Déclaration de M. Daniel Vaillant, ministre de l'intérieur, sur la lutte contre le crime organisé et le blanchiment d'argent dans l'Union européenne, Paris le 13 septembre 2000.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Séminaire sur la lutte contre le blanchiment d'argent dans l'Union européenne, à Paris du 13 au 15 septembre 2000

Texte intégral

Il y a 11 ans à Paris, la France fêtait le bicentenaire de la Révolution de 1789. La commémoration de cette étape de notre histoire, fondamentale dans la diffusion et la mise en uvre des principes de liberté et de droit à l'intérieur comme à l'extérieur de nos frontières, a été l'occasion également pour les pays du G7, rassemblés à Paris durant cette période, de franchir une autre étape importante pour la protection des démocraties. En effet au cours de ce sommet connu sous le nom de "sommet de l'Arche", les Etats du G7 ont décidé de renforcer leurs structures de surveillance et de répression pour affermir et dynamiser la lutte contre un des fléaux les plus préoccupants du début de ce siècle : LE DEVELOPPEMENT ET LA MONTEE EN PUISSANCE DU CRIME ORGANISE ET DE SES PROFITS.
Les études menées montrent en effet que les profits accumulés par les organisations criminelles et leur réinvestissement dans l'économie mondiale sont impressionnants : selon le FMI, ils dépassent aujourd'hui 1200 milliards de dollars, produisant eux-mêmes 70 milliards de dollars d'intérêts annuels. Nos économies, nos démocraties peuvent ainsi s'en trouver un jour déstabilisées.
Cette prise de conscience a entraîné cette volonté commune qui s'est traduite au sommet de l'Arche par la création du GROUPE D'ACTION FINANCIERE INTERNATIONAL, le GAFI, dont les réalisations et les résultats seront exposés durant vos travaux et au sein duquel, la France, membre de la première heure, s'investit pleinement.
CRIME ORGANISE et BLANCHIMENT sont les thèmes de ce séminaire que notre pays vous propose dans le cadre de la présidence de l'Union européenne, qu'elle assume depuis le 1er juillet. La lutte contre le recyclage de l'argent provenant des organisations criminelles est en effet le défi que doivent relever nos démocraties et d'abord ceux qui, par leur action quotidienne devenue de plus en plus difficile, servent au quotidien l'ordre public et le droit. Je pense notamment au développement des transactions électroniques qui font qu'un flux de capitaux parti d'une banque à Paris puisse faire en 24 heures trois ou quatre fois le tour de la Terre en passant par un ou plusieurs centres offshores, érigeant ainsi l'enquête en une sorte de mission impossible !
Tous ici, sommes conscients des difficultés. Les organisations criminelles peuvent en effet parfois se trouver en position de force pour répondre aux besoins en financement des entreprises qui sur le marché mondial sont confrontées à des impératifs de rentabilité. La libéralisation financière et la course éperdue aux capitaux trouvent un allié inespéré dans la déréglementation qui ne facilite pas la lutte contre la grande délinquance financière qui exige, elle, rigueur et coopération internationale.
La tendance est de plus à la multiplication des plates-formes financières extraterritoriales. Et l'espace européen n'échappe pas à la règle. Tout est mis en uvre pour opacifier les échanges commerciaux et financiers alors que la transparence devrait aider à combattre le blanchiment d'argent.
Le développement des hautes technologies qui accompagne la mondialisation met à la portée du plus grand nombre des instruments dont la finalité est l'accélération de la circulation de l'information sans moyen adapté pour la réguler et la contrôler. Si l'on peut se réjouir d'un tel essor, il ne faut pas oublier cette dimension qui permet aussi aux criminels de masquer les traces de leurs forfaitures.
Ce triptyque des difficultés de la lutte contre le blanchiment de l'argent permet de situer la mesure de la menace et des enjeux tout autant que les besoins de la riposte.
Ce séminaire sur la criminalité organisée et le blanchiment s'inscrit donc naturellement dans le mouvement d'ensemble des réflexions menées par la communauté internationale et par l'Union européenne pour améliorer l'efficacité des instruments juridiques. Mais ici, il sera l'occasion pour les professionnels présents de faire le point sur l'ETAT DE LA MENACE, puis de mettre en commun leurs compétences, leurs analyses, et surtout leur volonté de rechercher ensemble LES REPONSES POSSIBLES A CETTE MENACE.
