Déclaration de M. François Fillon, ministre des affaires sociales, du travail et de la solidarité, sur la responsabilité sociale des entreprises, le développement du droit social international et les préoccupations économiques et éthiques des entreprises, Venise le 14 novembre 2003.

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Circonstance : Conférence européenne sur la responsabilité sociale des entreprises à Venise le 14 novembre 2003

Texte intégral

Je voudrais remercier la Présidence italienne qui nous offre aujourd'hui une première occasion de nous exprimer en tant que ministres du travail et de l'emploi sur la responsabilité sociale des entreprises, devant une assemblée particulièrement représentative des enjeux que recouvre cette question.
Cette initiative s'inscrit dans la ligne des travaux que la Commission a su lancer très tôt, comme en témoigne le forum plurilatéral qui s'est réuni hier et dont le bilan est très positif.
La problématique qui entoure la responsabilité sociale des entreprises, nous renvoie vers un constat politique que nous devons avoir à l'esprit : la fin des idéologies ne marque pas la victoire d'un capitalisme sans règle et sans éthique. L'avenir de la condition humaine reste posé et réclame un arbitrage entre l'efficacité économique et l'épanouissement social. Cet arbitrage ne relève pas que des pouvoirs publics. Il est une uvre collective au sein de laquelle les acteurs économiques ont leur part de responsabilité.
Si la responsabilité sociale des entreprises cherche à répondre à la complexité du monde globalisé, elle est aussi le reflet de cette complexité. Les entreprises mondiales doivent en effet se positionner par rapport à des contraintes nouvelles :
1- un cadre législatif et réglementaire extrêmement divers ;
2- des préoccupations sociales et environnementales de plus en plus fortes ;
3- une médiatisation à l'échelle du monde : le comportement d'un sous traitant en Asie pouvant influencer les choix d'investisseurs américains et de consommateurs européens.
Le développement du droit, même international, ne peut répondre à ces nouvelles préoccupations qui se situent au croisement de l'économique et de l'éthique. Celles-ci génèrent un besoin de règles de conduites, de labels, de référentiels. Au plan mondial, les grands groupes s'engagent ainsi de plus à plus à respecter des codes et normes auto-imposées. Ils reprennent de façon un peu hétérogène les instruments internationaux adoptés par les Etats, principes directeurs de l'OCDE, et surtout, pour le pilier social, déclaration de 1998 sur les droits fondamentaux de l'homme au travail et Conventions de l'OIT.
J'aborderai pour ma part la RSE sous l'angle d'un double enjeu :
- l'enjeu économique pour l'entreprise et son développement à long terme, c'est la question de l'avantage compétitif ;
- le rôle des pouvoirs publics aujourd'hui pour favoriser les initiatives des entreprises.
I. La RSE est un enjeu économique pour l'entreprise et son développement à long terme
Confrontées à des risques nouveaux, liés à leur environnement, à leur image des entreprises de plus en plus nombreuses adoptent des stratégies de développement durable. Elles le font parce que pour elles c'est un atout concurrentiel, voire une question de durabilité.
En d'autres termes, même s'il n'est pas prouvé que les comportements vertueux du point de vue social et environnemental créent de la valeur, ne pas les adopter est un risque que de moins en moins d'entreprises acceptent de courir. Ma conviction personnelle est que ces comportements induisent aussi un avantage compétitif.
Pourquoi ?
1. La RSE répond à une attente des salariés
Un comportement responsable vis-à-vis des salariés constitue pour eux une source de motivation, de développement personnel, qui profite ensuite à l'entreprise. De plus en plus d'entreprises souhaitent investir dans le capital humain ou dans la Santé/sécurité des travailleurs, comme l'a illustré la Conférence de Rome début octobre, et renforcent ainsi leur attractivité sur le plan des recrutements.
2. La RSE répond à une attente des clients
Dans certains secteurs d'activité, il est de plus en plus évident que le consommateur est aujourd'hui non seulement sensibilisé aux questions de société mais désireux d'agir sur leur évolution. Ce comportement citoyen du client s'exprime par exemple vis à vis du travail des enfants, mais c'est aussi le cas pour l'environnement : les entreprises du textile, du pétrole, de l'agroalimentaire ou les distributeurs sont à l'évidence des secteurs où les consommateurs et leurs organisations -mais aussi des ONG puissantes- font peser un risque sur l'image de l'entreprise, sa notoriété et finalement ses parts de marché.
3. La RSE répond à une attente des actionnaires
La RSE est devenue récemment un levier sur les marchés financiers, et ceci à un double titre.
