Texte intégral
NVO - La réforme de l'assurance-maladie, après celle des retraites, ne montre-t-elle pas les limites du syndicalisme français ?
Bernard Thibault - C'est l'un des sujets que nous voulons aborder avec le plus grand nombre de syndiqués et de salariés en cette rentrée. Nous souhaitons nous livrer à l'évaluation la plus large possible de la situation sociale. À nous de tirer les enseignements des luttes passées - qu'elles soient locales, professionnelles ou interprofessionnelles - et d'analyser les conditions dans lesquelles le gouvernement parvient à imposer un certain nombre de ses réformes. Pour autant, il ne serait pas juste de ne retenir que le sentiment d'échec. Sur le changement du statut juridique d'EDF-GDF par exemple, nous ne pouvons pas nous arrêter à l'adoption d'un nouveau statut, sans prendre en considération les avancées permises par la mobilisation.
Une juste appréciation du rapport des forces doit aussi intégrer la signification des récents revers électoraux pour le gouvernement. Les enquêtes d'opinions rappellent régulièrement l'inquiétude des Français sur les principaux problèmes sociaux, et leur scepticisme quant à la capacité du gouvernement à y faire face.
Nous avons besoin de nous parler vrai sur toute une série de sujets. Nous avons besoin de débats dans la CGT, de débats avec les autres organisations syndicales, et plus largement, avec les salariés. Nous ne pouvons pas laisser s'installer un sentiment de mécontentement, de lassitude, de colère, sans nous interroger sur les conditions à réunir pour parvenir à changer l'état d'esprit et créer un mouvement, des mobilisations, des initiatives qui favorisent la participation du plus grand nombre d'acteurs. Ce sont là des conditions incontournables si nous voulons être en mesure d'engager des discussions d'une autre nature avec les pouvoirs publics ou le patronat. Car il faut bien le reconnaître, la participation aux mobilisations a été proportionnelle à la force de nos convictions et au degré d'implantation syndicale dans les entreprises.
NVO - Après ces deux réformes structurantes pour la société française, se dessine une réforme en profondeur du droit du travail. Comment comptez-vous vous y prendre pour peser sur ces sujets ?
Bernard Thibault - Le gouvernement demeure sous la pression du Medef. Ce dernier ne cesse de rappeler à la majorité parlementaire qu'elle dispose d'une fenêtre de tir avant les prochaines élections politiques, pour s'attaquer à une question centrale : une révision en profondeur du droit du travail applicable en France.
À maintes reprises, le président du Medef a rappelé que le code du travail était trop volumineux, trop complexe, que trop de salariés avaient recours aux tribunaux pour trancher des litiges avec leurs employeurs. Une nouvelle fois, le Medef est entendu. À l'occasion de notre rencontre avec Gérard Larcher, ministre délégué aux Relations du travail, nous avons pu vérifier que le gouvernement étudiait toute une série de dispositions nouvelles propres à bouleverser la législation française. L'objectif central de ces dispositions vise une individualisation du rapport salarial, au détriment de toute garantie ou droit collectif. Au-delà des velléités de remise en cause des 35 heures, il faut alerter sur le caractère destructeur des projets en préparation.
NVO - Des mesures précises sont-elles à l'étude ?
Bernard Thibault - Oui et elles sont nombreuses. Un nouveau concept de contrat de travail est à l'étude ; il pourrait déroger aux règles inscrites dans les conventions collectives et le code du travail. L'ensemble des conventions collectives pourrait se voir imposer une date de péremption, qui imposerait une renégociation selon les règles fort peu démocratiques définies par la loi Fillon sur le dialogue social.
Les heures supplémentaires pourraient demain être mutualisées au niveau de l'entreprise, ouvrant la voie à une flexibilité des horaires sans égal. Cette théorie fumeuse, selon laquelle ces dispositions permettraient à ceux qui le veulent de " travailler plus pour gagner plus " est une autre supercherie. Chacun sait que l'employeur décide seul du temps d'utilisation du salarié et du recours éventuel aux heures supplémentaires.
La période durant laquelle un salarié pourrait recourir aux tribunaux pour faire reconnaître ses droits serait réduite.
