Déclaration de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, sur l'aide sociale à l'enfance, notamment le placement d'enfants pour des motifs économiques dans des familles d'accueil, Paris le 26 juillet 2000.

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Circonstance : Présentation du rapport de l'IGAS et de l'IGSJ de MM. Pierre Naves et Bruno Cathala sur l'aide sociale à l'enfance

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,
Nous présentons aujourd'hui un rapport conjoint de l'Inspection générale des Affaires Sociales et de l'Inspection Générale des Services Judiciaires. Il s'agit d'une mission que j'avais demandée avec Elisabeth GUIGOU à la fin de l'année dernière, à la suite de questions posées par ATD Quart-Monde concernant l'éventualité de placements d'enfants pour des motifs " économiques ".
Deux ans après le vote de la loi de lutte contre les exclusions qui rappelle solennellement le droit pour chaque enfant de vivre en famille, l'idée qu'on surajoute aux difficultés économiques des familles populaires une exclusion affective, quand bien même il n'y aurait pas de situation de danger, était particulièrement choquante. La législation est très claire : les placements doivent demeurer exceptionnels, il s'agit d'une solution de dernier recours lorsque, véritablement, un enfant dans sa famille court un réel danger.
Nous avons donc, avec Elisabeth GUIGOU, demandé à l'Inspection Générale des Affaires Sociales et à l'Inspection Générale des Services Judiciaires d'examiner sur le terrain, en se rendant auprès des différents partenaires concernés - services départementaux d'aide sociale à l 'enfance, parquets, tribunaux pour enfants - comment était mises en uvre concrètement les politiques d'aide sociale à l'enfance.
Il faut réaffirmer que ces politiques ont pour but de protéger les enfants, mais aussi :
- de soutenir les familles fragilisées et prévenir les placements en utilisant activement les outils de prévention qui existent,
- de veiller à préserver, lorsqu'un placement s'avère malgré tout nécessaire, le lien des enfants avec leur famille,
- et, enfin, de chercher autant que possible à préparer le retour à terme des enfants dans leur famille.
Les deux inspecteurs, MM. Pierre NAVES et Bruno CATHALA, ne se sont pas contentés d'étudier des dossiers et de s'entretenir avec des professionnels. Ils ont aussi rencontré des familles, ils les ont écoutées et leur ont donné la parole. Cette démarche consistant lors d'une évaluation ou d'une enquête administrative à associer les personnes directement intéressées est essentielle. C'est aussi ce qui fait la qualité et la densité de ce rapport ; il parle de la vie et de la souffrance de ces familles.
I - Y-A-T'IL DES PLACEMENTS MOTIVES PAR LES SEULES DIFFICULTES FINANCIERES DES PARENTS ?
Les rapporteurs n'ont pas constaté de décisions de placement qui auraient été prises du seul fait de la misère financière des parents. C'est dans une certaine mesure rassurant, puisque cela montre que les craintes qui s'étaient exprimées n'étaient pas totalement fondées. Cela montre aussi que les dispositifs destinés à épauler les parents dans l'exercice de leur responsabilité parentale et à faciliter le maintien des enfants dans leur milieu de vie naturel - les minima sociaux, les prestations familiales sous conditions de ressources, les aides financières de l'aide sociale à l'enfance - ont une certaine efficacité.
En revanche, la très grande majorité des séparations ont comme arrière-fond des situations de pauvreté et de précarité.
Je rappelle à cet égard que l'article 134 de la loi de lutte contre les exclusions de juillet 1998 vise à assurer le respect du droit à une vie familiale et plus précisément la non-séparation des membres des familles accueillis, soit dans les Centres d'Hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), soit dans les centres maternels relevant des services de l'Aide Sociale à l'Enfance des conseils généraux. Ainsi les moyens des CHRS ont été renforcés : 1 690 nouvelles places de CHRS ont été créées entre 1998 et 2000 ce qui a permis d'accroître de 92 le nombre de CHRS en mesure d'accueillir des familles.
