Interview de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, à France 3 le 6 décembre 2003, sur la politique en faveur d'une réforme de la sécurité sociale et sur les personnes âgées.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission Journal de 19h - France 3 - Télévision

Texte intégral

E. Lucet : J.-P. Raffarin est l'invité du 19/20. Monsieur le Premier Ministre, bonsoir. Merci d'être avec nous. Revenons d'abord sur l'origine de ce plan, c'est-à-dire sur le drame de la canicule qui a fait 15.000 morts cet été. Ce matin, lors de votre conférence de presse, vous avez voulu ouvrir cette conférence en parlant d'une "France profondément meurtrie." Est-ce que vous avez aujourd'hui des regrets ou des remords par rapport à la manière dont le Gouvernement a géré cette crise ?
J.-P. Raffarin : "Je pense que toute la société doit avoir des remords, puisqu'on n'a pas anticipé notre situation de vieillissement. Et quand nous avons créé, en 1945, la Sécurité sociale, avec tous les grands risques que nous avons voulu prévoir, on n'a pas anticipé la dépendance. C'est pour cela que la réforme que je propose aujourd'hui est une réforme historique. Le risque de dépendance est reconnu, avec une caisse spécifique, avec une ampleur financière jamais atteinte. J'ai entendu tout à l'heure un certain nombre de gens qui disaient qu'il n'y avait pas assez d'argent. Pour la première fois dans l'Histoire de France, 9 milliards d'euros, 60 milliards de francs, pour les personnes âgées, pour les personnes handicapées, c'est un effort considérable. De ce point de vue-là, il est historique. Il était nécessaire, compte tenu des blessures, y compris celle de l'été dernier, qui sont toujours douloureuses."
E. Lucet : Alors justement, on va revenir sur le plan, mais en ce qui concerne la gestion de la crise, a priori, pas de remords ?
J.-P. Raffarin : "Le fond de l'affaire, aujourd'hui, c'est d'anticiper la situation du vieillissement. Les personnes qui ont plus de 85 ans vont doubler dans les dix ans qui viennent, et donc il est très important d'engager des actions, notamment pour que les personnes âgées puissent rester chez elles. Il y a eu trop d'isolement cet été, trop de solitude. 90% des gens qui ont plus de 75 ans vivent chez elles. Elles veulent vivre le plus longtemps possible, ces personnes, chez elles. Ayons cette humanité de rendre compatible le fait qu'on puisse vivre chez soi sans être dans l'isolement comme on l'a vécu cet été. C'est pour ça que nous allons créer 30.000 places de soins infirmiers, c'est pour ça que nous allons faire en sorte qu'on puisse donner un service, plus de service, plus d'humain pour les personnes âgées."
E. Lucet : On l'a bien compris, c'est l'un des axes principaux de votre plan, le maintien des personnes âgées à domicile. Est-ce que c'est aussi une manière de ne pas creuser le déficit de la Sécurité sociale ?
J.-P. Raffarin : "C'est évident que c'est un plan qui est financé. Dans le passé, on a souvent fait du social à crédit. On a créé des prestations, et il a fallu les financer. Quand je suis arrivé au Gouvernement, par exemple, on avait distribué à deux reprises la prime de Noël sans la payer ; c'est mon gouvernement qui a dû la payer. De même, on a fait une prestation pour l'autonomie, et c'est mon gouvernement qui a dû la payer. Alors il faut faire des réformes que l'on peut payer. C'est pour cela qu'aujourd'hui je propose pour les personnes handicapées, par exemple quelque chose qui est très important, qui est innovant : le droit à la compensation. Chaque personne handicapée a un surcoût en fonction de son handicap. Certains ont besoin par exemple d'un chien d'aveugle. Vous savez combien coûte un chien d'aveugle ? Cela coûte 20.000 euros. Certains ont besoin d'un livre en braille, un livre scolaire, ça coûte 150 euros. Grâce à ces moyens financiers, on va pouvoir donner ce droit à la compensation pour chacune des personnes handicapées. C'est une très grande réforme qui prolonge la réforme de 75, qui la modernise."
E. Lucet : Vous dites que c'est un plan d'ampleur, notamment au niveau financier : 9 milliards de débloqués sur quatre ans. La gauche vous reproche aujourd'hui de rétablir les crédits que vous auriez supprimés avant l'été...
