Texte intégral
Q - Merci beaucoup d'avoir accepté notre invitation en ce dimanche d'actualité dramatique, vous êtes, en effet comme ministre des Affaires étrangères, en première ligne sur la situation en Côte d'Ivoire, mais aussi sur tous les autres sujets qui ont fait l'actualité internationale particulièrement dense de la semaine qui vient de passer. (...) Mais évidemment comme je le disais, l'actualité internationale a été très riche, et d'abord aujourd'hui avec des évènements dramatiques en Côte d'Ivoire. Tout le monde a entendu sur RTL et sur LCI, les témoignages des ressortissants français qui sont soumis à des violences anti-françaises, en ce moment même. Alors, avant de venir un petit peu sur le fond et sur les explications de la situation, très concrètement, est-ce que la France prévoit un plan d'évacuation de ses ressortissants de Côte d'Ivoire ? Est-ce qu'il n'est pas nécessaire vu la gravité des faits ?
R - Au moment où nous parlons, nous ne prévoyons pas l'évacuation de nos ressortissants et de nos compatriotes, nous nous occupons d'eux, nous leur apportons l'aide dont ils ont besoin, la sécurisation avec nos soldats - et je veux rendre hommage à ces soldats qui font leur devoir et leur travail de paix et de stabilité - et l'information dont ils ont besoin. Il y a d'ailleurs des numéros de téléphone, ici-même à Paris, pour les familles de militaires ou les familles de civils. Mais vous permettrez...
Q - Je rappelle qu'il y a neuf victimes, bien sûr, neuf soldats français.
R - Vous me permettrez d'abord, parlant de la Côte d'Ivoire et de ce qui s'y passe tragiquement en ce moment, d'avoir une pensée pour nos neuf soldats qui ont été tués, des soldats qui faisaient un travail pour la paix, ainsi qu'un civil américain, à leurs familles qui sont dans le deuil, à tous leurs camarades qui sont blessés, et puis à toute la population ivoirienne qui veut vivre en paix.
Et au milieu de cette population, il y a plus de 10.000 Français ou binationaux qui sont, en effet, inquiets et à qui nous devons apporter, à qui nous apportons de l'aide et de l'information. De quoi s'agit-il maintenant dans l'urgence ? Quel est notre priorité, celle du président de la République, de Michèle Alliot-Marie, la mienne, de toutes les autorités françaises ? C'est d'appeler au retour au calme et à la raison. Vous me permettrez, ayant dit cela, de revenir un tout petit peu en arrière et de rappeler ce qui vient de se passer depuis quelques jours, et pourquoi les choses se sont passées ainsi. Mercredi, juste après le Conseil des ministres, j'ai été témoin de ce coup de fil que le président de la République a passé au président Gbagbo parce que nous étions inquiets, parce que Jacques Chirac était inquiet. Il y avait des bombardements, il y avait des mouvements de troupe, donc clairement une mise en cause du cessez-le-feu que, pourtant, tout le monde et d'abord les autorités ivoiriennes - pas seulement elles mais d'abord elles -, s'étaient engagées à respecter. Et Jacques Chirac a prévenu, a mis en garde le président Gbagbo, il l'a fait clairement, nettement, contre toute dérive guerrière. "Arrêtez, redevenez, a t-il dit au président Gbagbo, l'homme du rassemblement". Que s'est-il passé ? Malheureusement, les bombardements ont continué de l'autre côté de la zone de confiance...
Q - De la zone de confiance.
R - Pour attaquer les rebelles, et puis au-delà de ces bombardements, de manière, nous le croyons, délibérée, l'enquête le dira, un camp français a été bombardé, sans raison. Cette attaque est inexplicable, elle est injustifiable, et elle est inacceptable. Donc nous ne l'avons pas acceptée. A une agression militaire, le président de la République a répondu par une réplique militaire. Et voilà comment normalement, légitimement, en état de légitime défense, il a été décidé de neutraliser tous les appareils d'attaque ivoiriens susceptibles de contribuer à l'avenir à la violence, comme ceux qui ont contribué déjà à de telles attaques. Et ce que je veux dire, c'est que cette réplique militaire à une agression militaire a été approuvée par tous les chefs d'Etat africains, elle a été approuvée - je l'ai eu moi-même au téléphone hier soir - par Kofi Annan, elle a été approuvée par Colin Powell qui m'a téléphoné, elle a été approuvée par tous les membres unanimes du Conseil de sécurité, voilà ce qui s'est passé. Alors maintenant, il ne s'agit que de cela, il ne s'agissait que d'une réplique militaire à une agression militaire, de rien d'autre, nous n'avons pas d'autre intention que celle de la stabilité, de la paix, et nos forces françaises travaillent dans le cadre d'un mandat des Nations unies, voilà la vérité. Donc maintenant, il faut...
