Interview de M. Jean-Marc Ayrault, président du groupe socialiste à l'Assemblée nationale, à "LCI" le 7 octobre 2004, sur le débat au sein du PS concernant la demande d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne et le processus de négociation, ainsi que sur la nouvelle Constitution européenne.

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Texte intégral

Q- La Turquie s'est à nouveau installée au coeur des débats politiques français. D'abord, vous, personnellement, quelle est votre position sur l'adhésion éventuelle de la Turquie à l'Union européenne et sur le processus de négociation ? Etes-vous pour cette adhésion ? Et êtes-vous pour le déclenchement de ce processus d'adhésion, comme le recommande la Commission ?
R- Je suis pour que l'on continue de discuter et de négocier avec la Turquie, mais ma décision personnelle concernant la place de la Turquie dans l'Europe n'est absolument pas prise, parce que c'est une question qui se pose bien au-delà, qui est la question des frontières de l'Europe. Et on ne s'est pas posé cette question depuis des années, il faudra bien qu'on se la pose. Mais en même temps, ce serait une profonde erreur de prendre la Turquie un peu comme un prétexte de nos débats franco-français, parce que ce problème se pose d'abord en France. Et je voudrais que l'on évoque un tabou quand même, parce que ce n'est pas dit, cela fait partie du non-dit : la Turquie est un pays majoritairement musulman. Et je suis sûr que, chez les centristes par exemple, qui rêvent d'une Europe chrétienne, qui parlent toujours de l'identité culturelle de l'Europe...
Q-Vous parlez de F. Bayrou ?
R- F. Bayrou. Cela fait partie du non-dit. Alors je souhaite que l'on évacue ce problème. Il ne faut surtout pas en faire un problème religieux, ce serait une profonde erreur. Ce serait encore plus une profonde erreur quand on parle au nom de la République française, qui est une République laïque et qui permet à ses différentes confessions, dont les musulmans, de vivre en toute liberté. Donc je dis attention : évoquons les non-dits, parce que je crois que c'est malsain. Mais en même temps, je pense qu'il est normal que l'on parle de cette question, comme on doit parler de toutes les questions qui concernent l'avenir de l'Europe, parce qu'il y a - et c'est ma conviction - un déficit de débat public en France sur l'Europe.
Q-Pour être précis, souhaitez-vous que le président de la République, le 17 décembre prochain, en Conseil européen, dise "oui" au démarrage de négociations ?
R- Pour moi, c'est une question d'honnêteté - je vous parle là à titre personnel, je n'engage personne, le Parti socialiste ne s'est pas prononcé et il devra en débattre et le faire. Mais si je dis cela, c'est parce que la parole de la France est engagée. Depuis 1963, le général de Gaulle, le Président Pompidou, le président F. Mitterrand, le président J. Chirac, tous les gouvernements de droite et de gauche, ont eu cette position. Et là, brutalement, comme cela, sans autre forme de procès, on dirait : "Ecoutez, maintenant c'est terminé, la Turquie, on ne discute plus avec vous". Alors je crois qu'il faut discuter avec la Turquie, parce qu'elle est loin du compte pour être membre de l'Union européenne. Mais en même temps, pendant cette période-là, je crois qu'il faut vraiment se donner beaucoup de temps pour consolider ce qui est en train de se faire au niveau de l'Europe, c'est-à-dire l'Europe à 25 et bientôt à 27 avec la Roumanie et la Bulgarie, et puis de faire que tout ce qui a été envisagé pour l'Europe se fasse vraiment, avant d'élargir. Parce que je crois que c'est un petit peu le problème de fond : on a l'impression qu'il y a comme une fuite en avant. C'est donc la raison pour laquelle, je ne veux pas que l'on ferme la porte à la Turquie, ce qui serait un affront à la Turquie, malgré tout ce qui lui a été dit depuis des années. Et en même temps, il ne faut pas qu'il y ait de réponse définitive.
Q-Maintenant, je m'adresse au président du groupe socialiste à l'Assemblée nationale : est-ce que d'ici au 17 décembre, vous souhaitez qu'il y ait un débat au Parlement français ? Et que l'Assemblée nationale, même si constitutionnellement, un vote de ce genre ne serait qu'indicatif, se prononce pour un "oui" ou pour un "non" au démarrage de ces négociations avec la Turquie ?
R- Oui, je le souhaite tout simplement parce que je représente une part de l'Assemblée nationale. Et je pense qu'il faut qu'elle joue pleinement son rôle. Dans toute grande démocratie, le Parlement s'exprime, se prononce. Donc, un débat, oui ; et un vote indicatif. Tout en ne remettant pas en cause le rôle de l'exécutif, c'est-à-dire du président de la République et du Gouvernement, qui doit, comme c'est la Constitution, négocier et puis, lorsque l'on arrive à des conclusions, consulter pour décision le Parlement et, parfois, les Français par référendum.