Nous allons être confrontés à toute une palette de mesures qui ne sont pas encore publiquement assumées par le gouvernement. Sans doute craint-il les réactions ! Le gouvernement entend précariser un peu plus ceux qui ont un travail, sans répondre à la question centrale du chômage. Ce n'est pas ainsi qu'il favorisera le développement économique, la croissance et encore moins la progression du pouvoir d'achat des ménages.
NVO - Le Medef est, bien entendu, très favorable à la négociation décentralisée au niveau de l'entreprise.
Bernard Thibault - On comprend pourquoi. Dans une majorité d'entreprises, les salariés ne disposent d'aucune représentation syndicale. Comment entendez-vous contester ce terrain au patronat ?
Le Medef défend l'idée de micro accords, de micro négociations pour justifier son refus d'aborder un certain nombre de sujets centraux sur un plan national professionnel ou interprofessionnel. Ce faisant, il apporte une réponse cinglante à tous ceux qui - y compris au plan syndical - considèrent que le dialogue et la négociation sociale n'auraient pas besoin de s'appuyer sur un rapport de force.
Voilà dix-huit mois que l'on négocie sur les restructurations d'entreprises : il n'y aura pas d'accord avec le Medef. Le patronat poursuit sur le terrain ses restructurations d'entreprises, sans droits suffisants à disposition des salariés. Sur toute une série de sujets, le Medef veut renvoyer la négociation au niveau le plus décentralisé possible. Il sait n'avoir de fil à retordre que dans la minorité d'entreprises où les salariés sont organisés et disposent de représentants syndicaux. Le Medef prétend nous ramener plus d'un siècle en arrière et nous faire renoncer aux acquis des accords collectifs obtenus au fil des mobilisations. On touche là, à la finalité même du syndicalisme. C'est parce qu'ils étaient convaincus que l'intervention, la pression unie face à l'employeur était le moyen le plus efficace pour être entendu sur les revendications sociales, que des salariés se sont réunis en syndicats.
Des différences d'opinions existent entre confédérations sur une série de sujets, mais un tel bouleversement du droit social nécessite une concertation plus poussée entre les organisations syndicales pour envisager une position unitaire.
NVO - Voilà des années que la CGT défend l'idée d'un syndicalisme rassemblé dont on comprend aisément l'utilité en termes de rapport de forces. À quoi attribuez-vous les ratés, les difficultés du syndicalisme notamment au niveau confédéral à définir et à porter des positions, sinon unies, du moins convergentes ?
Bernard Thibault - Si je considère un certain nombre de déclarations sur le droit de grève ou les 35 heures, je remarque que les prises de positions ne sont pas si éloignées que cela et pourtant, c'est l'absence d'unité syndicale qui domine.
C'est une question importante. Nous voulons aussi interpeller les salariés ce qu'ils pensent de cette situation. Nous souhaitons réfléchir avec eux aux moyens de sortir de cet éparpillement, de cette division syndicale. La CGT ne doit pas se résigner face à ce morcellement. Les salariés doivent donner leur avis sur le positionnement syndical et exiger d'être consultés sur ce qui les engage. Les salariés doivent exercer une véritable pression pour réclamer plus de démocratie et de transparence dans les négociations, notamment par l'instauration du fait majoritaire dans les accords.
NVO - On a pu le voir avec l'exemple Bosch, les syndicalistes présents dans les entreprises sont parfois confrontés à ce qu'il faut bien appeler un chantage à l'emploi. Comment la CGT peut-elle leur venir en aide ?
Bernard Thibault - Nous devons livrer notre opinion sur le contexte qui autorise les entreprises à adopter un tel comportement. Le fait que le gouvernement reste spectateur, au-delà des déclarations de compassion, encourage cette forme de chantage. Quand on explique à longueur de temps que les 35 heures sont responsables de tous les maux, on adresse un signal aux employeurs. Ils se sentent autorisés à remettre en cause les accords.
Nous devons aussi continuer à éclairer sur les véritables motivations des entreprises et des groupes. Très souvent, ce n'est pas la situation économique de l'entreprise ou du groupe qui impose de revoir la nature des accords ou la pérennité d'une activité. Au nom de quel principe, le niveau d'exigence des actionnaires devrait s'imposer sur le niveau des besoins de solidarité et de justice sociale ? La CGT doit contribuer à déculpabiliser les salariés. Il n'est pas honteux de disposer de droits et de garanties. Nous devons également agir pour rendre le syndicalisme européen plus cohérent, mieux organisé, plus réactif et plus uni. Beaucoup de pays de l'Union sont confrontés aux mêmes types de problèmes. Cela ne rend que plus urgente la recherche de réponses coordonnées sur le plan européen. Cette question sera inévitablement à l'ordre du jour d'une prochaine réunion de la Confédération européenne des syndicats.
