Déclaration de Mme Catherine Trautmann, ministre de la culture et de la communication, sur la restauration des fresques de la bourse de commerce et sur l'industrie du patrimoine, Paris le 19 septembre 1998.

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Monsieur le président, mesdames et messieurs,
Merci, monsieur le président, d'avoir souligné la qualité de votre collaboration avec les services des monuments historiques de la direction régionale des affaires culturelles d'Ile-de-France et avec Alain-Charles Perrot, architecte en chef des monuments historiques qui a assuré la maîtrise d'uvre de la restauration de ces fresques. Avec les entreprises, ils sont les agents précieux de la restauration et de la sauvegarde de notre patrimoine. Le succès, chaque année constaté, des Journées du patrimoine, leur doit beaucoup en même temps qu'il est le signe d'une reconnaissance par le public du travail qu'il accomplissent tout au long de l'année.
Cette inauguration est pour moi l'occasion de les remercier de leur travail. Tous, archéologues, architectes, conservateurs, couvreurs, doreurs, restaurateurs, sculpteurs, tailleurs de pierre, vérificateurs de travaux, travaillent au quotidien à la préservation, à la connaissance et à la diffusion du patrimoine, et à la transmission des métiers qui s'y attachent.
S'il est sans conteste pris dans le champ économique, je voudrais d'abord rappeler que le patrimoine est un point focal des grandes missions régaliennes dont le ministère de la culture et de la communication a la responsabilité. Il est un des grands services publics culturels au travers duquel l'Etat prescrit, régule, et contrôle la préservation des témoins du passé, qu'ils soient monumentaux, archéologiques, artistiques ou ethnologiques.
La confrontation entre les logiques scientifiques et culturelles et la logique économique à laquelle ce secteur d'activités est sans cesse soumis ne va pas sans mal.
Les archéologues le savent, qui affrontent aujourd'hui une nouvelle donne avec l'application des règles de la concurrence européenne dont il est question pour leur secteur d'activités. Mais je voudrais, au-delà des inquiétudes légitimes que suscite toute situation de changement, les rassurer : le cadre juridique tel qu'il est aujourd'hui énoncé par le conseil de la concurrence et qui rappelle qu'un service public fort peut être soumis, quelle qu'en soit les modalités d'organisation, aux contraintes du marché, ne vaut pas abandon du service public. Mon combat pour la télévision publique en témoigne.
Je suis donc déterminée à mettre en place les moyens nécessaires à la poursuite de l'activité scientifique de premier plan qu'est l'archéologie préventive. Mais je crois assurer plus fermement mes chances de succès en tenant compte des réalités scientifiques, économiques et juridiques du moment, de façon à garantir dans le temps, au travers d'un nouveau dispositif législatif, la pérennité de ce service public. Refuser cette approche me paraît dangereux à long terme pour l'exercice même de cette activité.
Le lieu même où nous sommes aujourd'hui justifie d'ailleurs qu'on y rappelle que culture et économie ont toujours fait commerce.
La Bourse du commerce, qui a ouvert ses portes pour l'exposition de 1889, en offre en effet un magnifique symbole. Elle a été conçue et transformée par Blondel à partir de l'ancienne halle au blé, pour répondre à sa nouvelle vocation de bourse du commerce, et porte un hymne à la société industrielle, aux bienfaits du commerce et à la révolution des transports.
De l'édifice précédent, Henri Blondel n'a conservé que les deux joyaux qui en avaient assuré la réputation : l'anneau intérieur, construit par Nicolas Le Camus de Mézière en 1763, et l'ossature de la coupole métallique ajoutée par Bélanger en 1813, qui témoigne de l'art naissant de la sidérurgie. Coulée au Creusot, elle constitue une prouesse technique : cinquante-et-une fermes et quatorze ceintures circulaires répondent au nombre des pleins et des vides de la façade pour assurer l'harmonie et l'étonnante légèreté de l'ensemble.
Les grandes fresques composées à l'occasion de cette transformation pour décorer la coupole sont allégoriques de cette fin du XIXème siècle. A travers les évocations de l'Amérique, peinte par Luminais, de la Russie vue par Laugée, de l'Asie et l'Afrique de Clairin ou de l'Europe d'Hippolyte Lucas, c'est à chaque fois la société industrielle et commerciale occidentale qui est célébrée. La représentation de l'Amérique est particulièrement éloquente : le chemin de fer, parti d'un port industrieux, aboutit à un poste commercial avancé, reléguant la société amérindienne aux marges de la fresque. Et dans l'allégorie de l'Occident réalisée par Mazerolle, art, science et industrie se trouvent inséparablement liés. Au coeur du " ventre de Paris ", en bordure des Halles, se trouvèrent ainsi figurées les noces de la société industrielle et de la création artistique.