Q-Ce qui veut dire que les socialistes, sur ce sujet comme sur celui de la Constitution, vont être divisés, puisque L. Fabius souhaite ce débat, souhaite qu'il y ait un vote et on sait quel sera son vote parce qu'il l'a dit : c'est "non".
R- Mais avant de dire "non" définitivement, je crois qu'il faut qu'il y ait un débat. Je le répète encore une fois : depuis vingt ans, on procède un peu par automatisme sur les questions de l'Europe, qui concernent la France et l'avenir de l'Europe, ce qui explique que quand que les problèmes se posent de façon cruciale, on les traite comme cela, de façon passionnelle. Il faut donc rattraper ce retard de débat sur l'avenir de l'Europe. Mais je voudrais ajouter une chose : il ne faut surtout pas confondre la question de l'adhésion éventuelle de la Turquie et des frontières de l'Europe avec le débat sur le traité constitutionnel. Et je crains qu'un certain nombre de responsables politiques mélangent un peu les deux sujets...
Q-Dont L. Fabius...
R- En tout cas, j'ai bien noté - je ne sais pas si c'est le cas de L. Fabius, parce que je ne veux pas lui faire de procès d'intention - que c'est le cas de F. Bayrou, parce qu'il l'a dit clairement.
Q-Vous allez devoir, ce week-end, au cours d'un conseil national, formuler la question qui va être posée aux socialistes pour le référendum interne au PS sur la Constitution. Quelle sera la question ? Est-ce que ce sera "oui" ou "non" à la Constitution européenne ? Est-ce que ce sera "oui" ou "non" également au démarrage de discussions avec la Turquie pour son adhésion à l'Union européenne ? Quelle va être la question ?
R-Ne mélangeons pas tous les sujets ! Je le répète encore une fois : ce serait une faute politique de mélanger la question d'un éventuel élargissement de l'Europe dans dix, quinze ans ou vingt ans à la Turquie, avec la question du traité constitutionnel qui se pose maintenant. C'est-à-dire comment fonctionner à 25, comment mettre au clair les valeurs qui fondent l'Union européenne, ça, c'est la question du traité constitutionnel. Nous voulons consulter nos adhérents. Comme J. Chirac s'est engagé à ce que les Français soient consultés par un "oui" ou par un "
Q-Vous allez consulter vos adhérents. Selon la réponse qu'ils vont formuler, c'est toute une orientation et une identité au fond du Parti socialiste qui va se définir, surtout si l'on se réfère à ce qui s'est passé en 1983, lorsque le choix a été fait à la fois d'accepter l'économie de marché et l'arrimage à l'Union européenne ?
R- C'est une question d'identité du Parti socialiste qui est en jeu dans cette affaire, ce n'est pas une question banale...
Q-Alors, si l'actuelle direction, qui est partisan de dire "oui", est désavouée, faut-il en tirer des conséquences, autrement dit, changer d'orientation et de direction ? Ou bien allons-nous avoir un Parti socialiste divisé en deux ?
R-Cela va dépendre de la réponse que vont donner les adhérents du Parti socialiste. Ce que je voudrais dire, puisque vous l'évoquez, c'est que c'est une affaire extrêmement grave et que ce n'est pas simplement de dire "oui" ou "non" comme cela et sans conséquence. C'est la question de l'avenir du Parti socialiste qui est en cause, au-delà des personnes. Je ne parle même pas des personnes et des dirigeants : c'est l'identité du Parti socialiste. Effectivement, vous l'avez rappelé, en 1983, il y a eu un tournant de pris, qui a ancré - et nous l'avons assumé à notre dernier congrès - le Parti socialiste dans une orientation réformiste, de gauche et européenne. Et il faut bien avoir en tête que ce qui peut être en cause, c'est le retour en arrière, par rapport à cette orientation du Parti socialiste. Je voudrais rappeler simplement un fait : les communistes, les chevènementistes et l'extrême gauche ont été longtemps les adversaires de l'Europe et je crois qu'ils le sont encore, en tout cas ils n'ont jamais encouragé cette forme d'Europe. Et lorsque Jospin était Premier ministre en 1997, nous avons eu un problème concret à résoudre, qui était celui de l'euro, de l'application du traité de Maastricht. Plusieurs membres de la coalition - ceux que je viens de citer, communistes et chevènementistes - étaient contre l'euro. Nous avons fait l'euro avec L. Jospin. Est-ce que nous avons eu raison, est-ce que nous avons eu tort ? Est-ce que le Parti socialiste a eu raison de faire l'euro ? Qui pourrait penser revenir en arrière aujourd'hui ? Nous avons que s'il n'y avait pas eu l'euro, il y aurait eu toute cette dévaluation compétitive et la France serait en situation encore plus faible. Il s'agit de l'intérêt des Français qui est en cause aujourd'hui. Ce n'est pas une affaire banale.
Q- Et c'est le message que vous adressez, si j'ai bien compris, à la L. Fabius...
R- Et à tous les socialistes.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 7 octobre 2004)