Notre souhait, à l'orée de vos travaux, est de favoriser, entre vous, librement, l'établissement d'une sorte d'inventaire des acquis en matière de lutte contre le blanchiment, et de parvenir, à l'issue de ce séminaire de Paris, à la réalisation d'un "Guide des Bonnes Pratiques ". Je pense qu'il y a là une méthode, et un objectif immédiat, qui peuvent nous permettre d'établir des habitudes et des relations de travail communes.
Je vous propose de commencer tout de suite.
I - En ce qui concerne l'ETAT DE LA MENACE trois questions se posent à nous :
Quels sont les véritables enjeux du blanchiment ?
Quelles sont les principales typologies des infractions constatées et comment semblent-elles évoluer ?
Quelles sont les principales difficultés inhérentes à la répression du blanchiment ?
1) En matière d'enjeux l'analyse qui se dégage de l'expérience française de la lutte contre le blanchiment conduit à penser que s'il existe trois phases techniques dans le recyclage des capitaux d'origine illicite, le placement, la dissimulation et la conversion, il y a bien deux niveaux de gravité qui ne sont pas de même nature.
Le premier niveau se matérialise par l'investissement de l'argent blanchi dans des biens immobiliers, des véhicules et des bateaux de grand prix, ou des objets de luxe. A ce stade le blanchiment est bien entendu condamnable, mais on peut avancer qu'il ne représente pas encore de menace sérieuse pour l'économie de l'Etat sur le territoire duquel il se produit.
Cependant cette première phase est généralement suivie d'une autre, beaucoup plus grave, qui par l'accumulation des profits, se traduit par la prise de participation des organisations criminelles dans le tissu économique d'un Etat : rachat d'entreprises en difficulté, prise de contrôle de sociétés commerciales, etc. De nombreuses incidences négatives découlent de l'introduction dans le milieu des affaires de ce type d'investisseurs et de leurs méthodes : fraudes de tous ordres, facturations fictives, concurrence déloyale, extorsions, corruption et infractions diverses aux procédures de commande et de dépense publique.
D'autres Etats partagent-ils cette analyse ? Comment peut-on améliorer nos capacités à diagnostiquer et à évaluer les risques inhérents au blanchiment ? Existe t-il d'autres approches des enjeux de cette menace ?
2) En ce qui concerne à présent les typologies du blanchiment, mes services font état d'une variété de plus en plus en plus grande des modes opératoires constatés, des plus simples aux plus sophistiqués. Dans l'écrasante majorité des cas, les affaires résolues par la Police Judiciaire mettent en évidence que les opérations financières réalisées pour recycler l'argent du crime organisé suivent des circuits internationaux. Cela se vérifie aussi, et de manière de plus en plus nette, pour des capitaux de volume modeste récoltés par des organisations criminelles de petite ampleur. Il en va ainsi, par exemple, pour les bandes organisées auxquelles sont confrontés les enquêteurs dans la lutte contre le blanchiment des fonds provenant de la délinquance des quartiers sensibles. Elles recourent à présent de manière presque usuelle à des transferts de fonds internationaux et à des investissements à l'étranger. Il faut dire qu'il suffit de naviguer sur Internet, d'acheter quelques ouvrages en vente libre, pour savoir comment transférer son argent dans un paradis fiscal.
Toujours en ce qui concerne ces typologies du blanchiment, il apparaît que deux facteurs viennent encore compliquer l'appréhension, par les enquêteurs, des modes opératoires utilisés par les blanchisseurs.
a) En premier lieu il semble que les techniques nouvelles ne chassent pas les anciennes mais se surajoutent à celles utilisées dans le passé, augmentant ainsi considérablement la palette des modes opératoires potentiellement utilisables par les délinquants. Le soupçon repose encore sur des valises pleines d'argent présentées aux guichets d'organisations bancaires ou assimilées.
b) En second lieu les facilités procurées aux malfaiteurs par les services bancaires et financiers en ligne compliquent considérablement la tâche de ceux qui sont chargés de détecter et de réprimer le blanchiment. Conscients de ce problème, nous venons de créer à la Direction de la Police Judiciaire un nouvel Office Central qui a pour mission de lutter contre cette délinquance qui utilise ces nouvelles technologies de l'information et de la communication.