Un siècle plus tard, avec les industries culturelles, c'est une autre forme de relations qui s'esquissent entre économie et culture. La sophistication des techniques de conservation, le coût de plus en plus élevé de leur mise en uvre, l'importance grandissante attachée au respect du patrimoine sous toutes ses formes, la diversification infinie de ce qui en relève, parfois même avec excès, son rôle de levier puissant d'autre activités économiques concourent à la nécessaire prise en compte de ces relations.
Le patrimoine est pourtant encore trop souvent méconnu dans sa dimension économique. Cette inauguration ainsi que le thème même des journées du patrimoine, consacrées cette année aux métiers et aux savoir-faire, sont l'occasion d'en redire le poids.
Il est d'abord facteur d'industrie touristique : les collectivités territoriales le savent et parient sur ce gisement de richesse.
La récente signature à Figeac d'une convention entre le ministère de la Culture et le secrétariat d'Etat au tourisme est venue confirmer l'apport essentiel du patrimoine à ce secteur déterminant de l'économie française. On l'oublie trop souvent, la France est, avec 67 millions de visiteurs, la première destination touristique à travers le monde. Les industries et les services touristiques, qui constituent un secteur en pleine croissance, reposent largement sur le patrimoine. Il s'agit donc fondamentalement d'un investissement très rentable, loin de la dépense à fond perdu qui y est parfois associée : le chiffre d'affaires du tourisme est de 700 milliards de francs, et si l'on suppose, ce qui est sans doute bien en deçà de la réalité, que le patrimoine compte pour un dixième dans les motivations des touristes, le patrimoine génère 70 milliards de francs d'activité.
Le patrimoine est à l'évidence un facteur de recomposition sociale, un témoin de ce qui nous fonde. Face à la crise, face à la mutation porteuse de cicatrices profondes qui affectent les bassins industriels traditionnels, et notamment les bassins miniers, ainsi que certaines régions agricoles, il devient un enjeu de société. Mais il est aussi, dans ces régions malmenées, une remarquable activité de substitution et de valorisation. L'action que j'ai entreprise, avec le directeur de l'architecture et du patrimoine, d'inventaire et de protection du patrimoine industriel va dans ce sens.
Entendu ainsi largement, dans toutes ses formes, le patrimoine est la richesse la mieux répartie sur l'ensemble du territoire, et constitue donc un puissant outil de rééquilibrage et d'aménagement du territoire.
Partout le patrimoine offre de nouvelles pistes de développement local : tourisme rural, revitalisation des activités traditionnelles des pays, essor de la production de terroir, dynamique de mise en valeur régionale, par réseau, des ressources patrimoniales. Parmi tant d'autres, je voudrais évoquer l'exemple de la région de l'Aubrac, sortie de ses difficultés grâce à la relance de la production des célèbres " laguiole " redessinés par Philippe Starck.
La prise de conscience de l'importance de l'apport du patrimoine à l'économie locale ou régionale est encore révélée par le développement du réseau des villes et pays d'art et d'histoire. Ce label est aujourd'hui attribué à 120 villes et pays où tourisme et patrimoine font l'objet d'un partenariat de l'Etat avec les collectivités territoriales. Il permet à autant de lieux de développer des activités saisonnières et de valoriser économiquement leurs ressources naturelles et culturelles.
Les répercussions économiques de ces activités ne sont pas uniquement saisonnières : métiers de la conservation et de la restauration, métiers d'art, métiers traditionnels des monuments historiques, métiers de la documentation et de la recherche, métiers de la diffusion et de la sensibilisation du public : c'est un secteur économique à part entière de plusieurs milliards qui bénéficie de l'intérêt porté au patrimoine.
La conservation des monuments bâtis en détient la plus grande part et engendre un grand nombre d'emplois. Le ministère de la culture contribue ainsi à plus de 8000 chantiers de restauration ou d'entretien, qui mobilisent un véritable réseau d'artistes, d'artisans, d'ateliers, et d'entreprises spécialisées.
Les métiers du patrimoine permettent la préservation de certains savoirs techniques, comme les métiers de la dorure, de la marqueterie, ou de la taille de pierre, qui représentent des marchés de plusieurs milliards de francs. Héritiers du savoir-faire des anciens métiers traditionnels, ils bénéficient de l'apport des techniques les plus avancées de recherche scientifique pour les opérations de datation et de nettoyage des matériaux, pour l'étude des mécanismes de dégradation ou pour la restauration. Ces savoir-faire trouvent eux-mêmes de nombreux prolongements dans les technologies de pointe, pour la réalisation d'alliages spéciaux pour les instruments chirurgicaux, ou pour la confection de prothèses ligamentaires, réalisées à partir de points de dentelles transmis dans la région du Puy en Velay depuis des générations.