NVO - Vous êtes très attaché à renforcer la capacité de la CGT à se transformer pour faire face aux défis auxquels elle est confrontée. Vous allez même présenter un rapport centré sur la question devant le CCN, les 29 et 30 septembre. Qu'est-il urgent de changer ?
Bernard Thibault - Si nous voulons faire le bon diagnostic sur la situation sociale, sur les conditions à créer pour changer la donne dans les mois à venir, nous devons examiner ce qui relève de nous-mêmes. Nous devons prendre du temps pour cette analyse et surtout prendre de nouvelles décisions.
Nous disposons d'un potentiel non négligeable de forces militantes, de syndicats. Nous bénéficions d'un réseau, d'outils syndicaux sur le lieu de travail, mais crise et stratégie du Medef aidant, nous pouvons, si nous n'y prenons garde, nous trouver confinés dans nos entreprises ou dans nos branches professionnelles respectives. Il faut savoir réunir toutes nos forces dans des batailles dites interprofessionnelles comme celle de l'assurance-maladie, pour laquelle, il faut bien constater que toutes n'ont pas répondu présent. Si nous sommes parvenus à modifier le point de vue des Français sur le changement de statut d'EDF, nous devons reconnaître que cette bataille a surtout été menée par les professionnels du secteur. Nous pouvons nous retrouver dans la même situation pour l'avenir de La Poste, la consistance de son réseau et du service public. Les postiers y sont naturellement sensibles, mais il est tout aussi évident qu'ils ne peuvent être les seuls à porter des enjeux qui vont bien au-delà de leurs seuls intérêts. Ce qui est vrai dans le secteur public, l'est aussi dans le secteur privé, par exemple, à propos des délocalisations ! Pour une organisation interprofessionnelle comme la CGT, la convergence des intérêts doit conduire à l'inscription d'un maximum de nos forces dans la bataille.
NVO - Pour être en mesure de peser davantage, la CGT s'était fixé l'objectif d'atteindre un million d'adhérents. En êtes-vous encore loin ?
Bernard Thibault - Nous devons aussi changer de braquet pour atteindre nos objectifs de syndicalisation. Les résultats des élections professionnelles, l'écho de nos positions et propositions dans l'opinion montrent une attente et une confiance accrues à l'égard de la CGT. À nous d'expliquer aux salariés que notre capacité à répondre à leurs attentes dépend aussi des forces dont nous disposons. Nous pourrions faire plus si nous parvenions rapidement à atteindre l'objectif du million de syndiqués que nous nous sommes fixés lors notre dernier congrès. Sans doute n'y avons-nous pas consacré suffisamment d'énergie et de temps. C'est ce que je dirai au prochain comité confédéral national. Le nombre de syndiqués conditionne le rapport de force et l'efficacité des mobilisations.
Aucune mobilisation, aucun succès, aucune conquête sociale ne s'obtient sans un outil à la hauteur des objectifs visés. Nous avons des objectifs ambitieux, nous devons disposer d'un outil syndical à la hauteur de cette ambition. On ne nous facilite pas la tâche. Le fait syndical est encore un combat dans bien des entreprises. Alors il nous appartient de prendre le taureau par les cornes. Je suis persuadé que nous pouvons réaliser rapidement plusieurs dizaines de milliers d'adhésions à la CGT, si nous faisons ce qu'il faut.
Je présenterai des propositions pour aller à la rencontre des salariés des PME, pour faire en sorte que tout syndiqué à la CGT soit intégré dans un syndicat local, digne de ce nom. Tous les syndiqués doivent pouvoir être des acteurs, donner leur avis, participer à la définition des contenus revendicatifs et des formes d'action. Dès lors qu'on est syndiqué, on ne doit plus être isolé !