Les Préfets ont eu pour instruction de négocier avec les conseils généraux pour que, dans le cadre de l'élaboration des schémas de l 'accueil, de l'hébergement et de l'insertion, soit garanti le respect des droits familiaux. Des conventions prévoiront des financements conjoints, chaque fois que cela s'avèrera nécessaire.
II - LES CONSTATS DU RAPPORT
Si les placements ne sont pas motivés uniquement par des raisons financières les rapporteurs mettent en lumière des insuffisances des dispositifs existants. Ils ouvrent par-là même des pistes de travail pour, à l'avenir, prévenir les ruptures familiales.
Premier constat : L'objectif de prévention des placements est affirmé par les textes, il se traduit d'ailleurs dans les chiffres : depuis 20 ans, les placements ont diminué de plus de 20 % [en 1998 sur 270 000 bénéficiaires d'une mesure ASE, 144 000 font l'objet d'une mesure de placement dont 60 % en familles d'accueil, et 40 % en institutions] ; mais il manque un véritable pilotage sur le terrain. De fait, l'ASE, même décentralisée, demeure un domaine partagé avec l'Etat : avec l'éducation nationale, la justice, le secteur médico-social Il est par conséquent nécessaire que se mette en place une coordination permanente au plus près du terrain.
L'IGAS et l'IGSJ relèvent que la coordination entre les différentes institutions demande encore à être renforcée à la fois au niveau de la gestion des circuits de signalements, au niveau de la conduite des actions de prévention et aussi en ce qui concerne la prise en charge.
Deuxième constat :
Les rapporteurs soulignent la tendance à une " judiciarisation " du système français de protection de l'enfance. Elisabeth GUIGOU abordera tout à l'heure plus longuement ce sujet complexe. C'est une spécificité française. Elle aboutit à engager des procédures judiciaires là où, parfois, certaines situations de crise pourraient être gérées dans un cadre négocié et contractualisé avec les familles.
De plus, cette inflation de saisines de l'autorité judiciaire conduit à surcharger les parquets et les tribunaux pour enfant.
Cette judiciarisation conduit les rapporteurs à se demander si on ne pourrait pas mieux utiliser les outils de prévention existants, mobiliser très en amont des dispositifs négociés avec les familles pour les aider à retrouver de la sécurité économique, affective et éducative : il s'agit de voir si en épaulant mieux certaines familles, on ne pourrait pas éviter certains placements traumatisants.
Le rapport propose un certain nombre de pistes de réflexion en ce sens que j'examinerai prochainement conjointement avec l'Association des Départements de France, présidée par Jean PUECH, Elisabeth GUIGOU et Ségolène ROYAL.
Troisième constat, et qui me paraît le plus grave.
L'IGAS et l'IGSJ mettent en évidence le fait que l'aide sociale à l'enfance reste vécue par beaucoup de familles comme un service " rapteur " d'enfants. La peur du placement des enfants limite la liberté de parole des familles devant le juge ou l'éducateur. Beaucoup de parents se sentent humiliés ou impuissants face à des logiques administratives ou judiciaires qu'ils ne comprennent pas et qui ne leur sont peut-être pas toujours suffisamment expliquées.
Les familles n'ont pas accès au dossier : elles ne connaissent pas le contenu des écrits des travailleurs sociaux les concernant, ce qui leur est reproché. De même, les écrits relatifs aux enfants placés - les bulletins scolaires, les feuilles de soins, etc - ne sont que rarement communiqués aux parents, contrairement à la loi.
Il y donc un vrai travail à faire sur le droit des usagers en lien étroit avec le ministère de la justice et l'Assemblée des Départements de France. Toute la logique de la lutte contre les exclusions réside dans ce principe : rendre les personnes parties prenantes des décisions les concernant, arrêter de vouloir trouver des solutions à leur place.
Cette préoccupation est notamment un axe du projet de loi, examiné ce matin en Conseil des ministres, qui réforme la loi de 75 sur les institutions sociales et médico-sociales. Ce texte apportera en particulier des garanties nouvelles aux usagers, notamment à travers la création, dans chaque structure, d'un conseil associant les usagers, à travers la signature d'un contrat de séjour ou de prise en charge passé par les établissements et services sociaux et médico-sociaux avec chaque personne accueillie, ainsi que par la remise d'un livret d'accueil.
