Texte intégral
Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,
Un journaliste décrivait récemment comment Goethe avait découvert en 1792 le pot-au-feu, alors qu'il accompagnait dans la Meuse le Duc de Weimar et son état-major lors de la Campagne de France. Longtemps, en effet, l'histoire du goût a suivi les routes des conquêtes, et l'espace européen de la gastronomie trouve de nombreuses résonances dans la géographie militaire. A ces époques, l'Europe se faisait sous des formes sensiblement moins pacifiques que de nos jours !
Aujourd'hui, les logiques conjointes de la paix et du commerce se sont enfin imposées à notre continent, modifiant radicalement les modalités du partage de nos savoir-faire. On dit souvent que goûter les plats, c'est comme lire un livre. Cette expression, à mes yeux, ne prend vraiment son sens qu'une fois définitivement acquis le principe d'un espace pacifié.
2004 sera l'année de la réunification du continent. Ce qui naturellement nous impose un effort de pédagogie : nous devons faire mieux connaître à nos concitoyens les enjeux de cette étape décisive dans l'histoire de l'Europe. Parmi ces enjeux, il en est un, essentiel : celui de la préservation et de la mise en valeur de notre diversité culturelle. Si l'Union existe, c'est que nous partageons tous un ensemble de valeurs communes. Mais c'est aussi parce que cette Union exprime au mieux la richesse de notre diversité, que l'entrée des dix nouveaux pays membres va bientôt considérablement renforcer.
La gastronomie est certainement l'un des meilleurs exemples de cette diversité : elle la rend visible, palpable, olfactive, ouverte à tous les sens. La gastronomie, en France, est un joyau de notre patrimoine culturel. Nous sommes cependant loin d'être les seuls pour qui la cuisine représente un tel atout, un tel art de vivre. Partout elle a en tout état de cause un caractère identitaire. Les pratiques culinaires nous offrent en effet un moyen sans pareil de découvrir l'autre. Marqueur privilégié de l'altérité, le gustatif a l'avantage de présenter l'autre immédiatement aux sens, avant même que le discours et les préjugés ne viennent s'en mêler. Brillat-Savarin, dans sa fameuse Physiologie du goût, résumait par deux aphorismes cette pré-connaissance de l'autre à travers les plats : "la destinée des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent" ; et surtout, "dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es".
Les goûts sont par ailleurs le réceptacle de nos souvenirs : souvenirs individuels de l'enfance et des voyages - la fameuse madeleine de Proust - souvenirs collectifs de l'histoire qui s'y sédimente, celle des conquêtes, des rejets, des partages et des envies. Comme Lévi-Strauss nous le montre dans ses Mythologiques, la cuisine use dans son langage propre de logiques d'exclusion, mais aussi d'alliances possibles, entre les ingrédients, les peuples, les âges, qui expriment parfois des combinaisons impossibles à imaginer dans le monde du langage et des structures sociales.
A l'inverse, lorsqu'elles touchent au commerce et à l'économie, la gastronomie, la restauration et l'industrie alimentaire peuvent être à l'origine de divisions et de rancoeurs tenaces, qui mettent parfois en péril les plus solides édifices diplomatiques. Le contentieux sur le commerce de la banane avec nos amis allemands et celui sur les exportations de Roquefort aux Etats-Unis en sont l'illustration... Il est vrai que la grande guerre qui oppose, dans Gargantua, Picrochole, roi de Lerné, et son voisin Grandgousier, avait également été déclenchée pour une histoire complexe de commerce de fouaces, ces galettes poitevines dont on ignorait jusqu'à Rabelais les vertus belliqueuses. Les querelles de réglementation alimentaire s'apparentent parfois à une guerre féroce. Celle qui, à Lilliput, avait opposé les Little-Endians aux Big-Endians, les petits-boutistes et les grands-boutistes - un conflit qui était parti lui aussi d'un schisme religieux majeur que Swift nous décrit par le menu, dans le Voyage de Gulliver, sur la manière orthodoxe de casser ses oeufs avant de les manger - par son extrémité la plus grande ou par la plus petite ?
Sujet de controverses passionnées, la gastronomie est aujourd'hui, avant tout, pour nous l'occasion de la découverte de l'autre. Et c'est parce que la richesse des patrimoines culinaires d'Europe centrale et orientale est trop peu connue de nos compatriotes que nous avons décidé de monter, avec de nombreux partenaires, "la Quinzaine de l'Europe élargie dans la restauration". Elle se veut une opération populaire permettant à plus de deux millions de nos compatriotes de découvrir dans leurs restaurants et leurs cantines des plats et une présentation visuelle des dix pays adhérents. Ceux qui y participeront se verront remettre un livret qui présente à la fois les 10 nouveaux pays et 10 exemples de recettes savoureuses : canard aux pommes polonais, halloumi grillé chypriote, ragoût d'agneau slovène Un concours, avec trois questions sur la construction européenne, est par ailleurs organisé, avec de nombreux cadeaux, dont deux voyages à la clé.
