Déclaration de Mme Claudie Haigneré, ministre déléguée aux affaires européennes, sur l'élargissement de l'Union européenne, la perspective de l'adhésion de nouveaux pays, et l'élaboration et le contenu de la Constitution européenne, à Paris le 30 juin 2004.

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Circonstance : Conférence organisée par le Mouvement européen sur le thème "Les perspectives européennes après le Conseil européen et les élections du 13 juin", à Paris le 30 juin 2004

Texte intégral

L'avenir de la construction européenne après
le Conseil européen de Bruxelles et les élections du 13 juin
Mesdames, Messieurs,
Chers Amis,
Je suis particulièrement heureuse de pouvoir m'exprimer devant vous au lendemain de deux événements qui marqueront l'histoire de la construction européenne. Je veux parler de :
- l'accord historique du 18 juin sur le traité constitutionnel, d'une part,
- et de la première élection européenne à Vingt-cinq, autrement dit le premier scrutin démocratique à l'échelle du continent.
Les militants lucides de la cause européenne que vous êtes le savaient : à la veille du Conseil des 17 et 18 juin les jeux étaient loin d'être faits. L'échec de la CIG réunie six mois plus tôt sous présidence italienne n'incitait guère à l'optimisme. Votre Conseil national n'avait d'ailleurs pas manqué de tirer la sonnette d'alarme en avril dernier. Vous souligniez à l'époque les graves conséquences qu'aurait un échec. Vos convictions vous poussaient même à défendre un texte encore plus ambitieux que celui issu de la Convention.
Je vais vous parler sincèrement, en me plaçant délibérément en dehors du débat politique qui commence : j'estime que nous sommes parvenus à un résultat inespéré. L'essentiel du texte de la Convention a été préservé. Il y a des reculs sur certains points, mais il y a autant d'avancées. Et qui aurait cru possible une Constitution européenne il y a seulement cinq ans ? Nous avons respecté le mandat de Laeken, qui était de rendre l'Europe plus démocratique et plus efficace mais aussi de lui donner les moyens de faire entendre sa voix dans le concert international. Cela ne veut pas dire que la construction de l'Europe s'arrête là : la Constitution n'est pas un achèvement, elle est une étape majeure. Un travail colossal nous attend pour ratifier et mettre en oeuvre ce traité, mais autorisons-nous à savourer le succès du 18 juin et mesurons le chemin parcouru depuis 6 mois.
Premièrement, nous avons échappé à la paralysie. En cas d'échec, nous en restions au Traité de Nice qui, même les Polonais le reconnaissent aujourd'hui, n'était pas à la hauteur des enjeux de l'Europe à vingt-cinq États. Peut-être fallait-il d'ailleurs que cet élargissement se fasse pour que l'on comprenne l'urgence de réformer. Peut-être fallait-il aussi les 55 % d'abstention aux élections parlementaires du 13 juin. Toujours est-il que nous nous sommes mis d'accord à vingt-cinq sur un texte ambitieux. C'est en soi un motif de satisfaction et une vraie réponse tant au défi de l'élargissement qu'au scepticisme des citoyens européens.
Au terme de ces douze mois de négociation nous étions donc obligés d'aboutir, et pourtant la situation en Europe s'y prêtait moins que jamais. C'est une Europe divisée qui a dû chercher à parler d'une même voix : je veux parler de la brèche ouverte par la guerre en Irak. Nos divisions avaient compromis la CIG de décembre 2003. Leur ombre a continué de planer sur la CIG mais elle n'a pas suffi à la faire échouer.
Ces lignes de fracture ne disparaîtront pas du jour au lendemain. Elles vont au-delà de la question irakienne qui appartient déjà au passé. Il y a eu, à Bruxelles, le front commun formé par l'Italie, le Royaume-Uni et la Pologne contre le candidat que nous soutenions avec l'Allemagne, pour la présidence de la Commission. Mais il y a eu aussi la coalition des treize États petits et moyens qui a mis au jour d'autres inquiétudes, à commencer par la crainte d'une Union dirigée par un directoire de quelques grands. Cette tension est ancienne, mais il est clair que dans une Europe à vingt-cinq elle devient plus aiguë. L'essentiel est qu'elle ne nous paralyse pas. Le traité permettra de mieux négocier avec cette réalité nouvelle. Pour le reste, nous devons aussi pouvoir compter sur la bonne volonté des États. Le traité est une "boîte à outils". A nous maintenant d'apprendre à nous en servir pour construire l'avenir de l'Europe.