III - Que devons-nous faire pour remédier à ces insuffisances ?
Je voudrais, avant de céder la parole à Elisabeth GUIGOU et à Ségolène ROYAL, insister sur le triple rôle qui me paraît devoir être celui de l'Etat dans le domaine de l'aide sociale à l'enfance décentralisée.
L'Etat doit être le garant de l'égalité de traitement des usagers devant le service public : nous ne pouvons accepter qu'à l'intérieur d'un même département ou d'un département à l'autre, des pratiques différentes aient d'aussi graves incidences sur la situation des familles et des enfants : les dépenses d'ASE par habitant de moins de 21 ans, l'effort de prévention, les budgets d'aides financières, les taux d'encadrement des AEMO par exemple sont très variables d'un département à l'autre.
L'Etat doit être le facilitateur de la coordination au plan local et national : c'est ce qui a été fait avec le service national d'accueil téléphonique pour l'enfance maltraitée (SNATEM) qui gère le numéro 119, et qui permet que 24h sur 24 des professionnels de la petite enfance soient à l'écoute. Ce service traite près d'un million d'appel par an. Cet outil, cofinancé à parité par l'Etat et les départements, a fait la preuve de son utilité.
L'Etat doit, enfin, être le garant des droits des usagers. Il faut absolument que disparaisse l'idée qu'on saurait mieux qu'une personne ce qui est bon pour elle. Des réformes importantes sont en cours dans le secteur de la formation des travailleurs sociaux, avec la sortie prochaine d'un schéma national du travail social et de schémas régionaux. Il s'agit notamment d'aider les travailleurs sociaux en les formant à toutes les dimensions de la lutte contre les exclusions.
Nous avons d'ores et déjà avec Elisabeth GUIGOU et Ségolène ROYAL proposé à l'Assemblé des départements de France d'engager, dès la rentrée, un travail commun autour de l'aide sociale à l'enfance, dans cinq directions :
- développer la prévention,
- améliorer la gestion des signalements,
- diversifier et moderniser la prise en charge,
- développer l'évaluation,
- renforcer les droits des usagers.
Ségolène ROYAL vous développera tout à l'heure ces cinq axes.
Je me félicite de ce que l'IGAS et l'IGSJ nous proposent aujourd'hui des pistes de réflexion et d'action en matière d'aide sociale à l'enfance. Leurs conclusions et recommandations constituent des outils précieux.
Conclusion :
Mesdames et Messieurs, depuis trois ans, le gouvernement a été l'artisan d'avancée significative dans le domaine social. Des textes essentiels ont été votés, notamment la loi de lutte contre les exclusions
Il importe de conserver à l'esprit que l'aide sociale à l'enfance, même décentralisée, demeure un domaine qui nécessite une coordination permanente entre les conseils généraux et les services de l'Etat : avec l'éducation nationale, avec la justice, avec le secteur médico-social notamment. C'est dans cet esprit de coordination, au service des familles, que nous souhaitons travailler avec les départements.
Depuis la décentralisation les conseils généraux ont fait et font beaucoup en faveur de la protection de l'enfance : l'aide sociale à l'enfance mobilise aujourd'hui près de 30 milliards de francs. Elle constitue le premier poste parmi les dépenses d'aide sociale des collectivités départementales, devant l'aide aux personnes handicapées (15 milliards de francs) et l'aide aux personnes âgées (12,6 milliards de francs).
Il n'est pas question de revenir sur le partage des compétences issu de la décentralisation.
En revanche, l'Etat et les départements ont une responsabilité collective, celle de faire en sorte que les situations de détresse ne soient pas laissées sans réponse, et que la réponse apportée soit adaptée aux besoins de chaque enfant et de chaque famille.
Nous nous devons d'agir ensemble dans ce sens.
Je vous remercie.


(source http://www.social.gouv.fr, le 7 août 2000)