Les partenaires de cette opération, que je remercie tous, sont nombreux. Et c'est justement leur variété qui permettra de toucher une grande diversité de publics. Nous comptons, parmi nos partenaires :
- plusieurs cantines scolaires, comme les 71 cantines de la ville d'Orléans ;
- plusieurs lycées hôteliers comme le lycée Delphine Gay à Bourganeuf ;
- des restaurants administratifs ou d'entreprises, notamment ceux que regroupe le CCC, Comité de coordination des collectivités, porte-parole de la restauration des collectivités en gestion directe - par exemple le restaurant de l'UNESCO -.
- De grandes enseignes adhérentes du Syndicat national de la Restauration publique organisée (SNRPO), dont je salue le président M. Gérard Plomion, qui a été l'un des fers de lance de cette opération : ces enseignes sont Autogrill, Casino Cafétéria, Toquenelle, Crescendo, Eris et Flunch.
- Plusieurs restaurants indépendants, enfin, dont certains qui présentent déjà la cuisine des 10 pays adhérents - par exemple un restaurant hongrois de Paris -.
A ce titre, j'aurai l'occasion, dans les prochains jours, de visiter plusieurs restaurants partenaires, notamment le 15 janvier à Compiègne, le 29 janvier à Orléans et en principe le 31 janvier à Athis-Mons. D'autres opérations de ce type interviendront ultérieurement, vraisemblablement dans la semaine du 1er mai : jour historique de l'élargissement.
Je tiens à saluer l'engagement de tous ces restaurateurs, ici représentés, ainsi qu'à remercier Air France, Accor et Michelin pour leur participation généreuse aux dotations du concours. De même, je suis reconnaissante à la représentation du Parlement européen à Paris de s'être associée à notre projet.
Je suis heureuse d'annoncer par ailleurs que Jean-Pierre Coffe, dont nous affectionnons l'émission sur France-Inter, la meilleure émission radiophonique du goût et de l'humour, a bien voulu s'intéresser à notre idée. Et je compte donc avec lui la faire encore prospérer en valorisant la gastronomie européenne sous l'angle de ses bons produits. Car l'image de marque de l'Europe, c'est aussi celle de la qualité et de la sûreté alimentaires.
Je voudrais enfin remercier le travail remarquable de nos ambassades, à la fois les ambassades de France dans les Dix et les ambassades des Dix à Paris, pour leur contribution active à cette opération. Elles ont rassemblé plus de deux cents recettes des dix pays adhérents - toutes disponibles sur notre site Internet - pour faire un recueil qui mériterait sans doute d'être édité. Les ambassades des dix pays adhérents ont aussi accepté de nous faire partager ici même certains produits. Vous en aurez donc la primeur dans quelques instants. Ils sont à votre disposition dans notre buffet. Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, encore une fois je vous en sais gré.
Mais permettez-moi, en guise de conclusion, de former deux voeux pour l'avenir :
Le premier concerne le secteur professionnel de la restauration. Les entreprises françaises de la restauration sont des entreprises citoyennes. Elles savent s'engager pour l'Europe. Le gouvernement français est à leurs côtés pour demander l'application d'un taux réduit de TVA à la restauration. Vous avez ici en M. Jacques Borel, président du Club TVA, et M. André Daguin, président de l'UMIH, les plus fervents partisans de cette cause. Vous savez que cette mesure nécessite l'accord unanime des Etats membres dans la révision en cours de la directive TVA. J'espère que cet accord sera obtenu dans les meilleurs délais. Dans l'hypothèse - que je ne souhaite pas - où les discussions se prolongeraient au-delà du 1er mai 2004, la France compte sur le soutien des dix pays adhérents pour obtenir cette mesure nécessaire.
Mon second voeu, que je partage avec mon collègue Léon Bertrand, intéresse les échanges entre nos cultures culinaires. Cette opération en effet doit être l'occasion de nouer des liens nouveaux entre les cuisiniers français et ceux des pays adhérents : pour des échanges, mais aussi des formations. Les chefs français déploient leurs talents dans le monde entier, y compris dans les dix nouveaux membres. Des chefs des pays adhérents sont venus en France se former ou participer à des compétitions. M. Rémy Vincent du Comité de Coordination des collectivités, organise ainsi chaque année au salon Equip'Hotel "Le mondial des chefs" des restaurants de collectivité en gestion directe. Les chefs des pays adhérents saisiront à l'avenir cette opportunité pour venir à Paris rencontrer leurs homologues français afin de partager compétences, produits et savoir-faire. L'Europe se construira sur ces liens à tisser, à tous les niveaux, entre les citoyens et toutes les professions, notamment celle de la restauration comme part essentielle de notre patrimoine culturel. Ce ne sont pas seulement les plats qui doivent pouvoir voyager, ce sont aussi les porteurs du savoir qui les ont vu naître.
Ne tardons pas donc à faire ce voyage chez nos nouveaux partenaires. Et après les interventions de M. Plomion et de M. Vincent, découvrons leurs plats et leurs produits. Goûtons ensemble à la nouvelle Europe !.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 janvier 2004)