou une quinzaine d'années. Mais pour résister à la pression américaine, pour être capable, sur un certain nombre de sujets, d'infléchir la politique américaine, il faut une Europe politique, une Europe forte. Et cette Europe a besoin de structures nouvelles, ce que justement le traité constitutionnel nous propose. Paradoxalement, ceux qui s'opposent à ce traité constitutionnel font le jeu, de mon point de vue, de l'hyper puissance américaine.
Q - Vous attendez-vous à ce que, G. Bush réélu, les relations se tendent plus encore qu'elles ne l'ont été jusqu'ici, entre les Etats-Unis et la France ?
R - Elles le sont déjà beaucoup. Et autant je pense qu'il est normal que l'Europe et la France affirme des positions différentes des Etats-Unis, lorsque nos intérêts ou nos conceptions du monde sont divergents, autant je pense que nous n'avons aucun intérêt à avoir un langage qui cherche à humilier les Etats-Unis et qui systématiquement cherche à tracer une différence. Il y a des points suffisamment importants de divergence pour se concentrer sur ceux-là, pour ne pas par ailleurs avoir un discours fait de rodomontades et qui ne donne aucun résultat. Il faut travailler aujourd'hui à retisser des liens avec nos partenaires transatlantiques. Cela va être difficile.
Q - Il y a déjà des réactions à l'élection du Président américain, qui sont autant de questions posées à l'Europe. Par exemple, la force de l'euro face au dollar aujourd'hui : attendez-vous quelque chose de M. Trichet, le président de la BCE ?
R - L'exemple de l'euro que vous prenez est un très bon exemple. Aujourd'hui, il est évidemment trop fort, trop haut, et il gêne beaucoup les exportations européennes. D'ailleurs, il pourrait encore monter, ce serait encore plus grave. Que faut-il pour qu'un équilibre meilleur s'établisse ? Il faut qu'il y ait une voix en Europe, qui soit capable de dire que maintenant, ça va comme ça, et qui indique aux marchés que la politique qui va être suivie va être de tenter de faire baisser l'euro. Cette voix existe aux Etats-Unis bien sûr ; c'est le Président des Etats-Unis, c'est le ministre des Finances des Etats-Unis ou c'est parfois le gouverneur du Federal Reserve Board. Lorsque l'on entend aux Etats-Unis quelqu'un d'autorisé qui dit : "Je pense qu'aujourd'hui le dollar est trop bas" ou "qu'il est trop haut", les marchés comprennent ce que cela veut dire et ils réagissent en fonction de cela. Mais en Europe, il n'y a personne pour dire cela, car aucun des ministres des Finances des différents pays appartenant à l'euro n'a à soi seul la légitimité pour parler au nom de tous. C'est pour cela qu'il faut qu'il y ait une ébauche de gouvernement économique. C'est ce qui est prévu par le traité constitutionnel, en mettant en place un président de ce que l'on appelle l'Eurogroupe, qui réunit justement les ministres des Finances des douze pays qui font partie de l'euro, on aura une voix qui pourra parler et qui pourra dire dans quelle direction il faut aller. Les marchés, à ce moment-là, suivront. M. Trichet, que vous évoquiez à l'instant, qui est le président de la BCE, n'a pas cette mission-là. On peut le regretter, mais comme il ne l'a pas, on ne pas s'attendre à ce qu'il s'exprime dans ce sens. Si donc nous voulons pouvoir gérer mieux nos relations entre l'euro d'un côté et le dollar de l'autre, il faut une sorte de ministre de l'Economie de l'Europe. Tant que nous ne l'aurons pas, nous ne pourrons pas agir. Et c'est pour cela qu'il faut nous doter des institutions politiques que prévoit le traité.
Q - Au passage, êtes-vous inquiet des appréciations un peu divergentes de la France et de l'Allemagne, justement sur le niveau de l'euro face au dollar ? Les Allemands ont finalement l'air de trouver que ce n'est pas si mauvais que cela pour leur propre économie.