Q - Juste un mot avant qu'on passe à la suite, vous évoquiez des mises en garde verbales de Jacques Chirac au président ivoirien mercredi, est-ce que, au-delà de ces mises en garde verbales, il n'y avait pas de moyens de prévenir ce type d'initiative militaire belliqueuse des forces ivoiriennes, soit contre les Français, soit contre...
R - Personne ne pouvait imaginer que des avions, des Sukhoi ivoiriens allaient bombarder un camp français, personne. J'ai dit inexplicable, inacceptable, voilà ce que je peux dire de cette attaque que nous ne pouvions pas prévoir. En revanche, il y avait des mouvements de troupes, donc clairement une violation du cessez-le-feu. Donc il faut maintenant, je l'ai dit aujourd'hui... je l'ai dit hier soir au président Gbagbo que j'ai appelé, parce qu'il a une responsabilité principale, il est le chef de l'Etat en Côte d'Ivoire, il a l'autorité principale...
Q - Est-ce qu'il contrôle la situation ? Est-ce qu'il contrôle ses troupes ou est-ce qu'il est débordé, selon vous ?
R - Ecoutez, nous verrons bien s'il est débordé. Nous pensons qu'il a une vraie autorité, nous pensons qu'il a la capacité de faire rentrer chez eux des gens qui peuvent mener des exactions ou proférer des menaces, et nous l'avons invité très clairement à assumer cette responsabilité. Je crois que le président Gbagbo est personnellement responsable de ce qui arrive ou de ce qui peut arriver à travers les mouvements ou les exactions de tels ou tels de ses partisans, il doit se sentir personnellement responsable, nous le lui avons dit. Et nous l'avons invité à exercer cette responsabilité et son autorité en appelant au calme. Donc, aujourd'hui, notre priorité, ma priorité, c'est le retour au calme et à la raison. Et puis, si ce calme et cette raison reviennent, alors très vite, peut-être plus vite qu'on ne le pensait, il faudra reprendre le chemin, le seul chemin de la négociation politique et du dialogue politique entre ces différentes communautés et repartir de cette feuille de route - nous reparlerons d'une autre feuille de route, tout à l'heure à propos du Proche-Orient...
Q - Le respect des Accords de Marcoussis de 2003...
R - Les Accords de Marcoussis, il n'y a pas d'alternative, sauf la violence que nous voyons en ce moment. Il faut donc revenir au calme, revenir à la raison et mettre en uvre, de part et d'autre, d'un côté les réformes qui sont attendues, notamment les réformes constitutionnelles, et de l'autre le désarmement. Il faut que chacun tienne ses engagements et ses promesses.
Q - Vous appelez le président Gbagbo à la responsabilité, vous dites qu'il a l'autorité. Est-ce que vous ne constatez pas, depuis la signature des Accords de Marcoussis et, d'une certaine manière, le coup de téléphone de Jacques Chirac au président Gbagbo semblerait vérifier cette thèse, qu'il joue double jeu en permanence ?