Observe-t-on des tendances similaires, en matière de typologies du blanchiment et de ses évolutions, dans les autres pays européens ? Etes-vous d'accord avec notre analyse et ces typologies ?
3) En ce qui concerne enfin les difficultés inhérentes à l'établissement et à la poursuite de l'infraction de blanchiment, elles sont nombreuses et difficiles à surmonter.
En droit français il faut impérativement, pour caractériser le délit, être en mesure d'établir, d'une part, que les fonds blanchis proviennent d'une infraction et, d'autre part, que la personne qui a procédé à leur placement, à leur dissimulation ou à leur conversion, avait connaissance de l'origine illicite de ces fonds. Il en résulte des complications importantes pour les enquêteurs en charge de matérialiser le blanchiment, notamment du fait du caractère international de la plupart des montages financiers. Il en va de même pour ce qui est de l'établissement de la preuve des infractions d'origine, qui, souvent ont été commises, totalement ou partiellement, sur le territoire d'un autre Etat. La coopération internationale, judiciaire et policière, est donc tout à fait vitale en matière de lutte contre les activités du crime organisé et dans la recherche du blanchiment de ses produits.
Quelles difficultés rencontrez-vous dans vos pays respectifs au cours de vos investigations ? Comment peut-on améliorer la mise en uvre des enquêtes à ramifications internationales ? Ces questions sont essentielles. Elles commandent bien entendu, telles que vous les envisagerez, la recherche des réponses possibles que nous pouvons apporter ensemble aux problèmes posés par le crime organisé et le blanchiment.
II - Ainsi, quelles sont les REPONSES POSSIBLES AUX MENACES que je viens d'évoquer devant vous ?
Il s'agit assurément d'un vaste sujet de fond qui ne peut être traité raisonnablement de façon exhaustive au cours d'une allocution. Je voudrais simplement à ce propos soumettre à votre réflexion trois pistes qui me paraissent fondamentales.
Améliorer la coopération internationale.
Tirer un meilleur parti des outils existants.
Renforcer le recueil et l'utilisation des données opérationnelles au niveau national.
1) Comment améliorer la coopération internationale ?
Les avis doctrinaux divergent parfois sur la question. Mais il est au moins une réponse pratique qui ne peut faire que l'unanimité en Europe. C'est en améliorant la coopération policière et judiciaire que l'on augmentera les performances des serviteurs de la loi et de l'ordre public contre les organisations criminelles. Les outils structurels, EUROPOL et INTERPOL pour ne citer que ces institutions, et les outils juridiques, notamment la convention d'entraide judiciaire de 1959, existent et permettent, depuis de nombreuses années déjà, une coopération judiciaire et policière efficace sur le continent européen. Nous avons de plus, les uns et les autres, de nombreux officiers de liaison qui assurent, dans leurs domaines de spécialité, une interface souvent précieuse entre nos différentes administrations. Nous devons développer ces points de contacts nationaux.
Ainsi la France, assurant la présidence de l'Union européenne, a présenté plusieurs projets visant à étendre les compétences de l'Office européen de police (EUROPOL) à la lutte contre les activités de blanchiment de l'argent sale, à sa possibilité de demander aux Etats membres de conduire des enquêtes policières dans certains domaines (dont le blanchiment) ou encore de participer à titre d'appui à des équipes d'enquêtes des services de police de plusieurs Etats de l'Union.
La France proposera par ailleurs bientôt à ses partenaires européens de tirer les conclusions du Sommet du G-8 qui s'est tenu au printemps à Paris en demandant que le mandat d'Europol soit également étendu à la lutte contre la cybercriminalité. Vous savez en effet que les activités de blanchiment de capitaux utilisent de plus en plus les moyens modernes de communication comme Internet par exemple.
Tous ces projets d'extension du mandat de l'Office européen de police sont actuellement en cours de discussion dans les groupes de travail du Conseil de l'Union et devraient être finalisés et adoptés d'ici la fin de la présidence française.
2) Comment tirer un meilleur parti des outils normatifs et structurels existants ?