Pour achever ces quelques remarques introductives, je tiens à souligner deux choses : la pertinence de la Convention comme nouvelle méthode de négociation et l'importance des hommes comme moteurs de la construction européenne.
Le succès du 18 juin montre que les chefs d'État et de gouvernement avaient fait le bon choix en décidant au Sommet de Laeken, en décembre 2001, de constituer une Convention. Après l'Acte unique, Maastricht, Amsterdam et Nice, la CIG avait atteint ses limites. Le projet européen avait besoin de se ressourcer. Il fallait pour cela élargir le cercle des participants à la négociation, refonder leur légitimité en faisant largement appel aux élus nationaux et en ouvrant le débat au public. La Convention a tenu ses promesses non seulement parce qu'elle a abouti à un bon texte mais aussi et surtout parce qu'elle a tracé le chemin d'un accord à vingt-cinq.
Il était en effet inévitable que les chefs d'États remettent l'ouvrage sur le métier, qu'ils reprennent les travaux au sein d'une conférence intergouvernementale : c'est dans l'ordre des choses, la souveraineté nationale reste une donnée élémentaire de la construction européenne. Mais la CIG a validé la méthode de la Convention, d'une part, en trouvant un accord, d'autre part, en consacrant le rôle de la Convention pour les prochaines révisions du traité.
Et puis il y a les hommes. Je tiens tout d'abord à saluer le travail des "Conventionnels" et particulièrement des Français dont certains sont membres du Mouvement européen et qui ont été parmi les plus actifs. Je les cite toutes appartenances confondues : M. Giscard d'Estaing au premier chef, bien sûr, mais aussi M. Moscovici puis M. de Villepin, M. Lequiller, particulièrement présent dans le débat institutionnel, M. Haenel, dont la contribution aux travaux sur la justice et les affaires intérieures a été essentielle, MM. Badinter, Floch, Lamassourre, Duhamel, Abitbol, Mme Berès sans oublier M. Barnier qui représentait à l'époque la Commission et qui a joué un rôle majeur dans le groupe de travail sur la défense.
Le rôle des hommes a été déterminant aussi pour le succès de la CIG. La capacité d'écoute de Bertie Ahern a fait mouche, particulièrement au cours des 6 heures de "confessionnal" du vendredi après-midi où les chefs d'État et de gouvernement ont défilé dans son bureau les uns après les autres. Je puis vous assurer que la tension était à son comble au second jour du sommet. Je me rappelle la stupeur qui a frappé les chefs d'État tard dans la soirée de vendredi. Il n'était pas encore 22 heures. Nous avions déjà entendu les applaudissements monter de la salle où étaient réunis les vingt-cinq chefs d'État et de gouvernement. On avait déjà ouvert les bouteilles de champagne. C'est à ce moment que la Pologne a remis sur la table la question de l'héritage chrétien. Tout le monde a cru à ce moment-là que l'édifice du compromis pouvait encore s'effondrer. Il n'en fut rien mais le mérite de la présidence irlandaise doit être mesuré à l'aune des concessions faites par les uns et les autres au cours de cette négociation.
Voilà pour le passé ; parlons un peu des perspectives qui s'offrent à nous : avant de commenter les résultats de la Conférence intergouvernementale, je souhaiterais évoquer avec vous les prochaines étapes de l'élargissement et ses enjeux.
Avec le dernier élargissement, l'Europe a accédé à la dimension continentale qui est sa dimension naturelle. Pour que le dessein européen s'accomplisse tout à fait, l'élargissement va devoir, comme vous le savez, se poursuivre. Le Conseil européen a réaffirmé l'échéance de 2007 pour l'adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie si les négociations se déroulent comme prévu. Il a par ailleurs décidé l'ouverture en 2005 des négociations avec la Croatie.
Reste l'hypothèse turque. Tel qu'il a été lancé, le débat sur l'adhésion de la Turquie me semble stérile et même dangereux. Nous ne pouvons pas penser cet éventuel élargissement dans les mêmes termes que les précédents. Nous devons faire preuve de réalisme et d'imagination si nous voulons, à la fois, être fidèles à nos engagements et préparer l'avenir.