D'une part, on constate que le développement durable figure de plus en plus dans les rapports d'activité aux actionnaires. Les investisseurs ont dès lors besoin de pouvoir juger de la capacité de " gouvernance globale " des entreprises, et donc de performance de long terme.
D'autre part, l'investissement socialement responsable intéresse de plus en plus les investisseurs. Car il est perçu comme un outil de réduction du risque financier des actionnaires et aussi de mise en cohérence de leurs attentes avec les dynamiques économiques d'ensemble.
II. Quel est dans ce contexte le rôle des pouvoirs publics ? Que pouvons-nous faire pour avancer ensemble ?
Je sais que vous allez traiter de ce sujet cet après-midi, mais je voudrais en regard des 3 attentes vis-à-vis des entreprises que je viens de rappeler, exprimer trois exigences qui à mon sens doivent guider les pouvoirs publics en matière de RSE.
1) une exigence de transparence
L'entreprise a de plus en plus de contradictions à gérer, à commencer par la contradiction entre la nécessité de réduire les coûts et celle d'intégrer les préoccupations sociales et environnementales. Cela nécessite des choix et des arbitrages.
C'est pour cela que les entreprises cherchent à progresser dans les instruments, mais avec un maître mot : la transparence :
- transparence dans les concepts ;
- transparence dans les méthodes et processus d'analyse, d'évaluation, et de contrôle des éléments touchant à la RSE ;
- transparence des règles de déontologie que s'obligent à suivre les auditeurs externes ;
- transparence des incidences des stratégies de développement durable et des données relatives à la RSE sur l'activité et les résultats de l'entreprise.
De récentes affaires financières ont montré le coût pour les entreprises, mais aussi pour la société de défaut de transparence. L'entreprise doit à ses actionnaires, à ses salariés, à tous les stakeholders, une information fiable et complète. Une réglementation existe dans la plupart des pays développés. La question se pose de son extension à des domaines extrafinanciers.
La France a prévu en matière de rapports d'activités un cadre législatif spécifique, qui vous sera exposé tout à l'heure lors d'une table ronde. Cette expérience, intéressante, doit être analysée. Comment garantir la fiabilité des informations données, même (voire surtout) quand elles sont qualitatives ? Quels référentiels adopter ? Jusqu'où faut-il communiquer ? Un bilan de ce dispositif est en cours, et nous chercherons à continuer à progresser dans le domaine.
2) une exigence de dialogue
Les démarches cloisonnées n'ont pas de valeur. La responsabilité sociale et environnementale, on dit parfois sociétale, est une responsabilité partagée :
- Partagée avec les partenaires sociaux, qui sont bien sûr au tout premier rang. C'est leur capacité un signer un accord.
- Partagée aussi avec les consommateurs, les ONG, les citoyens.
- Partagée enfin avec les pouvoirs publics. La responsabilité sociale interroge la loi, la loi interroge la responsabilité de l'entreprise et aussi ses pratiques.
La qualité du dialogue social dans l'entreprise repose sur une volonté commune des dirigeants et des partenaires, et sur un cadre adapté. J'ai moi-même engagé une refonte des règles du dialogue social en France. Ce projet, innovant et équilibré, doit permettre aux partenaires sociaux de jouer un rôle croissant par un renforcement de leur légitimité et de leur responsabilité.
Le dialogue social doit naturellement trouver sa place, et une place de premier rang, au sein du dialogue avec les autres parties prenantes. Les partenaires sociaux doivent être présents dans le dialogue externe que mène l'entreprise lors d'une démarche de RSE. Une des richesses de l'approche de développement durable réside justement dans ce dialogue élargi.
3) Une exigence d'exemplarité pour les pouvoirs publics,
Exemplaires dans leurs pratiques propres
En France, comme ailleurs, les premières organisations, sont les administrations, et leurs agences. Les pouvoirs publics eux-mêmes, Etat, collectivités locales, organisations internationales doivent être les premiers impliqués dans ces démarches de RSE. Cela veut dire par exemple intégrer des critères sociaux et environnementaux dans les marchés publics (la France a modifié sa législation en ce sens en 2001 et améliore actuellement le dispositif). Cela veut dire adopter à tous les niveaux une gestion publique socialement responsable. La stratégie nationale de développement durable, adoptée par le gouvernement français, fixe des objectifs pratiques et opérationnels à tous les ministères.