Je proposerai aussi au CCN que les syndicats des plus grandes unités jouent un rôle dans l'organisation et la défense des intérêts des salariés des sous-traitants, des intermédiaires, de l'ensemble des salariés d'un même site. On le vérifie lors des restructurations, les salariés des grandes entreprises ne sont pas les seuls frappés. Nous devons favoriser des convergences nouvelles qui pourront déboucher sur des formes d'engagement syndical adaptées au site ou à la localité.
NVO - Serait-ce les premiers signes concrets de la réforme des structures que vous souhaitez mener ?
Bernard Thibault - Nous devons réexaminer certains de nos modes de fonctionnement et de structuration. Tout nous l'impose : l'écart entre les zones de concentration du salariat et notre implantation syndicale, la diversité des réalités professionnelles, la stratégie patronale qui renvoie à des relations sociales décentralisées.
Si les salariés ne disposent pas d'organisation syndicale CGT sur un plus grand nombre de lieux de travail, nous serons cantonnés à une force de résistance. Notre ambition est bien plus grande.
Nous devons mener une réflexion stratégique sur la meilleure manière d'utiliser nos moyens financiers et militants, sur la meilleure forme d'organisation pour porter les revendications. Qu'il s'agisse du rôle du syndicat sur le lieu de travail, de notre organisation territoriale ou professionnelle, nous devons passer des constats d'insuffisance à la construction de réponses plus appropriées aux réalités salariales et à nos objectifs revendicatifs.
NVO - Des résistances se font-elles jour ?
Bernard Thibault - On doit pouvoir aujourd'hui traiter de ces sujets avec sérénité. Beaucoup de militants partagent le constat que je décris à grands traits. Nous avons nos propres limites mais la période actuelle permet un développement de toute la CGT. Certaines formes d'organisations ou de structures ont toujours leur pertinence, d'autres ont besoin d'évoluer, d'être révisées. Tout retard pris pour résorber le décalage entre l'implantation de nos unions locales et les zones d'emploi, est préjudiciable. Ce constat peut aussi s'appliquer au plan professionnel.
Nous devons y consacrer du temps, de l'énergie, et associer pleinement les syndiqués à la définition d'outils syndicaux plus adaptés et nous ferons ainsi d'autres démonstrations de l'efficacité de notre syndicalisme.
Propos recueillis par Jean-Philippe Martinez
(Source http://www.cgt.fr, le 21 septembre 2004)
Bernard Thibault - C'est l'un des sujets que nous voulons aborder avec le plus grand nombre de syndiqués et de salariés en cette rentrée. Nous souhaitons nous livrer à l'évaluation la plus large possible de la situation sociale. À nous de tirer les enseignements des luttes passées - qu'elles soient locales, professionnelles ou interprofessionnelles - et d'analyser les conditions dans lesquelles le gouvernement parvient à imposer un certain nombre de ses réformes. Pour autant, il ne serait pas juste de ne retenir que le sentiment d'échec. Sur le changement du statut juridique d'EDF-GDF par exemple, nous ne pouvons pas nous arrêter à l'adoption d'un nouveau statut, sans prendre en considération les avancées permises par la mobilisation.
Une juste appréciation du rapport des forces doit aussi intégrer la signification des récents revers électoraux pour le gouvernement. Les enquêtes d'opinions rappellent régulièrement l'inquiétude des Français sur les principaux problèmes sociaux, et leur scepticisme quant à la capacité du gouvernement à y faire face.
Nous avons besoin de nous parler vrai sur toute une série de sujets. Nous avons besoin de débats dans la CGT, de débats avec les autres organisations syndicales, et plus largement, avec les salariés. Nous ne pouvons pas laisser s'installer un sentiment de mécontentement, de lassitude, de colère, sans nous interroger sur les conditions à réunir pour parvenir à changer l'état d'esprit et créer un mouvement, des mobilisations, des initiatives qui favorisent la participation du plus grand nombre d'acteurs. Ce sont là des conditions incontournables si nous voulons être en mesure d'engager des discussions d'une autre nature avec les pouvoirs publics ou le patronat. Car il faut bien le reconnaître, la participation aux mobilisations a été proportionnelle à la force de nos convictions et au degré d'implantation syndicale dans les entreprises.
NVO - Après ces deux réformes structurantes pour la société française, se dessine une réforme en profondeur du droit du travail. Comment comptez-vous vous y prendre pour peser sur ces sujets ?