R - Ecoutez : dans la situation où nous nous trouvons, il faut faire attention aux mots que l'on prononce. Moi, je ne veux pas faire de procès d'intention, je ne veux pas réécrire l'histoire tragique et difficile de la Côte d'Ivoire. Nous avons à faire en Côte d'Ivoire à une crise qui est très ancienne, liée au déclin économique de ce grand pays, qui est si proche, et dont nous sommes si proches - la preuve en est que beaucoup de Français ont participé au développement économique de ce pays. Une crise économique, une crise sociale, du coup de l'instabilité politique, des coups d'Etat, et puis une crise identitaire avec, permettez-moi de le rappeler, un pays qui est très ouvert sur l'extérieur, un quart de la population ivoirienne est étrangère, et donc cela crée des problèmes identitaires et de nationalités. Tout cela forme le ferment d'une crise qui s'est nouée, il y a deux ans, qui a abouti à cette prise de conscience internationale, aux Accords de Marcoussis, et puis à cet engagement des Nations unies. Et maintenant, dans cette crise-là comme dans toutes les autres, il faut appliquer des principes : le principe de la sécurité pour la population, le principe de l'intégrité territoriale, le principe de la légitimité pour les institutions et pour l'Etat, cela passe par des élections, et le principe de la stabilité régionale. Ces principes-là, qui sont ceux de la France en Côte d'Ivoire le sont aussi partout ailleurs, ils le sont au Soudan pour la crise du Darfour, ils le sont au Congo, ils le sont - nous en parlerons tout à l'heure, je l'espère - pour l'Irak. Nous avons les mêmes principes et la même démarche qui est une démarche de négociations et de dialogue politique.
Q - Pardonnez-moi ; pour être réaliste, qui aujourd'hui contrôle, instrumentalise ou fait agir les "jeunes patriotes" ? Qui lance les appels à la radio nationale ivoirienne à la violence ?
R - Mais ceux qui s'appellent les "jeunes patriotes" sont naturellement proches du président Gbagbo, voilà pourquoi je ne vais pas distribuer des bons et des mauvais points, nous n'en sommes pas là, nous sommes dans une situation extrêmement difficile. Nous avons un chef d'Etat, et encore une fois la France n'a pas d'autre intention que de participer à la stabilité et au progrès de ce pays dans le cadre des Nations unies. J'ai dit au président Gbagbo - et je veux bien vous répéter - que nous n'avons pas d'autre intention, nous n'avons pas l'intention de déstabiliser ce pays, nous avons le souci absolument clair de respecter son ordre institutionnel, et de respecter le président qui est à la tête de ce pays. Voilà pourquoi nous nous adressons à lui, parce qu'il est le chef de l'Etat, qu'il a l'autorité, qu'il a la responsabilité, et qu'il doit utiliser cette autorité et cette responsabilité pour ramener à la raison ses partisans. Il faudra aussi, parce que c'est un élément très important, engager le désarmement des rebelles parce que cela fait partie des Accords de Marcoussis et que c'est un élément indispensable pour retrouver la sérénité.
Q - Quand vous entendez M. Coulibali, qui est le président de l'Assemblée nationale ivoirienne, qualifier les troupes françaises de troupes d'occupation et leur promettre un bourbier encore plus effroyable que celui du Vietnam pour les Américains, que lui répondez-vous ?
R - Je lui réponds qu'il se trompe d'époque, qu'il se trompe d'endroit, nous ne sommes pas dans cette situation-là, les troupes françaises de l'opération "Licorne", 4.000 soldats - et neuf d'entre eux viennent d'être tués - je veux leur rendre hommage à nouveau - sont là dans le cadre d'une opération des Nations unies. La preuve, c'est que, hier soir, le Conseil de sécurité a clairement apporté son appui par un mandat précis aux opérations de réplique militaire...
Q - Michel Barnier ; en même temps, on connaît les relations entre la France et la Côte d'Ivoire...
R - Bien sûr.
Q - Elles sont lointaines, elles sont anciennes. Je pense que...
R - Bien sûr, nous les assumons, ces relations.
Q - Voilà. Ce soir, il y a aussi beaucoup de Français qui se disent peut-être aussi "Mais qu'est-ce qu'on fait là-bas ? Est-ce que c'est vraiment notre rôle d'être là-bas et d'être dans ce guêpier ?"
R - Je pense que notre rôle est de contribuer, s'agissant d'un pays dont nous sommes proches, où tout le monde parle français, qui a une histoire partagée avec nous, une langue partagée, nous sommes dans notre rôle en participant largement, 4.000 soldats, et il y a aussi 6.000 autres soldats...
Q - Qui sont en train d'arriver...
R - Non, qui sont déjà là, les forces de l'ONUCI comportent 6.000 soldats, notamment beaucoup de soldats africains qui participent à la stabilité de la Côte d'Ivoire. Et puis il y a 4.000 soldats français. 4.000 plus 6.000, ça fait 10.000 soldats qui depuis au moins un an participent à la stabilité de ce pays, donc c'est dans ce cadre-là que nous sommes présents. Oui, nous avons raison d'être là...