R - Oui, il est vrai qu'il y a aussi parfois des côtés positifs : nous achetons par exemple notre pétrole en dollar ; dans ces conditions, plus l'euro est fort, moins on paie cher le pétrole. A l'arrivée, il peut y avoir des appréciations divergentes qui viennent des structures différentes des économies. Mais c'est justement pour cela, parce ce qu'il y a ces discours divergents, que l'Europe ne se fait pas entendre. Tant que l'Europe est parcellisée en petits morceaux - même si ces morceaux sont de gros morceaux comme la France ou l'Allemagne -, tant que l'Europe n'a pas une seule voix, alors elle ne se fait pas entendre. C'est vrai dans le domaine économique, celui de l'euro dont nous venons de parler, mais c'est vrai aussi en matière de politique internationale. On voit bien combien nous sommes absents du conflit du Proche-Orient, combien nous sommes incapables de collaborer, voire d'exprimer une opinion différente de celle des Etats-Unis sur la lutte contre le terrorisme. Pour que l'Europe existe dans le maintien de la paix dans le monde, pour que l'Europe soit capable d'avoir une voix forte, il faut qu'elle soit unie et unique. Et cela, c'est la création de nouvelles institutions politiques.
Q - Ce débat au sein du PS, sur les enjeux européens, est très largement engagé, avec la publication simultanée de trois essais. Est-ce que ce n'est pas beaucoup ?
R - Trois ? Non !
Q - Trois en même temps ?
R - Vous voulez dire qu'il n'y a que deux opinions, le "oui" et le "non", et qu'il n'était peut-être pas nécessaire qu'il y ait deux livres sur le "non" ? Vous avez peut-être raison... A moins que ces "non" ne soient finalement plus divers, plus hétérogènes qu'on ne le croit.
Q - Non, ce qui me frappe, et vous le remarquez vous-même, c'est une précaution que vous prenez dans le préambule où vous parlez d'un livre "écrit aussi vite". Peut-on en effet écrire aussi vite sur un sujet aussi important ? Et d'ailleurs, vous vous adressez aux jeunes, à ceux qui vont la vivre cette Europe-là.
R - C'est vrai que mon livre a été écrit vite, puisqu'il est né d'un coup de colère. J'ai voulu expliquer, j'ai voulu donner des détails. C'est un traité qui fait des centaines de pages et donc il faut expliquer les vrais arguments, détailler les arguments, donner des preuves, citer les textes. D'un autre côté, c'est un livre sur un sujet sur lequel je travaille depuis longtemps. J'ai remis à R. Prodi, l'ancien président de la Commission, un rapport, au mois d'avril dernier, sur l'avenir de l'Europe. J'avais donc des bases, j'avais du matériel, je ne suis pas parti de rien. C'est ce matériel-là que j'ai voulu mettre le plus clairement possible - je ne sais pas si j'ai réussi - à la disposition, non seulement des socialistes qui vont voter le 1er décembre et déterminer la position du PS, mais aussi de l'ensemble de nos compatriotes, puisque le président de la République l'a annoncé : il y aura un référendum sur cette question dans le pays. Et donc il est normal, non seulement d'informer mes camarades socialistes, mais d'essayer de fournir mon interprétation de la situation à l'ensemble des Français.
Q - Et en étant conscient de la difficulté de l'enjeu. Vous écrivez vous-même que certains vous ont opposé : "Quoi ? Faire un livre sur l'Europe ? Mais l'Europe, cela n'intéresse personne !". Comment faire en sorte qu'en effet, l'Europe intéresse tout le monde et que l'on puisse faire son choix ?