Exemplaires dans le cadre juridique et fiscal
Le cadre fiscal des fonds éthiques ou d'épargne salariale peut être adapté pour favoriser leur développement. Les actifs gérés par les fonds éthiques sont encore peu élevés en France, même s'ils ont été multipliés par 5 depuis 1999 (ils s'élèvent à environ 1,7 milliard d'euros). On dénombre 93 fonds socialement responsables, en septembre 2003. L'épargne salariale, qui en est à ses débuts dans le domaine de la RSE, permet d'orienter ces fonds. Les organisations syndicales françaises, à la suite de l'adoption de la loi concernant l'épargne salariale, ont mis en place un Comité intersyndical de l'épargne salariale qui appelle à gérer une partie conséquente de ces fonds en conformité avec des critères " socialement responsables ". Cette initiative mérite d'être soulignée.
En France, nous venons aussi de réformer le statut des fondations d'entreprise. Les entreprises sont ainsi incitées à investir dans des pratiques de mécénat ou des programmes de développement durable
Exemplaires dans leur rôle d'accompagnement et de conseil
C'est l'objectif de la stratégie nationale de développement durable que mon gouvernement a adoptée en juin, et dans laquelle la RSE figure en bonne place. L'objectif d'observation et de valorisation des pratiques de RSE est une des ambitions de cette stratégie.
Nous travaillons par exemple à des outils de promotion de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, nous avons élaboré un guide d'appui à la négociation pour l'égalité professionnelle, nous valorisons les expériences d'entreprises qui ont mis au point des pratiques de temps choisi au service de l'articulation entre vie professionnelle et vie familiale, nous cherchons, avec les entreprises partenaires, à faire bouger les " plafonds de verre ".
Exemplaires dans la construction d'une gouvernance mondiale
Par construction même, la RSE ne peut être nationale. Au plan européen, je me réjouis que de nombreux accords sectoriels adoptent des démarches de RSE.
Je salue la démarche engagée au niveau communautaire, le dialogue sectoriel européen est un outil original de gouvernance, un outil fédérateur et proche des réalités de terrain. Ce dialogue, qui doit être poursuivi et conforté dans le cadre de l'élargissement de l'Union, contribue à l'ambition européenne de jouer pleinement son rôle et d'exercer une influence dans ses rapports avec le monde global, dans la compétition internationale, en y faisant valoir son savoir, son niveau de développement économique et social.
Les choses sont plus complexes au plan mondial. Quels sont les lieux de dialogue pour des entreprises de plus en plus organisées en réseau ? Les codes de conduite peuvent-ils être une nouvelle forme de dialogue social ? Il y a plus de questions que de réponses. Certaines entreprises mettent en place des comités de groupe au niveau mondial. Elles favorisent ainsi la transparence, le croisement des expériences et préviennent les conflits sociaux, tout en assurant une meilleure compréhension de la stratégie de l'entreprise. Je salue ces initiatives. Là peut jouer l'échange d'expériences et de bonnes pratiques. Je pense par ailleurs qu'il faut s'appuyer sur l'expérience de l'OIT et je plaide pour lui donner mandat de développer les accords-cadres mondiaux, qui fixent par grands secteurs des règles de concertation et de traitement des difficultés.
Le forum plurilatéral européen lancé par la Commission, le Pacte Mondial lancé par le Secrétaire Général des Nations Unies fin 1999 sont d'excellentes initiatives. Nous venons d'ailleurs de créer en France un point de contact national pour les entreprises qui ont adhéré au Pacte Mondial.
Ces nouvelles plate-formes régionales et mondiales, ces efforts de régulation qui se multiplient, que ce soit au niveau des secteurs ou au sein des groupes, au plan européen ou au niveau planétaire, sont des initiatives qui participent d'une meilleure gouvernance sociale au niveau mondial. De telles démarches, qui montrent bien l'émergence d'une société civile mondiale, sont consubstantielles à cette meilleure gouvernance mondiale, à cette mondialisation maîtrisée que la France et l'Europe appellent de leurs vux et cherchent à promouvoir.

Conclusion
Les pouvoirs publics ne peuvent rester indifférents à ces nouvelles pratiques d'entreprises, qui interpellent leur mode de régulation traditionnel. La RSE n'a pas vocation à se substituer à la réglementation mais à la compléter. Elle constitue un nouveau mode d'expression du dialogue social et à ce titre, il est indispensable que les pouvoirs publics, s'interrogent sur ces nouvelles pratiques sociales et environnementales, et sur les moyens de les améliorer.
Car ce qui est en jeu ici est bien la promotion de notre modèle social européen, un modèle social dynamique, capable de s'adapter à l'évolution d'un monde en compétition et de répondre au défi du développement durable de notre planète.
(source http://www.travail.gouv.fr, le 20 novembre 2003)