Q - Pas question de partir donc ?
R - Comme, permettez-moi de le dire, nous sommes présents dans d'autres endroits, pas forcément par des troupes, mais nous sommes présents au Tchad et nous contribuons à la sécurisation des populations déplacées du Tchad dans le drame du Darfour. Nous avons été présents pour rétablir la stabilité à Haïti, où je me suis rendu à deux reprises depuis que je suis ministre des Affaires étrangères. Donc, nous avons des raisons de participer au règlement des crises avec les principes que je vous ai indiqués, et naturellement le souci d'en sortir, mais pas par les armes. Permettez-moi de dire très clairement que quand on analyse cette crise en Côte d'Ivoire, encore une fois avec des racines très anciennes, on se rend compte qu'aucune de ces racines, aucun de ces problèmes ne peut être traité durablement par une solution militaire, aucune. C'est par l'action politique, par la démocratie, par le dialogue que l'on résoudra ces problèmes.
Q - Dès lors que les Accords de Marcoussis - qui remontent à bientôt deux ans - n'ont pas pu être véritablement mis en oeuvre, vous le rappeliez, sont-ils encore une base crédible pour trouver une solution politique ?
R - Je vérifiais le mois de ces accords, c'est janvier 2003...
Q - Janvier 2003.
R - Donc pas tout à fait deux ans. Oui, je pense que c'est la seule alternative à la violence, oui je pense que ces accords ont été soigneusement établis, difficilement établis entre tous les protagonistes, ils sont très fragiles ; je le vois depuis que je suis ministre des Affaires étrangères et j'ai vu Dominique de Villepin qui a participé aux côtés de Jacques Chirac à ces accords, faire le même travail avec précaution, vigilance, attention. Nous avons, dans toute cette région, beaucoup de chefs d'Etat qui partagent notre préoccupation, tous ont approuvé la réplique militaire française, et tous, je le vois dans le cadre de l'Union africaine, dans le cadre de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest, sont solidaires. Il y a une autre chose qui est très intéressante dans ces crises, et positive si je puis dire dans la manière de les traiter, c'est l'engagement des Africains.
Q - Les soldats marocains, nigérians dans l'ONUCI, par exemple...
R - Oui et on remarque le rôle que joue l'Union africaine, et le président de l'Union africaine pour prendre en charge la première réponse par les Africains à ces problèmes africains, et faire appel à nous, nous demander de les accompagner dans le cadre des Nations unies.
Q - Alors précisément dans ce contexte, sur le plan militaire, est-ce que vous souhaitez que l'ONUCI, qui comporte actuellement 6.000 hommes, soit augmentée pour mieux maîtriser la situation ? Et deuxièmement, comment accueillez-vous la proposition faite par le président Kadhafi de jouer les médiateurs entre le gouvernement et les rebelles ?
R - Nous avons besoin probablement de davantage de soldats, d'ailleurs deux des raisons pour lesquelles nous avons voulu contrôler l'aéroport d'Abidjan, l'aéroport Houphouët-Boigny, c'est précisément d'une part de pouvoir évacuer nos soldats qui ont été blessés, dans de bonnes conditions, et puis d'autre part de permettre, en ayant un accès facile à cet aéroport, l'arrivée de nouveaux renforts, ces 350 soldats qui ont été acheminés et d'autres, sans doute, arriveront pour renforcer les forces de l'opération "Licorne". Mais peut-être y aura t-il besoin d'autres soldats si la situation ne se stabilise pas. J'espère que cet appel au calme et à la raison que nous lançons à tous sera entendu, je l'espère sincèrement. Et à partir de quoi, avec les forces qui sont en présence, qui doivent continuer leur travail de stabilisation, j'espère que nous pourrons reprendre le chemin du dialogue politique.
Q - ... Comme celle du président Kadhafi qui s'offre...
R - Toutes les bonnes volontés sont utiles, toutes les bonnes volontés sont utiles. J'ai été moi-même à Tripoli pour rencontrer le colonel Kadhafi, il y a quelques semaines, il a joué un rôle, par exemple, dans la crise du Darfour en réunissant les différents protagonistes. Mais le vrai cadre de notre action internationale, le vrai cadre de la médiation, c'est celui des Nations unies, avec l'action de son Secrétaire général, Kofi Annan.