Premièrement, il faut rappeler, comme le président de la République l'a fait à de nombreuses reprises, que la Turquie est fondée à demander l'adhésion parce que c'est la Communauté européenne elle-même qui lui a ouvert il y a trente et un ans cette perspective. Nous ne pouvons pas devenir amnésiques au moment où le gouvernement turc a engagé un processus de réformes profondes et ambitieuses. Mais nous ne pouvons pas non plus oublier nos exigences en matière de Droits de l'Homme. Le respect des critères de Copenhague reste le préalable indispensable à l'ouverture des négociations. Le rapport de la Commission en préparation devrait nous éclairer sur ce point.
Partant de là nous devons - c'est mon second point - changer de perspective et reposer les termes du débat. Les éventuelles négociations avec la Turquie doivent être vues comme un processus dynamique qui s'étendra sur de nombreuses années ; la décennie me semble une échelle de temps raisonnable en la matière. Nous ne devons pas en outre nous y engager comme dans un tunnel menant nécessairement à l'adhésion comme cela fut le cas lors du dernier élargissement. Ces négociations, si elles sont engagées, devraient également permettre d'explorer de nouvelles formes de coopération et d'apprécier le potentiel politique, économique, social du partenariat avec la Turquie pour l'avenir de l'Europe.
Bref, nous avons besoin d'une approche plus dynamique et plus imaginative. A nous de l'inventer. J'ajoute enfin que dans un contexte international tendu et changeant, il ne faut pas raisonner toutes choses égales par ailleurs. N'essayons pas d'imaginer ce que serait l'Europe de 2004 avec la Turquie en plus. Essayons plutôt de penser l'Europe de 2015 et la Turquie de 2015 et de nous demander ce que les deux pourraient faire ensemble. Pour cela il nous faut tenir compte des facteurs actuels d'instabilité et de changement. Qu'en sera-t-il de notre sécurité et du terrorisme dans cinq, dix ou quinze ans ? Quelle sera la situation au Proche-Orient ? Comment l'Europe assurera-t-elle son approvisionnement en énergie ? Autant de questions essentielles qui ne sont pas soulevées dans le débat actuel.
Un dernier point sur cette problématique de l'élargissement. Avec la réunification du continent, l'expansion géographique de l'Union s'achève. Bien sûr le cas de la Turquie souligne la difficulté de lui donner des frontières "naturelles". Cependant, je pense que nous ferions une erreur à vouloir nous projeter plus loin encore, que cela soit vers l'Est ou vers le Sud. Ne nous laissons pas entraîner par une mécanique folle qui viserait à faire croître sans fin le cercle des membres de l'Union. En revanche, le moment est venu de nous investir dans une politique de voisinage plus active et plus imaginative. L'Union est en train de bâtir avec ses voisins de l'ancienne Union soviétique et ses partenaires méditerranéens, comme le Maroc, de nouvelles formes de coopération sous la forme d'un partenariat privilégié et exigeant. C'est une bonne voie qu'il nous faut approfondir.
Nous abordons là le champ des politiques communes, ce qui m'offre une parfaite transition vers la troisième partie de mon intervention, à savoir le traité constitutionnel adopté le 18 juin.
Aux fins connaisseurs que vous êtes, j'épargnerai un exposé pédagogique sur l'ensemble du traité. Je me concentrerai sur les points saillants de l'accord auquel nous sommes parvenus, en les comparant avec les propositions de la Convention.
S'agissant tout d'abord de l'identité de l'Union :
Dans ce domaine, l'accord du 18 juin reprend les propositions de la Convention et marque donc un progrès essentiel par rapport à la situation antérieure.
La Constitution donne à l'Europe une identité forte en formulant clairement les valeurs qui réunissent ses peuples, valeurs de justice, de solidarité, d'égalité et de non-discrimination.
Elle met des mots sur les objectifs de l'Union : justice sociale, plein emploi, économie sociale de marché, combat contre l'exclusion et cohésion territoriale.
Enfin, elle unifie l'édifice européen que la coexistence de plusieurs traités et les trois piliers introduits à Maastricht rendaient illisible.