Bernard Thibault - Le gouvernement demeure sous la pression du Medef. Ce dernier ne cesse de rappeler à la majorité parlementaire qu'elle dispose d'une fenêtre de tir avant les prochaines élections politiques, pour s'attaquer à une question centrale : une révision en profondeur du droit du travail applicable en France.
À maintes reprises, le président du Medef a rappelé que le code du travail était trop volumineux, trop complexe, que trop de salariés avaient recours aux tribunaux pour trancher des litiges avec leurs employeurs. Une nouvelle fois, le Medef est entendu. À l'occasion de notre rencontre avec Gérard Larcher, ministre délégué aux Relations du travail, nous avons pu vérifier que le gouvernement étudiait toute une série de dispositions nouvelles propres à bouleverser la législation française. L'objectif central de ces dispositions vise une individualisation du rapport salarial, au détriment de toute garantie ou droit collectif. Au-delà des velléités de remise en cause des 35 heures, il faut alerter sur le caractère destructeur des projets en préparation.
NVO - Des mesures précises sont-elles à l'étude ?
Bernard Thibault - Oui et elles sont nombreuses. Un nouveau concept de contrat de travail est à l'étude ; il pourrait déroger aux règles inscrites dans les conventions collectives et le code du travail. L'ensemble des conventions collectives pourrait se voir imposer une date de péremption, qui imposerait une renégociation selon les règles fort peu démocratiques définies par la loi Fillon sur le dialogue social.
Les heures supplémentaires pourraient demain être mutualisées au niveau de l'entreprise, ouvrant la voie à une flexibilité des horaires sans égal. Cette théorie fumeuse, selon laquelle ces dispositions permettraient à ceux qui le veulent de " travailler plus pour gagner plus " est une autre supercherie. Chacun sait que l'employeur décide seul du temps d'utilisation du salarié et du recours éventuel aux heures supplémentaires.
La période durant laquelle un salarié pourrait recourir aux tribunaux pour faire reconnaître ses droits serait réduite.
Nous allons être confrontés à toute une palette de mesures qui ne sont pas encore publiquement assumées par le gouvernement. Sans doute craint-il les réactions ! Le gouvernement entend précariser un peu plus ceux qui ont un travail, sans répondre à la question centrale du chômage. Ce n'est pas ainsi qu'il favorisera le développement économique, la croissance et encore moins la progression du pouvoir d'achat des ménages.
NVO - Le Medef est, bien entendu, très favorable à la négociation décentralisée au niveau de l'entreprise.
Bernard Thibault - On comprend pourquoi. Dans une majorité d'entreprises, les salariés ne disposent d'aucune représentation syndicale. Comment entendez-vous contester ce terrain au patronat ?
Le Medef défend l'idée de micro accords, de micro négociations pour justifier son refus d'aborder un certain nombre de sujets centraux sur un plan national professionnel ou interprofessionnel. Ce faisant, il apporte une réponse cinglante à tous ceux qui - y compris au plan syndical - considèrent que le dialogue et la négociation sociale n'auraient pas besoin de s'appuyer sur un rapport de force.
Voilà dix-huit mois que l'on négocie sur les restructurations d'entreprises : il n'y aura pas d'accord avec le Medef. Le patronat poursuit sur le terrain ses restructurations d'entreprises, sans droits suffisants à disposition des salariés. Sur toute une série de sujets, le Medef veut renvoyer la négociation au niveau le plus décentralisé possible. Il sait n'avoir de fil à retordre que dans la minorité d'entreprises où les salariés sont organisés et disposent de représentants syndicaux. Le Medef prétend nous ramener plus d'un siècle en arrière et nous faire renoncer aux acquis des accords collectifs obtenus au fil des mobilisations. On touche là, à la finalité même du syndicalisme. C'est parce qu'ils étaient convaincus que l'intervention, la pression unie face à l'employeur était le moyen le plus efficace pour être entendu sur les revendications sociales, que des salariés se sont réunis en syndicats.
Des différences d'opinions existent entre confédérations sur une série de sujets, mais un tel bouleversement du droit social nécessite une concertation plus poussée entre les organisations syndicales pour envisager une position unitaire.
NVO - Voilà des années que la CGT défend l'idée d'un syndicalisme rassemblé dont on comprend aisément l'utilité en termes de rapport de forces. À quoi attribuez-vous les ratés, les difficultés du syndicalisme notamment au niveau confédéral à définir et à porter des positions, sinon unies, du moins convergentes ?