Q - Alors précisément ; à la suite de la réunion du Conseil de sécurité d'hier, est-ce qu'on peut analyser la prise de position du Conseil de sécurité et de soutien à la France comme un durcissement, au fond, de l'attitude de l'ONU dans cette affaire ? Et deuxièmement, le Conseil a évoqué l'éventualité de mesures individuelles, je cite, à l'encontre de ceux qui pourraient attiser les braises, qu'est-ce que ça veut dire concrètement des mesures individuelles, en l'occurrence ?
R - Oui, je pense que les Nations unies, le Conseil de sécurité, a des raisons, notamment depuis cette aggravation de la situation, depuis ce bombardement inacceptable de troupes françaises par des avions du président Gbagbo, a des raisons de durcir le ton et de dire "ça suffit". Oui, les Nations unies qui sont, en quelque sort, co-garantes ou garantes de la bonne application des Accords de Marcoussis, ont des raisons de dire à chacun de ceux qui ont signé ces accords, qu'ils ont en quelque sorte un devoir d'honneur en respectant leur parole, la parole donnée, pas seulement les uns vis à vis des autres, ou vis à vis de New York, mais vis-à-vis du peuple ivoirien ; oui, il y a des raisons pour les Nations unies d'imaginer que ceux qui ne respecteraient pas, à partir de maintenant, leur parole et leur signature, pourraient faire l'objet de sanctions individuelles. Mais encore une fois...
Q - Cela signifie quoi, des sanctions individuelles de la part de l'ONU ?
R - Il y a tout un arsenal de sanctions qui peuvent être prises à l'encontre des personnes, d'interdiction de circulation, nous verrons bien, et c'est aux Nations unies de voir quel est le bon arsenal à utiliser pour obliger...
Q - Des mesures financières éventuellement ?
R - Pour obliger ceux qui ont donné leur parole et leur signature à la respecter.
Q - Dernière question sur ce dossier, donc vous nous le disiez, il n'est pas question d'évacuer nos ressortissants français, comment est la situation à cette heure-ci, comment peut-elle évoluer dans les heures qui viennent, est-ce que vous n'êtes pas trop inquiet pour leur sécurité, est-ce que la situation est sous contrôle concrètement par les militaires français... enfin, est-ce qu'il n'y a pas de raison de trop s'inquiéter ?
R - Les forces françaises, notamment de "Licorne", font un travail formidable, elles se portent immédiatement au secours de toute famille, ou de tout Français, tout binational ou même de tout membre d'autre communauté étrangère qui fait appel à eux pour les sortir d'une situation difficile. Il y a plusieurs dizaines de cas comme ceux-là. Je crois pouvoir dire que la situation est, de ce point de vue-là, sous contrôle, mais cela dépend naturellement de ce qui se passe dans la rue. Est-ce que les appels à la raison et au calme vont être entendus ? Nous avons dit, et je répète une troisième fois, que la France n'avait pas et n'a pas d'autres intentions, au-delà de la réplique militaire que nous avons apportée à une agression militaire, que celle de participer à la paix et à la stabilité. Nous n'avons pas l'intention de déstabiliser ce pays, ni de nous occuper du régime de ce pays. C'est clairement la règle du jeu, et la limite de cette intervention. Et voilà pourquoi j'espère que ces appels seront entendus, notamment par le président Gbagbo qui a une responsabilité importante et personnelle dans toute cette affaire.
Q - On passe à un autre dossier extrêmement chaud également et où la France est aussi très concernée puisqu'il s'agit du sort de Yasser Arafat, aujourd'hui hospitalisé toujours en France. Quelle information pouvez-vous nous donner, Monsieur Barnier, sur son état exact ? Il y a eu des rumeurs contradictoires, des informations assez floues. Yasser Arafat est-il toujours vivant et êtes-vous inquiet quant à la suite des événements, sur sa succession ? Que va-t-il se passer ?