J.-P. Raffarin : "C'est inexact, puisqu'il s'agit de, vous vous rendez compte, 9 milliards d'euros. Nous n'avons pas fait baisser des crédits, puisque la gauche n'avait pas mis de crédits. Nous avons emprunté l'an passé 400 millions d'euros pour pouvoir financer l'APA, nous avons fait un effort considérable pour financer une annonce qui avait été faite à crédit. Moi, les réformes que je fais, je les finance, et je demande des efforts. Vous savez, ce n'est pas toujours agréable de demander des efforts, mais je demande aux Français de se dire : n'oublions pas en effet la canicule. La solidarité, ce n'est pas seulement une incantation, ce n'est pas seulement des discours, c'est aussi un engagement personnel. Et je remercie toutes les Françaises et les Français qui acceptent de s'engager pour la solidarité pour les personnes dépendantes."
E. Lucet : Alors justement, pourquoi est-ce que vous avez choisi cette solution du jour férié, entre guillemets, "travaillé gratuitement" ? Pourquoi est-ce que vous n'avez pas choisi l'augmentation de l'impôt par la CSG par exemple ?
J.-P. Raffarin : "Parce que je veux protéger le pouvoir d'achat des Français. Et c'est, je crois, très important de se dire qu'un progrès social, ça doit se financer par la création de richesses et pas toujours aller chercher l'argent par l'impôt. Il faut créer des richesses ; un jour de travail, un salarié qui va donner son temps de travail, il va permettre à l'entreprise de créer de la richesse, et cette richesse va financer la contribution. Ce sont les employeurs qui vont payer ; ainsi le salarié, le travailleur va donner du temps qui va donner de la production, et qui va nourrir une cotisation employeur qu'il va financer ; c'est la création de richesses qui finance le social. On ne peut pas systématiquement aller chercher de l'argent dans la poche des Français. On sait qu'on a besoin du pouvoir d'achat pour la consommation, pour la croissance, pour l'emploi."
E. Lucet : Vous dites "solidarité", mais on a entendu dans ce reportage, ces soudeurs dans une entreprise qui disent : premièrement, je suis la vache à lait de l'Etat ; deuxièmement, qu'est-ce qui m'assure que cet argent va vraiment aller aux personnes âgées et par exemple, pas au comblement des déficits publics ?
J.-P. Raffarin : "C'est en effet une bonne question. D'abord, personne n'est vache à lait de l'Etat. L'Etat va payer, les fonctionnaires vont travailler, et l'Etat apportera sa contribution comme les entreprises privées, le capital, le travail, le public, le privé. Un plan juste, un plan équilibré."
E. Lucet : Oui, mais les salariés, ils ont l'impression...
J.-P. Raffarin : "Et nous créons une caisse. Ce qui est très important, c'est que comme il y a d'autres caisses dans la Sécurité sociale, là, il va y avoir une caisse spécifique, avec un conseil d'administration. Cet argent, il ira dans la caisse, et c'est la caisse qui pourra distribuer, avec équité, les prestations via les départements, aux personnes qui en ont besoin. Il ne s'agit pas, comme la vignette, d'aller nourrir le budget de l'Etat, comme on l'a fait dans le passé. Il s'agit de créer, comme on l'a fait en 45, une caisse, une caisse qui puisse être gérée à parité. On a nommé des spécialistes pour aider à bâtir dans la concertation, avec les associations, avec tous les partenaires, cette nouvelle caisse pour l'autonomie, et cette caisse va sécuriser les financements. Je prends devant vous l'engagement qu'il n'y a pas un euro de cette caisse qui n'ira pas pour les personnes dépendantes, c'est-à-dire les personnes handicapées et les personnes âgées."
E. Lucet : Pendant quatre ans, et après ?
J.-P. Raffarin : "Et après, pour moi, situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle : il nous faut à un problème durable des réponses durables, et je propose que ce financement, et c'est ce que je ferai au Parlement, soit durable, et que donc que
tout cela soit prolongé. Au bout de quatre ans, nous ferons une évaluation du programme, mais je souhaite que la décision soit durable, parce que le problème est durable dans la société française, le vieillissement nous concerne tous. Mais c'est une bonne nouvelle : une petite fille sur deux qui naît aujourd'hui va vivre jusqu'à cent ans, il faut en faire une bonne nouvelle. Pendant trop longtemps, on n'a pas voulu regarder en face la réalité ; le vieillissement est une réalité, il faut le traiter."
E. Lucet : Vous parlez, vous, de "bonne nouvelle", mais ce plan ne sera effectif qu'à partir de juillet 2004 au mieux...
J.-P. Raffarin : "Non, non, non, dès le 1er janvier, nous mettons 600 millions, qui sont financés par l'ONDAM, qui sont financés pour engager les travaux, notamment pour les maisons de retraite et pour les personnes qui vont servir à domicile, les personnes âgées, notamment en soins infirmiers. Donc le plan commence au 1er janvier, c'est le jour férié qui sera, pour tout le monde, à peu près, sauf ceux qui dans une entreprise auront une négociation."
