Déclaration de M. Alain Bocquet, président du groupe des députés communistes et républicains de l'Assemblée nationale, sur la question de "l'attractivité de la France" et de la lutte contre les délocalisations, à Paris, Assemblée nationale, le 12 octobre 2004.

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Circonstance : Débat sur les délocalisations et l'attractivité de la France, à l'Assemblée nationale, Paris, le 12 octobre 2004

Texte intégral

Monsieur le Président,
Monsieur le ministre,
Mes chers collègues,
Dans une France qui condamne 7 millions de nos concitoyens au chômage et à la précarité, comment ne pas entendre l'inquiétude que soulèvent les délocalisations ? Un quart des salariés se sentent menacés dans leur emploi. Et 42 % des Français estiment que la lutte contre les délocalisations doit être la priorité.
Le phénomène qui voit des entreprises expatrier leur production hors de l'Hexagone pour l'exporter ensuite vers la France, assombrit un paysage économique et social instable et dangereux. Après le textile, l'habillement, la chaussure, la petite électronique, le travail à distance à l'exemple des centres d'appels, est pris dans la tourmente de même que l'agriculture ou certains secteurs de la recherche et des services.
La CGT de la métallurgie recense 37 projets de délocalisations. C'est à cela qu'il faut s'attaquer ; à l'exemple d'entreprises comme Arcelor Isbergues dans le Pas-de-Calais, où l'on délocalise une aciérie en Wallonie à grand renfort de fonds publics européens, privant la France d'une production d'acier inox stratégique pour notre industrie.
En 1979, on a sacrifié la sidérurgie du Nord et de Lorraine au nom de la rentabilité et de visées court termistes. Il y avait selon le gouvernement de l'époque et le grand patronat sidérurgique "trop d'acier", et l'acier français coûtait "trop cher". Aujourd'hui alors que la demande d'acier explose, le patronat de la métallurgie redoute que des PME s'arrêtent faute de matière première ! Mais la casse et les délocalisations continuent de plus belle.
Et le gouvernement répond au chantage à l'emploi du Medef qui agite l'épouvantail du manque d'attractivité supposé de la France, et d'un manque de compétitivité, pour réclamer davantage d'allégements de cotisations et de flexibilité.
Pourtant notre pays ne rebute pas les investissements étrangers. En 2002, la Banque de France recensait 2 millions de salariés travaillant en France, pour des entreprises sous contrôle étranger, soit 15,2 % des effectifs de l'ensemble des entreprises résidentes. Ce taux est supérieur à ceux de l'Italie (9 %) ou de l'Allemagne (7 %). Concernant les investissements en provenance de l'étranger, la France est passée du septième rang en 2000 au deuxième en 2002 des pays de l'OCDE.
Le coût du travail n'est pas ce handicap terrifiant qui pénaliserait notre économie. Ainsi, le coût annuel moyen d'un salarié en 2000, était de 37 941 euros en France contre 45 664 euros en Allemagne, soit un écart de 20,4 %. La part des salaires dans le PIB français qui s'établissait à 75,5 % dans la période 1971-1980, plafonne à 69,2 % en 2001-2002. Un chiffre proche de la moyenne de l'Europe des 15 (68,4 %) et inférieur au Royaume-Uni (72,9 %).
Parallèlement, la productivité horaire du travail a progressé de 2,32 % en moyenne chaque année entre 1996 et 2002, davantage qu'aux Etats-Unis où la hausse a été limitée à 1,99 %. Cette performance des entreprises françaises a été atteinte essentiellement grâce aux salariés, les investissements affichant une relative stagnation.
Quand le salaire moyen d'un ouvrier est de 871 euros, celui d'un employé de 789 euros, peut-on décemment vouloir tirer encore les rémunérations vers le bas ? Oui répondent le baron Seillière et le gouvernement qui, en promettant dans le budget 2005 de nouvelles baisses d'impôts ou de cotisations aux entreprises, choisit la fuite en avant dans le dumping social.
Cette politique qui maximise la rentabilité du capital, prive l'Etat et les systèmes sociaux de ressources utiles et déprime la consommation des ménages, moteur essentiel de la croissance.
Et le rapport annuel du Conseil des Impôts met à bas l'argumentaire patronal et gouvernemental. Ni l'Impôt de Solidarité sur la Fortune, ni l'imposition des hauts revenus ne sont à l'origine des délocalisations. L'effet de la fiscalité sur la localisation des activités doit être relativisé, note le président de la Cour des Comptes, Philippe Seguin. "Dans la plupart des cas, je le cite, elle n'est que la cerise sur le gâteau".