Vous le savez déjà mais je veux le rappeler : l'incorporation de la Charte des droits fondamentaux dans la Constitution a été difficile. La charte se réfère en effet aux droits civiques et politiques, mais aussi aux droits économiques et sociaux. Les Britanniques ont demandé qu'une référence aux explications relatives à la Charte figure dans le Traité. Nous y avons finalement consenti, puisque c'était le prix à payer, mais après avoir vérifié auprès des juristes de la Commission et du Conseil que cet ajout ne modifiait pas la portée des explications et n'affaiblissait pas la Charte.
S'agissant des institutions :
Cette Constitution est en fait l'aboutissement non pas de deux mais de dix années de négociations quasi ininterrompues sur la réforme institutionnelle de l'Union. Les thèmes du format de la Commission, de l'extension de la majorité qualifiée, du rééquilibrage du poids des grands États, du renforcement du Parlement ont figuré en effet à l'ordre du jour depuis la conclusion du Traité de Maastricht.
Je crois que nous sommes parvenus aujourd'hui à un bon équilibre des pouvoirs dans un schéma compréhensible par tous : nous avons un Conseil européen qui donne les grandes orientations, à la manière du président de la République dans notre pays. Nous avons une Commission qui propose et exécute. Nous avons enfin un Conseil des ministres et un Parlement qui sont les législateurs de l'Union.
Là encore, le résultat est bon parce que la CIG a permis plus d'avancées que de reculs par rapport au texte de la Convention.
A vrai dire je ne vois qu'un recul, et il est modeste : la complexité ajoutée par la CIG aux modalités de vote au Conseil avec cette clause de Ioannina voulue par les Polonais. J'y reviendrai.
Pour le reste, l'accord reprend à l'identique les propositions des Conventionnels, avec quelques améliorations essentielles.
- Un Conseil européen qui oriente
Le Conseil européen devait être clairement identifié comme le lieu où se dessinent les grandes orientations, les grands choix politiques de l'Union. Pour cela, il lui manquait la durée. Aux termes du traité, il sera présidé désormais par un même homme, pendant deux ans et demi-renouvelable une fois, ce qui veut dire que nous devrions avoir un président pour cinq ans, comme à la Commission et au Parlement. Je n'ai pas besoin d'insister sur le bénéfice qui en résulte pour la continuité et de cohérence de l'ensemble des politiques de l'Union.
- Une Commission qui propose et met en uvre
Il fallait que la Commission reste à l'avenir, grâce à sa force de proposition, le moteur de la construction européenne et le garant de l'intérêt général. Sur ce point la CIG a permis, par rapport à la Convention, l'avancée la plus importante. La Convention avait abouti au système peu lisible d'un commissaire par État avec des commissaires sans droit de vote. Nous avons obtenu ce que ni le traité d'Amsterdam ni celui de Nice n'avait permis : une Commission resserrée à partir de 2014, comptant moins de Commissaires que d'États membres (les 2/3). C'est un résultat essentiel, qui répond à notre souci d'une Commission efficace et légitime.
Par ailleurs, l'exécutif européen se dote d'un véritable chef de sa diplomatie. Comme la Convention l'avait proposé, l'Union aura un ministre des Affaires étrangères. Il cumulera les fonctions du Haut Représentant pour la PESC et de vice-président de la Commission chargé des relations extérieures ; un service diplomatique européen sera créé, qui réunira l'unité politique du Conseil, des services de la Commission et des diplomates nationaux détachés. C'est donc un personnage beaucoup plus puissant et plus visible que M. Solana ou M. Patten actuellement qui portera la voix de l'Europe dans le monde, et c'est un point essentiel.
- Un Conseil et un Parlement qui légifèrent
La réforme des modalités de vote au Conseil permet enfin de sortir du système de Nice, peu efficace et peu équitable. C'était une réforme indispensable après l'élargissement. Vous connaissez les termes de l'accord : une double majorité - 55 % des États, 65 % de la population -, à partir de 2009. La Convention avait proposé 50 et 60 : il a fallu relever un peu ces seuils pour satisfaire l'Espagne et la Pologne ; c'était la condition pour qu'elles acceptent de renoncer à Nice, et cela ne change pas l'équilibre global. La Constitution prévoit également qu'une minorité de blocage devra rassembler au moins quatre États: c'est la crainte du directoire des "Grands" dont je vous parlais tout à l'heure.