R - Yasser Arafat, que nous avons accueilli à la demande des autorités palestiniennes, est donc soigné et, je crois, bien soigné en France, comme sa famille et ses proches l'ont souhaité. Encore une fois, il était normal que nous l'accueillions. Il est vivant, il est dans un état très sérieux et dans un état qui est stable. Voilà ce que je peux dire pour confirmer ce qui a déjà été dit. Mais, vous savez, il y a une règle en France, au-delà du secret médical, qui est...
Q - Mais on a parlé de mort cérébrale, que peut-on savoir ?
R - Non, je ne dirais pas cela, je dirais qu'il est dans un état très complexe, très sérieux et stable au moment où je vous parle. Je ne peux pas en dire plus, parce que, permettez-moi de vous demander de comprendre qu'il y a, en France, une règle importante, pour chacun d'entre nous, qui est celle du secret médical, et la priorité qui est celle, pour une famille, de dire les choses elle-même. C'est ce qui se passe pour la famille de Yasser Arafat, comme pour toute famille concernée par un drame comme celui-ci.
Q - Mais pouvez-vous écarter a priori certaines rumeurs ou certains bruits qui ont été repris par des responsables palestiniens, notamment par un ministre palestinien avançant la thèse d'un empoisonnement du président de l'Autorité palestinienne ?
R - Rien ne permet, franchement, je ne suis pas médecin, je ne suis pas à ses côtés, rien ne me permet de dire qu'une telle hypothèse est juste et, franchement, je pense que la question n'est pas là. Yasser Arafat est un homme âgé. Je l'ai rencontré, comme vous le savez et peut-être suis-je l'un des derniers ministres européens à avoir vu longuement Yasser Arafat au mois de juin, durant 4 heures. Il m'a reçu, nous avons dîné ensemble, dans cet endroit où il était confiné, dans des conditions assez indignes.
J'ai ensuite passé une nuit à Ramallah pour rencontrer, le lendemain, de jeunes Palestiniennes et Palestiniens car au fond, c'est la nouvelle génération palestinienne, qui va aussi d'une manière ou d'une autre devoir prendre le relais de ce futur Etat palestinien qu'il faut maintenant fixer sur le terrain, poser quelque part et construire.
Q - Il est âgé, vous l'avez rencontré, pour vous, est-ce une sorte de suite inévitable, la situation d'aujourd'hui ?
R - Non, je veux simplement dire qu'il peut être fatigué, il peut avoir un accident de santé, il a eu besoin d'être soigné et nous l'avons accueilli, voilà ce que je peux dire. Ne me demandez pas de trahir un secret que je ne connais pas et de dire les choses à la place de sa famille qui doit dire les choses, le moment venu et quand elle le souhaite.
Q - Dans les jours ou dans les heures qui viennent, allez-vous prendre des contacts avec les autorités palestiniennes, on parle d'un voyage à Paris pour certains d'entre eux ?
R - Oui, je peux dire d'abord, au-delà des proches qui sont déjà là, qui veillent sur lui, de tous ses amis, que demain, viendront à Paris Abou Mazen qui est le chef par intérim de l'Autorité palestinienne, Abou Alaa, le Premier ministre, Nabil Chaath le ministre des Affaires étrangères, que j'ai eu tout à l'heure au téléphone. Toute l'équipe dirigeante sera donc là et mon homologue M. Chaath sera dans cette délégation pour venir voir leur chef, Yasser Arafat, et je les recevrai moi-même demain après-midi pour continuer le dialogue que j'ai eu avec eux qui fut un dialogue franc.
Lorsque je suis allé voir Yasser Arafat, au-delà du signal d'amitié que je voulais lui adresser au nom du président de la République française pour lequel il a beaucoup d'estime, je voulais lui dire aussi qu'il fallait bouger, que le temps filait très vite contre lui, qu'il fallait réformer, réorganiser l'Autorité palestinienne, réorganiser les services de sécurité de cette Autorité, notamment en s'appuyant sur l'initiative de l'Egypte qui est courageuse et qui a fait une proposition pour donner plus d'efficacité aux services de sécurité palestiniens. Il faut qu'il lutte contre la corruption et contre toutes les formes de terrorisme. Je suis donc allé lui dire tout cela et nous entretenons depuis longtemps ce dialogue avec les Palestiniens car nous pensons qu'il est important que ce peuple ait un Etat et un avenir, que les jeunes aient un avenir. Mais nous avons aussi un dialogue, que j'ai voulu relancer il y a quelques semaines, avec l'Etat d'Israël, voilà pourquoi je me suis rendu à Tel Aviv et à Jérusalem il y a quelques semaines.