Le cadeau fait à Vivendi apporte une preuve supplémentaire de l'inefficacité des défiscalisations. Fin août, Bercy a accordé une baisse d'impôt estimée à 3,8 milliards d'euros, soit un coup de pouce direct aux profits annuels de 500 millions d'euros pendant 6 ans. En contrepartie, Vivendi s'est engagé à créer jusqu'en 2009, 420 emplois par an. Pour une multinationale de 55.000 salariés, c'est de l'écume au cur de l'océan.
En fait, le dispositif accouche de l'emploi aidé le plus cher du monde : 1,8 million d'euros de subvention par embauche. Ces 500 millions d'euros d'allègement auraient permis de créer 15.000 postes stables sur la base d'un salaire moyen. Mais Vivendi se moque de telles considérations. Le groupe contraint sa sous-traitante Timing, à préparer la délocalisation de son activité au Maroc et la suppression de 210 emplois en France. Et tout heureux de l'aubaine accordée par Bercy, il va reprendre le versement de dividendes à ses actionnaires après les déboires boursiers de l'empire Messier.
Résultat de la manuvre initiée par votre gouvernement: les fonds spéculatifs raflent la mise tandis que rien ne va plus pour les salariés de Timing.
Un rapport du Plan souligne que les aides directes de l'Etat aux entreprises représentent 15 milliards d'euros par an sans compter les dispositifs de réduction de cotisations sociales sur les salaires. Votre gouvernement dénonce les " chasseurs de primes ", mais il a fait abroger dès 2002, la loi créant des commissions de contrôle des aides publiques aux entreprises. Ce sont des outils utiles pour s'assurer que le soutien public aux entreprises contribue à l'emploi. Pourquoi ne pas les rétablir et leur confier l'instruction des projets de délocalisation dont il faut geler l'exécution ?
Faut-il le rappeler : c'est vous qui avez suspendu l'instauration d'une étude d'impact, social et territorial, en cas de restructuration. La mesure en étayant le principe d'obligation de réparations, dressait un garde-fou préventif. Qu'attendez-vous pour la rétablir afin d'offrir des points d'appui aux représentants des salariés dans la négociation, et de permettre aux élus locaux de faire valoir des droits en raison du préjudice subi.
Sans normes contraignantes, la responsabilité sociale des entreprises reste un argument de marketing ; ce que confirme votre volonté d'assouplir les obligations qui échoient aux grandes firmes en matière de licenciements économiques.
Les députés communistes et républicains, quant à eux, avancent des solutions innovantes. Ils proposent de suspendre toute délocalisation intra européenne ; d'annuler toute décision de suppression d'emplois prise dans ce cadre, et de réunir l'ensemble des parties concernées par chacun de ces dossiers. Ils proposent également de taxer tout investissement à l'étranger visant à affaiblir l'emploi en France, et de taxer les importations de fabrications délocalisées.
De même nous demandons que soit créé un lien juridique entre la société donneuse d'ordre et son fournisseur, lorsqu'un plan de licenciements intervient chez ce dernier. Car l'entreprise dominante devrait assumer une co-responsabilité dans la procédure de restructuration.
Cette réforme aurait un effet dissuasif vis-à-vis de directions de groupe obnubilées par le seul intérêt des actionnaires, et renforcerait le pouvoir d'intervention des salariés pour défendre l'emploi. Vivendi ne pourrait plus piloter la délocalisation de Timing en s'en lavant les mains.
La politique fiscale quand elle n'est pas mise au service des puissances financières, a des vertus incitatives. Si le gouvernement peut mettre en uvre un crédit impôt pour privilégier les entreprises qui développent leurs ventes hors de l'espace européen, alors il doit pouvoir taxer les Investissements Directs à l'Etranger (IDE) qui soutiennent les délocalisations. Leur montant a été estimé à 305 millions d'euros entre 1998 et 2002. Et il doit pouvoir pénaliser les banques qui financent plus facilement les délocalisations que le crédit à l'emploi en France. Les banques françaises ont réalisé 18 milliards d'euros de profits en 2003. Le premier semestre 2004 a confirmé cette embellie. Il faut réorienter à l'échelon régional le crédit bancaire, et mobiliser ces moyens pour l'emploi en instaurant des mécanismes incitatifs de bonification des taux d'intérêt.