Le nouveau système a deux vertus cardinales :
- Il renforce considérablement la capacité décisionnelle du Conseil : alors que cette capacité était de 2 % dans le régime de Nice, elle passe à 13% avec le nouveau système ;
- Il rend compte de façon beaucoup plus équitable du poids des grands États membres comme la France. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : dans le système de Nice, la France représente 8,4 % du nombre total de voix au Conseil; avec la Constitution c'est le poids démographique réel qui est pris en compte, soit 12,4%.
Reste la clause de Ioannina. La Constitution aurait gagné en clarté si nous en avions fait l'économie. C'est dommage, mais au fond peu important : cette clause existe déjà, depuis 1994, et personne ne s'en sert.
Le principe est que lorsque sur un projet de décision une minorité de blocage est presque réunie - aux 3/4 -, les États qui la constituent peuvent demander que la discussion continue. Le point important est qu'un État membre pourra à tout moment demander à passer au vote, ce qui évitera que le Conseil ne soit pris en otage. Et cette clause pourra être abrogée sur décision du Conseil en 2014.
Quant au Parlement, il accède, avec le traité constitutionnel, à la majorité politique. Il est désormais l'égal du Conseil. La co-décision devient le mode normal de décision dans l'Union. Son rôle est notablement renforcé à la fois en matière législative et budgétaire : la part des textes auquel il est associé passera ainsi de 75 % à 95 %. Ce point mérite d'être particulièrement souligné, au lendemain d'élections marquées par la faible mobilisation de l'électorat.
J'ajoute que nous avons obtenu pendant la CIG le plafonnement du nombre de députés par État à 96 ce qui permet de resserrer l'écart entre la France et l'Allemagne. Qui plus est les petits États seront mieux représentés puisque le contingent minimum de députés est porté de 4 à 6.
Je sais que le Mouvement européen plaidait pour un renforcement encore plus important des pouvoirs du Parlement. Vous souhaitiez qu'il reçoive un mandat à caractère constitutionnel pour définir le cadre institutionnel des politiques communes et le soumettre ensuite à l'approbation du Conseil européen. Nous n'avons pas pu aller aussi loin. Mais le Parlement dispose désormais de leviers d'action qui lui permettront de peser plus fortement sur les politiques de l'Union.
La Convention a montré tout ce que les élus nationaux pouvaient apporter au débat européen. Il était important de faire des parlements nationaux un acteur de la démocratisation de l'Union européenne. Le traité constitutionnel les intègre dans l'édifice puisqu'ils auront la possibilité de contrôler le respect de la subsidiarité, grâce à un "mécanisme d'alerte précoce" et de saisir la Cour de Justice en cas de violation de ce principe.
- Une Europe plus proche des citoyens
La Constitution nous donne ainsi une Europe plus lisible, des institutions plus identifiables. Mais soyons lucides, l'Europe restera encore longtemps un pouvoir un peu lointain. C'est la conséquence inévitable de la dimension géographique de l'Union : le président de la Commission européenne ne peut espérer être aussi proche des citoyens qu'un maire ou même un chef d'État.
Aussi, les mesures destinées à faciliter l'implication des citoyens et leur participation qui ont été retenues par la CIG sont-elles essentielles. Je pense en particulier :
- à la transparence des travaux du Conseil lorsque ce dernier délibère et statue sur une proposition législative, ce qui permet la réelle information et participation de la société civile, et la responsabilisation des membres du Conseil ;
- au droit d'initiative citoyenne, qui permettra à un million de citoyens de l'Union, issus de différents États membres, d'inviter la Commission à soumettre une proposition législative ;
- au dialogue social et au dialogue avec la société civile qui sont confortés à travers les différents mécanismes de consultation ;
- enfin, comme je le soulignais précédemment, à la pérennisation de la méthode de la Convention pour les révisions futures de la Constitution.
S'agissant des politiques :
En ce qui concerne les politiques de l'Union, et en particulier l'extension du champ de la majorité qualifiée, les promesses de la Convention ont été également tenues, sauf sur un point : le domaine fiscal. Vous savez que la Convention prévoyait quelques avancées, qui n'ont pas été acceptées alors qu'elles étaient pourtant bien modestes. Les Britanniques se sont montrés inflexibles sur ce point. C'est regrettable, mais rien ne nous empêche d'avancer dans ce domaine sous la forme de coopérations renforcées.