Q - Concrètement, croyez-vous qu'aujourd'hui, cette situation, en tout cas de future absence de Yasser Arafat, de quelque façon que ce soit, de cette scène politique palestinienne, cette situation va-t-elle ouvrir une nouvelle page, une nouvelle étape dans le processus de paix ? La Feuille de route pourra-t-elle être enfin reprise et appliquée ? Et, très concrètement, pouvez-vous nous dire des choses sur ce qui se passe en coulisse en ce moment ? Nous avons une sorte de version officielle mais on imagine que beaucoup de choses se passent en coulisse. Y a-t-il des discussions, des préparatifs ?
R - Le temps était un peu suspendu, non pas en raison de la maladie de Yasser Arafat qui est venue en plus, mais en raison des élections américaines. Et, au moment où je suis allé à Ramallah au mois de juin, ou lorsque je suis allé en Israël il y a quelques semaines, tout le monde était dans l'attente de ce qui allait se passer à Washington.
Maintenant, les choses sont claires, le président Bush est réélu et je suis à peu près certain que les Américains vont avoir envie, besoin de se réinvestir fortement pour faire relancer le processus de paix entre Israéliens et Palestiniens. Et nous-mêmes - vous me parliez des coulisses - vendredi, nous étions réunis, les chefs d'Etat et de gouvernement, à Bruxelles, mardi dernier, j'ai travaillé avec tous mes collègues ministres des Affaires étrangères également à Bruxelles et avec Javier Solana à un plan européen, parce que je me permets de vous faire observer que ce qui est assez nouveau depuis quelques mois, c'est que les Européens, dans ce conflit israélo-palestinien, parlent d'une seule voix, comme d'ailleurs ils ont fait une proposition commune - nous en parlerons peut-être - à propos de l'Irak, comme nous sommes maintenant solidaires et unis dans le traitement de ce qui se passe pour la stabilité des Balkans. J'observe, et j'en suis très heureux, les débuts crédibles d'une politique étrangère européenne.
S'agissant de ce conflit, nous faisons une proposition sur les questions de sécurité pour appuyer l'initiative égyptienne, sur le problème des élections, de la démocratie en Palestine, sur le problème de la reconstruction. Et si vous me demandez par quoi il faut commencer, je vous dirai ce que j'ai dit à Yasser Arafat, ce que j'ai dit à M. Sharon, la première promesse, la première étape qui a été proposée de manière assez courageuse par Ariel Sharon, c'est le premier retrait d'un territoire occupé, celui de Gaza. Alors, prenons cette promesse qui a été confirmée par la Knesset et réussissons-la.
Réussir le retrait de Gaza, c'est autre chose que de se retirer de Gaza. Cela veut dire faire de Gaza un premier territoire palestinien viable, stable, avec un port qui fonctionne, un aéroport qui fonctionne, des gens qui travaillent et qui peuvent circuler vers l'Egypte ou vers la Cisjordanie.
Q - Un premier territoire ou le seul territoire ?
R - Non, j'ai dit un premier.
Q - Et vous avez l'espoir que...
R - J'ai dit un premier, parce que pour nous, les choses sont claires. L'Etat palestinien doit s'appuyer sur ce territoire de Gaza et sur la Cisjordanie. C'est donc une première étape et nous l'entendons bien ainsi, il y a cette Feuille de route, cette autre Feuille de route qui est toujours là et sur laquelle les Russes, les Américains, les Nations unies, les Européens sont d'accord.
Q - C'est la deuxième condition, à supposer que l'issue soit fatale pour le président Arafat, celle des élections. Des élections dans les Territoires peuvent-elles se dérouler dans les circonstances actuelles ?
R - En toute hypothèse, que le président Arafat retrouve la santé, comme je l'espère, ou pas, il faut consolider ce qui se passe dans l'Autorité palestinienne par un processus politique et les Européens sont prêts à y participer logistiquement.
Q - Les Européens sont-ils prêts à envoyer des observateurs ?