Bernard Thibault - Si je considère un certain nombre de déclarations sur le droit de grève ou les 35 heures, je remarque que les prises de positions ne sont pas si éloignées que cela et pourtant, c'est l'absence d'unité syndicale qui domine.
C'est une question importante. Nous voulons aussi interpeller les salariés ce qu'ils pensent de cette situation. Nous souhaitons réfléchir avec eux aux moyens de sortir de cet éparpillement, de cette division syndicale. La CGT ne doit pas se résigner face à ce morcellement. Les salariés doivent donner leur avis sur le positionnement syndical et exiger d'être consultés sur ce qui les engage. Les salariés doivent exercer une véritable pression pour réclamer plus de démocratie et de transparence dans les négociations, notamment par l'instauration du fait majoritaire dans les accords.
NVO - On a pu le voir avec l'exemple Bosch, les syndicalistes présents dans les entreprises sont parfois confrontés à ce qu'il faut bien appeler un chantage à l'emploi. Comment la CGT peut-elle leur venir en aide ?
Bernard Thibault - Nous devons livrer notre opinion sur le contexte qui autorise les entreprises à adopter un tel comportement. Le fait que le gouvernement reste spectateur, au-delà des déclarations de compassion, encourage cette forme de chantage. Quand on explique à longueur de temps que les 35 heures sont responsables de tous les maux, on adresse un signal aux employeurs. Ils se sentent autorisés à remettre en cause les accords.
Nous devons aussi continuer à éclairer sur les véritables motivations des entreprises et des groupes. Très souvent, ce n'est pas la situation économique de l'entreprise ou du groupe qui impose de revoir la nature des accords ou la pérennité d'une activité. Au nom de quel principe, le niveau d'exigence des actionnaires devrait s'imposer sur le niveau des besoins de solidarité et de justice sociale ? La CGT doit contribuer à déculpabiliser les salariés. Il n'est pas honteux de disposer de droits et de garanties. Nous devons également agir pour rendre le syndicalisme européen plus cohérent, mieux organisé, plus réactif et plus uni. Beaucoup de pays de l'Union sont confrontés aux mêmes types de problèmes. Cela ne rend que plus urgente la recherche de réponses coordonnées sur le plan européen. Cette question sera inévitablement à l'ordre du jour d'une prochaine réunion de la Confédération européenne des syndicats.
NVO - Vous êtes très attaché à renforcer la capacité de la CGT à se transformer pour faire face aux défis auxquels elle est confrontée. Vous allez même présenter un rapport centré sur la question devant le CCN, les 29 et 30 septembre. Qu'est-il urgent de changer ?
Bernard Thibault - Si nous voulons faire le bon diagnostic sur la situation sociale, sur les conditions à créer pour changer la donne dans les mois à venir, nous devons examiner ce qui relève de nous-mêmes. Nous devons prendre du temps pour cette analyse et surtout prendre de nouvelles décisions.
Nous disposons d'un potentiel non négligeable de forces militantes, de syndicats. Nous bénéficions d'un réseau, d'outils syndicaux sur le lieu de travail, mais crise et stratégie du Medef aidant, nous pouvons, si nous n'y prenons garde, nous trouver confinés dans nos entreprises ou dans nos branches professionnelles respectives. Il faut savoir réunir toutes nos forces dans des batailles dites interprofessionnelles comme celle de l'assurance-maladie, pour laquelle, il faut bien constater que toutes n'ont pas répondu présent. Si nous sommes parvenus à modifier le point de vue des Français sur le changement de statut d'EDF, nous devons reconnaître que cette bataille a surtout été menée par les professionnels du secteur. Nous pouvons nous retrouver dans la même situation pour l'avenir de La Poste, la consistance de son réseau et du service public. Les postiers y sont naturellement sensibles, mais il est tout aussi évident qu'ils ne peuvent être les seuls à porter des enjeux qui vont bien au-delà de leurs seuls intérêts. Ce qui est vrai dans le secteur public, l'est aussi dans le secteur privé, par exemple, à propos des délocalisations ! Pour une organisation interprofessionnelle comme la CGT, la convergence des intérêts doit conduire à l'inscription d'un maximum de nos forces dans la bataille.