Pour le reste, l'essentiel est préservé, voire amélioré.
Les progrès réalisés en matière de défense constituent un des succès majeurs de cette CIG et de la France. Nous arrivions à Bruxelles avec des doutes sur les chances de survie de certaines dispositions. Nous en sommes repartis avec plusieurs avancées majeures en particulier :
- une clause de défense mutuelle et une clause de solidarité qui affirment, pour la première fois dans le cadre de l'Union, le principe d'un devoir d'assistance mutuelle entre Européens, y compris par des moyens militaires, face à tout type de menaces notamment terroristes ;
- la mise en place d'une "coopération structurée", fer de lance de la politique de sécurité et de défense de l'Union. Y participeront les États membres remplissant des critères plus élevés et souscrivant à des engagements renforcés en matière de défense.
J'ajoute que la création de l'Agence européenne de l'armement est confortée.
En ce qui concerne la justice et les affaires intérieures, là encore les propositions de la Convention ont été complètement reprises, sauf sur un point : le futur parquet européen ne pourra connaître, dans un premier temps, que des atteintes aux intérêts financiers de l'Union. Nous souhaitions que cette compétence s'étende à la grande criminalité. Nous avons dû y renoncer à ce stade, mais nous avons obtenu que les compétences du parquet européen puissent être élargies à l'avenir, par simple décision du Conseil.
Pour tout le reste, c'est-à-dire l'essentiel, la CIG a rempli les promesses de la Convention : les politiques d'asile, d'immigration, de coopération judiciaire civile et pénale, passeront à la majorité qualifiée. Vous vous rappelez sans doute la très forte hostilité de certaines délégations, notamment britannique, à ces avancées. C'est donc un résultat très satisfaisant, qui permettra de lutter beaucoup plus efficacement contre la criminalité et de répondre aux attentes fortes des Européens en matière de sécurité.
La gouvernance économique était également un enjeu central pour que la zone euro soit aussi une zone de prospérité et de croissance. Vous savez que nous souffrons actuellement d'une insuffisante articulation entre la politique monétaire et la politique économique. A cet égard, les pays de la zone euro ont obtenu une satisfaction importante avec la reconnaissance de l'Eurogroupe, qui disposera d'un président, et le renforcement de sa capacité décisionnelle au moment où l'élargissement nous faisait courir un risque sérieux de dilution. Sur ce point également, le texte final va au-delà de la Convention.
Je réserve pour la fin la politique sociale, au centre de beaucoup de débats. La Convention n'avait pu proposer que de modestes avancées, dans ce domaine difficile. Il était proposé de passer à la majorité qualifiée sur un point, important : la protection sociale des travailleurs migrants. Cette proposition a été acceptée, malgré la vive hostilité de certains États.
Autre point essentiel : comme le proposait la Convention, il a été décidé de consacrer le rôle des services publics - les "services d'intérêt économique général" -, en leur donnant une base juridique dans le Traité.
La France a obtenu à la CIG quelques avancées supplémentaires. Il s'agit de la clause sociale transversale, autrement dit la prise en compte des objectifs et des enjeux sociaux dans toutes les politiques de l'Union. De l'institutionnalisation du sommet tripartite européen pour la croissance qui sera un outil supplémentaire de dialogue social au niveau européen. Et enfin, du renforcement de l'action de l'Union en matière de santé publique, en particulier dans les domaines du tabac et de l'alcool.
Cela ne suffit pas à faire une politique sociale commune. Mais dans ce domaine extrêmement sensible pour tous les États, parce qu'il touche directement aux modèles de société dans l'Union, la CIG n'a pas déçu les attentes des Conventionnels, elle a même fait mieux.
Au total, vous le voyez cette CIG ouvre des perspectives d'action très larges. Par ailleurs, et j'insiste sur ce point qui fait trop souvent l'objet de commentaires erronés, le Traité ne grave pas dans le marbre les politiques de l'Union : bien au contraire, il introduit des éléments de souplesse essentiels qui permettront de les faire évoluer sans nécessiter la révision de la Constitution. Vous savez que la France avait plaidé, à la Convention, pour que les modalités de révision de la Constitution soient plus souples, en particulier sur la IIIème partie de la Constitution sur les politiques de l'Union. La Convention n'avait pu réunir un consensus ambitieux sur ce sujet. Le seul progrès, confirmé par la CIG, est qu'il ne sera plus nécessaire de convoquer formellement une Conférence intergouvernementale pour modifier le Traité.