Toutes ces activités, qui utilisent une abondante main-d'oeuvre, ont des retombées très bénéfiques en termes d'emploi : le volume d'activité développé par les seuls crédits du ministère pour la restauration des monuments historiques assure l'équivalent de plus de 8 000 emplois directs par an. Mais les investissements de l'Etat stimulent également l'apport d'autres partenaires ; au total, c'est plus d'un millier d'entreprises qui travaillent dans ce secteur et emploient 34 000 salariés.
La très forte demande pour les métiers de la médiation culturelle, animateurs, guides conférenciers, concepteurs de projets, ouvre aussi de nombreuses perspectives d'avenir. Le programme " nouveaux services, nouveaux emplois ", qui s'appuie sur la loi du 16 octobre 1997 en faveur de l'emploi des jeunes, apporte une aide déterminante à la création de ces nouveaux métiers. L'accès du public aux richesses régionales va par exemple bénéficier de la création d'" agents du développement du patrimoine ", employés par les collectivités locales et les associations ; le ministère a d'autre part signé avec la fédération des écomusées une convention pour la création d'emplois-jeunes de médiateurs des savoirs techniques, destinés à présenter au public des illustrations vivantes des métiers artisanaux.
Le patrimoine est enfin un outil de réinsertion sociale. Depuis quelques années, des chantiers sont mis en place en partenariat avec les collectivités territoriales, les propriétaires de monuments et les professionnels du tourisme et du bâtiment, pour encourager la réinsertion par des activités de restauration et d'entretien : la Caisse nationale des monuments historiques et des sites mène à cet égard une politique constante, en liaison avec les acteurs de terrain.
Le patrimoine offre aussi d'importantes perspectives de promotion pour les entreprises, qui sont les partenaires fidèles de l'Etat et des collectivités territoriales pour assumer l'héritage. A cet égard, je voudrais saluer la réussite que constitue le Cercle des Partenaires du Patrimoine et l'importance des actions engagées par la Fondation du patrimoine.
Mais je reviens à ce lieu, sauvé par les efforts conjugués du ministère de la culture et de la communication et de la Chambre de commerce et d'industrie de Paris.
Classés en 1986, la coupole et son décor souffraient d'un défaut d'entretien. La verrière avait perdu toute sa légèreté : encrassée, elle filtrait difficilement la lumière et, au fil des années, des compléments successifs d'étanchéité avaient alourdi le réseau métallique sans éviter les infiltrations d'eau. Il pleuvait à l'intérieur de cette coupole.
Après sept mois d'efforts, la verrière avait retrouvé légèreté et transparence, révélant en retour l'état déplorable du décor. Pendant près d'un demi siècle, l'éclairage au gaz et le chauffage au charbon de la Bourse du Commerce avaient largement contribué à noircir la peinture. L'effet de serre et les infiltrations d'eau ajoutant leurs effets, les fresques s'estompaient dans une tonalité grisâtre, tandis que les découpes de la toile et le fantôme de la structure métallique devenaient apparents.
Ce nouveau chantier s'est heurté à de nombreuses difficultés techniques. La diversité des auteurs et des techniques interdisaient le choix d'un traitement homogène. Il fallut multiplier recherches documentaires, analyses et tests sur chaque partie du décor, de 1 500 m² au total, avant d'engager la restauration.
Aujourd'hui, tous les détails de cette oeuvre monumentale resurgissent en pleine lumière, soulignant la richesse des cinq styles mobilisés au service d'une même cause : l'exaltation de la civilisation industrielle naissante.
En redécouvrant l'allégorie de l'Amérique, on peut être frappé par son caractère prémonitoire : autour de la Bourse aujourd'hui, les Halles ont disparu, sonnant le glas de tout un monde, de ses activités, de ses métiers et de ses richesses. La société amérindienne, aux marges de la fresque, est reconnue dans sa richesse et sa diversité, et les oeuvres qu'elle a produites sont une part essentielle du futur musée des arts et des civilisations mis en chantier sur ce site du quai Branly. Au travers du développement de la notion du patrimoine, une nouvelle relation s'établit entre passé, présent et avenir - une relation à son tour créatrice d'activités et de richesses. Le patrimoine ne relève pas de la seule interrogation identitaire ; il est devenu une activité économique à part entière. Au coeur de Paris, la réussite de ce grand chantier nous rappelle opportunément que la préservation des oeuvres du passé est une activité d'avenir.
(source http://www.culture.gouv.fr, le 14 septembre 2001)