E. Lucet : Mais en tout état de cause, on vous dit : c'est beaucoup trop tard, vous auriez dû faire ça beaucoup plus vite, juste après la canicule...
J.-P. Raffarin : "Mais vous savez, depuis 1974, on aurait pu faire des choses, parce que depuis 1974, les couples français ne se renouvellent pas. Donc c'est vrai qu'il aurait fallu aller très vite ; que le vieillissement, on a fermé un peu les yeux depuis une quinzaine d'années, depuis une dizaine d'années. Donc c'est vrai, vous savez, la société française aujourd'hui, elle a beaucoup de retard dans un certain nombre de domaines. Et j'ai beaucoup de travail, et ce n'est pas facile. Nous faisons les efforts avec justice, parce qu'il faut agir, il faut agir pour sortir la France des impasses. Il y avait une impasse des retraites. On savait qu'il y avait une impasse, de moins en moins de gens qui paient, de plus en plus qui touchent ; on savait qu'il y avait une impasse, et personne ne voulait faire la réforme. Là, c'est la même chose, on sait que la société vieillit, il faut faire les réformes, je travaille pour l'avenir de notre pays, c'est très important de résoudre ces impasses."
E. Lucet : Monsieur le Premier Ministre, sur ce débat du jour férié notamment, on a beaucoup parlé, ces derniers jours, ces dernières semaines, de cafouillage au sein de votre gouvernement. Est-ce que vous regrettez les prises de position de certains de vos ministres ?
J.-P. Raffarin : "Non, nous avons discuté, vous vous rendez compte que nous faisons une réforme qui est de l'ampleur de celle qui a été faite en 1945. Donc il a fallu beaucoup consulter, beaucoup discuter."
E. Lucet : Oui, enfin, il y a eu des fuites aussi ?
J.-P. Raffarin : "Bien sûr, mais on est dans une société d'information."
E. Lucet : Vous ne les regrettez pas ?
J.-P. Raffarin : "Je suis allé en Allemagne, j'ai été parler avec un certain nombre de gens, je ne voyage pas confidentiellement, je ne reçois pas des gens par des portes dérobées, donc il est clair qu'il y a eu des discussions. Il y a eu un certain nombre de fuites. Vous savez bien, vous les journalistes, que les fuites, ça se pratique régulièrement, c'est une société de l'information, j'ai écouté."
E. Lucet : Cela veut dire que vous ne les regrettez pas et que vous considérez que c'est absolument normal que dans le Gouvernement, des ministres s'expriment sur un dossier avant même que vous l'ayez fait ?
J.-P. Raffarin : "Je vais vous dire, j'écoute les uns et les autres, chacun a le droit de s'exprimer. Je suis un homme d'écoute, je suis un homme de terrain, je sais écouter, mais le moment venu, on prend la décision, et on l'applique et je demande à tous de la respecter, et c'est ce qui se passe. L'autorité moderne, c'est d'abord de savoir écouter, d'abord de savoir débattre, ensuite, de décider, et de s'engager. Je décide, je m'engage pour l'avenir de notre pays, j'y crois et les ministres ont participé à ce débat, et maintenant, ils sont chargés de l'appliquer."
E. Lucet : Ce manque de clarté de l'action gouvernementale, il vous a été reproché par certains membres de la majorité, de l'UMP. Est-ce que vous n'avez pas songé ces derniers jours à un remaniement ministériel ?
J.-P. Raffarin : "Ecoutez, je travaille sur des sujets qui sont graves et je vous assure que mon souci n'est pas partisan, j'ai des sujets très importants à traiter. Nous avons une grande réforme du dialogue social, nous avons engagé une réforme très importante pour le droit individuel à la formation. Alors, je vous assure, je n'ai pas été nommé à cette fonction de Premier ministre pour m'occuper de clivages partisans et de guerres parlementaires. Je travaille avec les uns et les autres, j'écoute les uns et les autres, et mon travail est d'agir."
E. Lucet : Monsieur le Premier ministre, vous êtes arrivé à Matignon il y a 18 mois, jour pour jour, c'est un anniversaire aujourd'hui. Votre cote de popularité est au plus bas ; d'ailleurs, en partie à cause du drame de la canicule. Que vous inspire une Une comme celle-ci, qui est sortie aujourd'hui, Une de L'Express : "La fin ?" ?
J.-P. Raffarin : "Je suis content de voir que France Télévisions fait la promotion de L'Express."