Mais, et c'est un point fondamental, une clause générale dite clause-passerelle permet à l'avenir d'étendre la majorité qualifiée et la codécision par une simple décision du Conseil européen, adoptée à l'unanimité. Ceci devrait nous permettre d'aller plus loin là où la Convention et la CIG ont dû rester modestes dans leurs ambitions : en matière sociale ou fiscale en particulier.
Par ailleurs, il demeure possible de progresser entre ceux des États membres qui veulent aller de l'avant dans tel ou tel domaine, dans le cadre des coopérations renforcées. Ce mécanisme sera désormais élargi à la politique européenne de défense et sa mise en oeuvre sera facilitée. La France a beaucoup uvré pour obtenir cette avancée, contrepartie nécessaire aux concessions sur le champ de la majorité qualifiée notamment en matière fiscale.
Je voudrais conclure en vous faisant part de ma préoccupation devant la façon dont certains voudraient orienter le débat sur la Constitution. J'entends dire qu'il faudrait rejeter ce texte parce qu'il serait trop libéral, et parce qu'en gravant les politiques de l'Union dans le marbre du Traité, on empêcherait toute évolution.
La Constitution est un texte complexe qui se prête peu aux exigences de la communication politique, basée sur des messages simples. Mais attention : simplifier n'est pas falsifier.
Cette Constitution porte sur des valeurs, des institutions et des politiques. Pour ce qui est des valeurs et objectifs de l'Union, personne ne conteste que le progrès social, le plein emploi et la lutte contre l'exclusion y figurent en bonne place. Quant aux institutions - faut-il le rappeler ? - elles ne sont par définition ni sociales, ni libérales. Jusqu'à preuve du contraire la France ne change pas de Constitution à chaque alternance politique.
Reste la partie consacrée aux politiques de l'Union. En matière sociale, je l'ai dit, nous sommes allés au-delà de ce que proposait la Convention, qui, de par sa composition, était pourtant plus à même que les chefs d'État de faire des propositions ambitieuses. Ceci veut dire que nous sommes allés jusqu'à la limite de ce que l'ensemble des États membres sont prêts à accepter aujourd'hui.
On peut regretter que ce consensus demeure modeste en matière sociale ou fiscale. Je l'ai dit, ce sont des sujets difficiles, qui déterminent de puissants clivages au sein de l'Union, et il faudra donc du temps pour progresser. Mais pour progresser, encore faut-il s'en donner les moyens, c'est-à-dire faciliter la prise de décision à vingt-cinq. C'est précisément ce que permet la Constitution qui vient d'être adoptée. Je l'ai dit et je le répète, la Constitution rend l'Union plus efficace et laisse ouverte toutes les possibilités de progrès pour l'avenir. Alors, dire qu'on va rejeter ce texte parce qu'il n'est pas parfait, c'est une logique de gribouille, c'est une position irresponsable qui peut ruiner les résultats de négociations qui, sur les institutions, ont duré en fait dix années.
C'est donc un vrai débat, un vrai dialogue, qu'il faut ouvrir maintenant avec les citoyens français et de l'Europe tout entière. Dans ce contexte, le travail d'information et de communication auquel je compte me consacrer prioritairement dans les semaines et les mois qui viennent s'annonce aussi indispensable que délicat. Avec l'accord du 18 juin nous nous sommes dotés d'une "boîte à outils". Il nous reste à l'utiliser et surtout à en donner le mode d'emploi à nos concitoyens. Les résultats des élections du 13 juin confirment la nécessité d'un travail d'explication des mécanismes mais aussi et surtout des enjeux de la politique européenne. Cela sera l'objet du "dialogue permanent sur l'Europe" que nous allons lancer, Michel Barnier et moi-même, quelque soit le mode de ratification du traité. J'espère vivement pouvoir compter sur le soutien et la participation du Mouvement européen pour mener à bien cette tâche, dans un esprit d'ouverture et d'honnêteté.
Je vous remercie.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 2 juillet 2004)