On entend souvent évoquer le fait que l'absence d'harmonisation des législations en Europe, est un frein à la poursuite des infractions commises par la criminalité organisée transnationale. C'est parfois vrai. Mais est-ce le problème majeur à la poursuite de ce type de délinquance ? Rien n'est moins évident. Il est bien rare qu'un comportement délictueux constitutif d'une infraction à la loi du pays requérant ne soit pas également une infraction, même sous une autre appellation, à la loi du pays requis. Dans ce cas l'exécution, ou la non exécution, d'une commission rogatoire internationale par le pays sollicité sera subordonnée à la volonté qu'il a de coopérer, ou de ne pas coopérer, avec le pays requérant. La coopération internationale, dans le cadre du continent européen, est d'abord un problème de volonté politique des représentants des Etats. Il faut amplifier cette volonté et permettre des coopérations directes de nos structures policières et judiciaires de lutte.
La mise en uvre d'une telle coopération dépend également de l'information des fonctionnaires des services chargés des procédures d'enquêtes.
A ce sujet je voudrais souligner qu'il est actuellement discuté dans les instances du Conseil de l'Union européenne d'un projet visant à la création d'une unité de coordination de la coopération judiciaire. Cette unité qui portera le nom d'Eurojust aura notamment pour compétence de coordonner les enquêtes menées par les autorités judiciaires des Etats membres dans le domaine du blanchiment de l'argent du crime.
Cet aspect sera d'ailleurs abordé le 17 octobre prochain lors d'un Conseil conjoint "Justice, Affaires intérieures et ECOFIN" dédié spécialement à la lutte contre la criminalité liée au blanchiment de l'argent sale.
3) Enfin, comment renforcer le recueil et l'analyse des données opérationnelles au niveau de chaque Etat ?
Dans notre conception de ce problème, les points de contact nationaux ont évidemment une importance primordiale. Je tiens tout spécialement à mentionner ici le projet de la présidence française de l'Union européenne de lancement de la phase de préfiguration de la future Ecole européenne de police voulue par les Chefs d'Etats et de gouvernement lors du Sommet de Tampéré. En effet, une des sessions aura pour objectif de donner aux auditeurs une meilleure connaissance des institutions policières et des mécanismes de coopération des différents Etats membres de l'Union européenne.
Mais il faut aussi réfléchir à la façon dont nos structures policières et judiciaires recueillent et analysent les données opérationnelles. A ce sujet une mission de réflexion sur l'ensemble de ces thèmes, demandée par mon prédécesseur, vient de rendre en France son rapport. L'exercice est sans complaisance ni autosatisfaction déplacées. Messieurs GRAVET et GARABIOL, respectivement inspecteur général de la police nationale et inspecteur général des marchés financiers, ont uvré plus d'une année pour aboutir à des conclusions qui guideront vos travaux tout au long de ce séminaire tant elles sont applicables au plus grand nombre. Ils présideront d'ailleurs les commissions qui se tiendront le 14 septembre. En clôture, je sais que vous ferez la synthèse de vos réflexions sous forme de recommandations qui me seront utiles lors de l'intervention que je ferai à Luxembourg le 17 octobre prochain.
Ce que vous allez faire ici durant ces trois journées est important. Chacun va s'enrichir des expériences et des connaissances qui seront présentées dans cette enceinte. Chacun va apporter sa pierre à l'édifice pour élaborer in fine une synthèse de ce qu'il faut faire et de ce qu'il ne faut pas faire en la matière, un " Guide des Bonnes pratiques " à mettre en uvre dans le combat que nous livrons contre le crime organisé et le blanchiment.
Mieux connaître les menaces pesant sur nos sociétés démocratiques, c'est en effet mieux préparer la réponse que nous devons opposer aux organisations criminelles. Les capacités opérationnelles et organisationnelles doivent connaître rapidement des améliorations. Il est temps d'assurer une meilleure détection des flux des capitaux suspects sans qu'il soit besoin de déployer des énergies considérables. Les moyens matériels existent et les nouvelles technologies peuvent être sollicitées à cette fin. Les moyens humains existent également. Les Etats doivent les renforcer et les aider par une volonté sans faille.
La lutte contre le crime organisé et le blanchiment est un défi que nous ne pouvons pas refuser de relever.
La lutte contre le crime organisé et le blanchiment est une bataille que nous ne perdrons pas parce que nous sommes en train de nous donner les moyens au niveau européen d'une centralisation opérationnelle sans faille.
(Source : http://www.interieur.gouv.fr, le 15 septembre 2000)