R - Je ne suis pas sûr que cela n'intéresse personne et je vois aujourd'hui, en réalité, que dans le débat au sein du PS, l'animation est forte. Donc finalement, cela intéresse. Faire son choix ; le référendum a été choisi. Je ne suis pas un fanatique du référendum et je crois que finalement, cela détourne de la démocratie parlementaire. Je n'aime pas bien la procédure, mais elle est là, il faut la prendre. Ce qui est sûr, c'est qu'au bout du compte, si les Européens - pas seulement les Français - ne s'intéressent pas assez aujourd'hui à l'Europe, sinon pour la dénigrer, pour dire que tout cela c'est technocratique, que cela se passe à Bruxelles, cela ne nous intéresse pas, c'est parce qu'il n'y a pas ce que j'appelle un "théâtre politique européen". En France, comme dans les autres pays, on est habitué à ce qu'il y ait un débat entre les progressistes et les conservateurs, la gauche et la droite, et puis ensuite les citoyens choisissent. Ce débat-là n'a pas lieu au niveau européen. On voit la technique, ça oui, on en voit beaucoup, mais du débat politique sur l'orientation de l'Europe, il n'y en a pas. Pour qu'il y en ait, il faut donner plus de pouvoirs au Parlement européen. C'est ce qui est prévu par le traité et que l'on a vu en application par anticipation dans le rejet de la Commission Barroso, qui a eu lieu il y a quelques jours, où sur une question politique fondamentale, celle de la laïcité, non seulement la gauche - elle n'aurait pas suffi, elle est minoritaire au Parlement - mais aussi les conservateurs ont utilisé leur pouvoir politique. Quand on donne du pouvoir à une assemblée, elle s'en sert. Eh bien, c'est dans ce sens qu'il faut aller, car c'est dans le combat politique, dans le débat politique que finalement les Européens retrouveront le goût de la construction européenne.
Q - Mais êtes-vous certain que, cette fois, l'Europe va se doter réellement d'un espace politique, pas simplement d'un champ économique qui ferait d'elle la première puissance économique mondiale, mais bien d'un territoire politique, qui nous serait commun ?
R - C'est bien le sujet. Je ne suis pas certain, car je ne suis pas certain, que le "oui" va l'emporter. A l'inverse, si le "oui" l'emporte, la réponse est certainement oui. Je suis sûr que ce Traité nous fait avancer dans cette direction. Qu'il ne suffise pas, et que, comme c'est le cas maintenant depuis des années, il y ait de nouveau un autre traité dans quatre ou cinq ans pour le compléter, c'est probable ; les traités se succèdent aujourd'hui au rythme d'un tous les cinq ou six ans. Mais que ce soit la première fois dans l'histoire de l'Europe, que l'on fasse un pas vers l'avant, non seulement dans le domaine politique - avec ce que je disais à l'instant sur les pouvoirs du Parlement ou sur l'existence d'un président de l'Europe qui exercera son mandat pendant au moins deux ans et demi, ce qui lui donne une réalité, un poids sur la scène internationale -, mais aussi dans le champ social, que ce soit la première fois qu'un traité européen ne parle plus seulement "d'économie", comme vous le disiez, ne parle plus simplement du profit des entreprises, du développement économique, mais parle du progrès social, du plein emploi, de l'égalité entre les hommes et les femmes, de la reconnaissance des syndicats, des services publics, c'est un pas formidable vers l'avant. Que ce soit donc sous l'angle politique, ou que ce soit sous l'angle social, ce traité nous fait avancer.
Q - Une dernière chose tout de même : on ne va pas faire de projection sur l'avenir, mais les conséquences pour le PS du choix du "oui" ou du "non" ? Qu'en restera-t-il du PS ?
R - Elles sont considérables. Le PS est un parti démocratique, et donc la ligne qui sera choisie par les militants s'imposera au parti, mais ce n'est pas la même. Selon que le "oui" ou le "non" l'emporte, on ne fait pas le même projet pour les élections à venir, et notamment pour l'élection présidentielle ou les élections législatives. Je crois qu'il est difficile pour les socialistes de convaincre les Français d'un projet présidentiel et d'un projet législatif sur la base du "non". Notamment, parce que comme on le rappelait au début de cette émission - vous le rappeliez vous-même -, le "non" est très hétérogène. Mais si le "non" l'emporte, il faudra que ceux qui l'ont défendu conduisent cette ligne, l'assument et construisent un projet sur cette base. Je ne pense pas qu'ils puissent gagner, mais ce sera la voie. Si le "oui" l'emporte, à l'inverse, le projet sera sensiblement différent. Il sera dans la tradition de l'histoire des socialistes, de Jaurès à Blum et de Blum à Mitterrand, qui ont toujours été parmi les plus forts constructeurs de l'Europe en France. Et dans ces conditions-là, je ne doute pas que nous soyons capables de rassembler autour de nous, non seulement les socialistes, non seulement la gauche, mais au-delà de la gauche, ce petit supplément d'électeurs centristes qui sont nécessaires pour gagner.
(Source : Premier ministre, Service d'information du Gouvernement, le 9 novembre 2004)