E. Lucet : Non, c'est un journal qu'on peut trouver dans tous les kiosques...
J.-P. Raffarin : "Bien sûr, bien sûr, oui, oui. Non, mais c'est une promotion que j'apprécie. Je vais vous dire très franchement : quand on agit, ce n'est pas facile. Il faut assumer un certain nombre de décisions qui ne sont pas toujours populaires. Je me bats pour la sécurité routière, contre la délinquance routière, ce n'est pas populaire de mettre des radars, ce n'est pas populaire de lutter contre la vitesse. Je le fais parce qu'il faut le faire. Nous sommes un des pays où il y a le plus de morts sur les routes. [...]"
E. Lucet : Mais ça veut dire que ce n'est pas "la fin", pour reprendre cette Une de journal ?
J.-P. Raffarin : "Vous avez le choix, il y a ceux qui pensent que c'est "la fin", et puis, je vois dessous "le rebond", donc c'est ou la fin ou le rebond ?"
E. Lucet : Mais, vous, vous en pensez quoi ? Est-ce que vous avez été découragé à certains moments ? Est-ce que vous êtes combatif ?
J.-P. Raffarin : "D'abord, quand on aime la France et qu'on est Premier ministre, on n'a pas le droit au découragement. On a le devoir d'action. Donc, moi, j'agis. Le président de la République fixe les lignes. La réforme pour les personnes handicapées, c'est un engagement du chef de l'Etat. Et je suis vraiment mobilisé pour que dans la vie concrète, nous ayons pu changer vraiment les conditions de vie des personnes âgées et des personnes handicapées. Franchement, vous avez un Premier ministre qui réussit à faire la réforme des retraites, à faire la réforme de la décentralisation, à faire la réforme des SMIC, le treizième mois pour les smicards, et là, changer vraiment, en quatre ans, la vie des personnes handicapées, la vie des personnes âgées, franchement, je ne suis pas honteux de ce que je fais. Je le fais pour mon pays et je ne m'occupe pas de ma carrière personnelle. J'ai un devoir d'action, je suis en mission, c'est le chef de l'Etat lui-même qui l'a dit."
E. Lucet : Justement, vous parlez du chef de l'Etat et de la confiance mutuelle qu'il y a entre vous. Sur la laïcité justement, on dit que vous êtes sur la même longueur d'onde. Est-ce que vous avez décidé de légiférer ?
J.-P. Raffarin : "Il y a une commission nommée par le chef de l'Etat avec monsieur Stasi à sa tête. Que la commission travaille, elle nous fera part de ses recommandations et nous déciderons."
E. Lucet : Mais là aussi, il y a eu des fuites ces derniers jours, on dit que vous êtes pour légiférer...
J.-P. Raffarin : "Oui, mais ne vous inquiétez pas toujours pour les fuites et prenez un pronostic : le Premier ministre est d'accord avec le Président. C'est ça, la vraie Vème République."
E. Lucet : Et le Président pense qu'il faut légiférer ?
J.-P. Raffarin : "Le Premier ministre est en accord avec le Président ; c'est ça la Vème République quand elle marche sur ses pieds, quand elle est à l'endroit. On a vécu une République à l'envers pendant un certain temps ; la cohabitation, c'est fini. Maintenant, on travaille la main dans la main au service des Français."
E. Lucet : On l'a bien compris... Une dernière question concernant l'UDF et l'attitude de F. Bayrou, notamment pour les élections régionales. Comment est-ce que vous ressentez sa démarche ? Est-ce qu'il fait toujours partie de la majorité pour vous ?
J.-P. Raffarin : "Cela dépend de lui. Et moi, je respecte l'ensemble des parlementaires, je respecte l'ensemble des forces politiques. Mais, je suis en action. Ce que je leur dis, c'est que nous avons de graves problèmes dans la société française à résoudre. Nous pouvons valoriser tous les talents de notre pays, nous sommes dans un siècle nouveau, nous avons des chances formidables. Occupons-nous de l'avenir et pas des querelles partisanes."
E. Lucet : Cela veut dire que vous leur tendez encore la main...
J.-P. Raffarin : "Mais la main est toujours tendue, évidemment ! Et moi, je souhaite qu'on puisse s'attaquer aux vrais problèmes. Et franchement, si ensemble, on réussissait à améliorer la condition de vie des personnes handicapées, comme nous pouvons le faire avec ce texte, la condition de vie des personnes âgées, je vous assure que ça vaut tous les débats partisans du monde. C'est ça, l'enjeu du Gouvernement, c'est ça, mon enjeu personnel et c'est pour ça qu'ils me trouveront toujours pour tendre la main et pour travailler ensemble dans l'intérêt du pays."
E. Lucet : Monsieur le Premier Ministre, merci d'être venu sur le plateau du 19-20.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 24 décembre 2003)