NVO - Pour être en mesure de peser davantage, la CGT s'était fixé l'objectif d'atteindre un million d'adhérents. En êtes-vous encore loin ?
Bernard Thibault - Nous devons aussi changer de braquet pour atteindre nos objectifs de syndicalisation. Les résultats des élections professionnelles, l'écho de nos positions et propositions dans l'opinion montrent une attente et une confiance accrues à l'égard de la CGT. À nous d'expliquer aux salariés que notre capacité à répondre à leurs attentes dépend aussi des forces dont nous disposons. Nous pourrions faire plus si nous parvenions rapidement à atteindre l'objectif du million de syndiqués que nous nous sommes fixés lors notre dernier congrès. Sans doute n'y avons-nous pas consacré suffisamment d'énergie et de temps. C'est ce que je dirai au prochain comité confédéral national. Le nombre de syndiqués conditionne le rapport de force et l'efficacité des mobilisations.
Aucune mobilisation, aucun succès, aucune conquête sociale ne s'obtient sans un outil à la hauteur des objectifs visés. Nous avons des objectifs ambitieux, nous devons disposer d'un outil syndical à la hauteur de cette ambition. On ne nous facilite pas la tâche. Le fait syndical est encore un combat dans bien des entreprises. Alors il nous appartient de prendre le taureau par les cornes. Je suis persuadé que nous pouvons réaliser rapidement plusieurs dizaines de milliers d'adhésions à la CGT, si nous faisons ce qu'il faut.
Je présenterai des propositions pour aller à la rencontre des salariés des PME, pour faire en sorte que tout syndiqué à la CGT soit intégré dans un syndicat local, digne de ce nom. Tous les syndiqués doivent pouvoir être des acteurs, donner leur avis, participer à la définition des contenus revendicatifs et des formes d'action. Dès lors qu'on est syndiqué, on ne doit plus être isolé !
Je proposerai aussi au CCN que les syndicats des plus grandes unités jouent un rôle dans l'organisation et la défense des intérêts des salariés des sous-traitants, des intermédiaires, de l'ensemble des salariés d'un même site. On le vérifie lors des restructurations, les salariés des grandes entreprises ne sont pas les seuls frappés. Nous devons favoriser des convergences nouvelles qui pourront déboucher sur des formes d'engagement syndical adaptées au site ou à la localité.
NVO - Serait-ce les premiers signes concrets de la réforme des structures que vous souhaitez mener ?
Bernard Thibault - Nous devons réexaminer certains de nos modes de fonctionnement et de structuration. Tout nous l'impose : l'écart entre les zones de concentration du salariat et notre implantation syndicale, la diversité des réalités professionnelles, la stratégie patronale qui renvoie à des relations sociales décentralisées.
Si les salariés ne disposent pas d'organisation syndicale CGT sur un plus grand nombre de lieux de travail, nous serons cantonnés à une force de résistance. Notre ambition est bien plus grande.
Nous devons mener une réflexion stratégique sur la meilleure manière d'utiliser nos moyens financiers et militants, sur la meilleure forme d'organisation pour porter les revendications. Qu'il s'agisse du rôle du syndicat sur le lieu de travail, de notre organisation territoriale ou professionnelle, nous devons passer des constats d'insuffisance à la construction de réponses plus appropriées aux réalités salariales et à nos objectifs revendicatifs.
NVO - Des résistances se font-elles jour ?
Bernard Thibault - On doit pouvoir aujourd'hui traiter de ces sujets avec sérénité. Beaucoup de militants partagent le constat que je décris à grands traits. Nous avons nos propres limites mais la période actuelle permet un développement de toute la CGT. Certaines formes d'organisations ou de structures ont toujours leur pertinence, d'autres ont besoin d'évoluer, d'être révisées. Tout retard pris pour résorber le décalage entre l'implantation de nos unions locales et les zones d'emploi, est préjudiciable. Ce constat peut aussi s'appliquer au plan professionnel.
Nous devons y consacrer du temps, de l'énergie, et associer pleinement les syndiqués à la définition d'outils syndicaux plus adaptés et nous ferons ainsi d'autres démonstrations de l'efficacité de notre syndicalisme.
Propos recueillis par Jean-Philippe Martinez
(Source http://www.cgt.fr, le 21 septembre 2004)