En mars, notre groupe a défendu une proposition de loi permettant d'instaurer de telles régulations. Proposition de loi sur laquelle vous avez refusé que l'Assemblée se prononce.
Vous préférez vous présenter en plus libéraux que les rois du libéralisme eux-mêmes puisqu'aux Etats-Unis, où le problème des délocalisations nourrit la campagne présidentielle, on parle de supprimer les baisses d'impôts pour les compagnies qui délocalisent. La presse recense quelques 80 textes de lois à l'étude dans 30 Etats américains. C'est bien autre chose qu'un chèque en blanc au Medef !
Mais le gouvernement se plie au projet de Constitution européenne qui affirme la liberté absolue du Marché. Qu'attendez-vous pour exiger à Bruxelles, à Francfort une remise en cause des pouvoirs sans contrôle de la Banque Centrale Européenne et le réajustement de ses taux en faveur de la création d'activités et d'emplois ? Qu'attendez-vous pour réclamer une réglementation et une fiscalité luttant contre la faiblesse des prix pratiqués en Europe par les grandes sociétés de transports routiers et maritimes de marchandises ?
Porter à leur charge les coûts sociaux et environnementaux ramènerait les tarifs à une plus juste mesure. Cela rendrait les délocalisations moins attractives tout en agissant efficacement contre la pollution.
Décidément, dans le domaine des délocalisations comme dans bien d'autres, il est urgent de réorienter la construction européenne. Et cela passe par un vote négatif lors du référendum sur le projet de Constitution.
Mais le fond du problème, c'est aussi l'absence d'une politique industrielle audacieuse et énergique. La création de pôles de compétitivité que vous annoncez se résume à l'instauration de zones franches où les entreprises profiteront d'aubaines fiscales. Durant trois ans, l'Etat promet d'injecter chaque année 250 millions d'euros sur une vingtaine de sites.
On évoque Grenoble, Toulouse, Saclay. Mais quid de l'agroalimentaire, de la sidérurgie, la chimie, le bâtiment ? Quid des régions frappées par la baisse des emplois industriels comme la Haute-Normandie, le Nord-pas-de-Calais, la Picardie ? L'industrie, qui reste le meilleur moteur pour créer des emplois de services, est un levier incontournable pour lutter contre la dévitalisation de régions comme le Massif Central.
Le saupoudrage de pôles de compétitivité apparaît enfin bien dérisoire quand le total des placements financiers en France avoisine les 1.966 milliards d'euros ; et quand une banque comme Dexia ou le groupe Suez affichent des résultats nets semestriels de l'ordre du milliard d'euros.
Il existe aujourd'hui en France une autre délocalisation : celle des dividendes. En 2004, 3,9 milliards d'euros de revenus boursiers seront versés par les grandes sociétés du CAC 40 aux fonds anglo-saxons présents dans leur capital. La preuve est faite que dans notre pays et en Europe, la richesse existe. Qu'attendez-vous pour l'orienter vers les investissements socialement et économiquement utiles ?
L'innovation et la recherche sont indissociables des systèmes productifs pour assurer leur performance et leur évolution. Une unité de production privée de capacités de recherche-développement a toutes les chances d'être une " usine tournevis ". Mais la France en ne consacrant que 2,20 % de son PIB à la Recherche, est distancée par l'Allemagne (2,45 %), les USA (2,69 %) sans parler du Japon (3,29 %). Au vu de ce retard, le budget 2005 de la Recherche apparaît bien maigre.
Quand on parle d'attractivité, la qualité de la formation supérieure d'un pays est un atout indéniable. L'action de l'Etat est là aussi, déficiente : 1,1 % de son PIB à l'enseignement supérieur contre 1,4 % en moyenne dans les pays développés. La France dépense chaque année 8.800 dollars par étudiant ; les Etats-Unis : 10.000. En France, à peine 59 % des étudiants achèvent leurs études, soit 11 points de moins que la moyenne de la zone OCDE.
Pour lutter efficacement contre les délocalisations, c'est sur l'ensemble de ces terrains qu'il faut agir. Celui de la recherche, de la production et de l'emploi ; celui du renforcement des capacités de fabrication, de création et de savoir, en s'appuyant sur l'épanouissement des potentialités humaines.
Quand le gouvernement préfère céder au diktat des gros actionnaires et des marchés financiers, les députés communistes et républicains eux, sont disponibles pour résister avec le monde du travail et de la création, débattre et faire avancer l'exigence d'une autre politique.
(Source http://www.groupe-communiste.assemblee-nationale.fr, le 18 octobre 2004)