R - Oui, mais pas seulement. En permettant d'organiser ces élections pour faire que les gens s'inscrivent sur des listes électorales, oui, il faut des élections pour consolider l'Autorité palestinienne dans sa légitimité.
Q - Et de cela, vous avez parlé avec M. Sharon ?
R - Oui, je l'ai dit.
Q - Et que vous a-t-il répondu ?
R - Je pense que ce qui se passe du côté de l'Autorité palestinienne est très important. M. Sharon m'a dit qu'il n'avait pas d'interlocuteur, il refuse de discuter avec Yasser Arafat et je lui ai dit qu'il devait discuter avec ceux qui dirigent l'Autorité palestinienne et qui ont la légitimité pour cela. Je pense donc que les Israéliens sont attentifs à tout ce qui se passe du côté palestinien, et le fait qu'il y ait des élections, les plus sereines et les plus libres possibles, est extrêmement important pour la crédibilité de l'Autorité palestinienne.
Q - Mais il faudrait un retrait d'Israël pour qu'il y ait des élections qui puissent se tenir dans des conditions satisfaisantes, qu'ils retirent leurs forces, à la fois de Gaza mais aussi de la zone.
R - Prenons les choses dans l'ordre et soyons réaliste. La première promesse, le premier engagement qui a été pris par M. Sharon c'est de se retirer de Gaza, faisons en sorte que ce retrait soit une réussite. En même temps, facilitons, Américains, Européens, Israéliens, la bonne tenue d'élections dans l'ensemble des Territoires palestiniens. Ensuite, nous aurons des raisons d'engager les nouvelles étapes, notamment proposées par la Feuille de route.
Q - Le gouvernement israélien est d'accord pour des funérailles éventuelles bien sûr à Gaza, quelle réaction aurait le gouvernement français sur cette question ?
R - Franchement, je ne trouve pas très décent et très digne que vous m'interrogiez sur ce sujet alors que Yasser Arafat est en vie.
Q - Mais il y a un débat et nous aurions aimé savoir si cela causait une polémique ou non.
R - Je comprends qu'il y ait un débat mais ne me demandez pas de participer à ce débat, je trouve que ce ne serait pas digne de ma part.
Q - Il y a un instant, vous nous disiez que vous étiez convaincu que le président Bush et son administration s'investiraient désormais un peu plus dans le conflit du Proche-orient entre Israéliens et Palestiniens. C'est le souhait des Européens, ils l'ont exprimé aussi à Bruxelles récemment. En échange, le président Bush ne va-t-il pas demander, notamment à la France et l'Allemagne, pays qui ne sont pas engagés en Irak, un engagement plus fort pour l'aider à pacifier la situation en Irak et dans ce cas, que répondrez-vous ? Que répondrons-nous ?
R - Ceux qu'il faut aider en Irak, ce sont les Irakiens. Le peuple irakien, qui a beaucoup souffert depuis tant d'années, a retrouvé sa souveraineté, la maîtrise de son propre destin, comme ce doit être la règle et la liberté pour tous les peuples du monde. Nous n'avons pas une attitude différente dans ce cas et dans d'autres. Ce qui est important est la souveraineté de l'Irak et la maîtrise du destin de leur peuple et de leur pays par les Irakiens eux-mêmes. Nous sommes prêts à participer à cette reconstruction politique et économique de l'Irak.
Nous n'enverrons pas de soldats, nous l'avons dit, je le répète, ni aujourd'hui ni demain, parce que nous n'étions pas d'accord avec cette guerre, mais nous sommes prêts à participer à la reconstruction de l'Etat de droit, à l'organisation d'élections autant que les autorités irakiennes nous le demanderont.
Et c'est aussi l'objet de ce travail que nous avons fait entre Européens, unanimes, les vingt-cinq pays européens, y compris ceux qui n'ont pas été d'accord avec cette guerre et ceux qui ont participé à cette guerre. Les vingt-cinq pays européens ont été unanimes vendredi pour faire une proposition pour accompagner la reconstruction économique et politique de l'Irak. Cela passe par la formation des forces de sécurité, par la formation de cadres administratifs, par l'annulation d'une partie de la dette, par un appui au développement régional.
Q - C'est ce que vous direz à la conférence de Charm el-Cheikh, cette conférence internationale sur l'Irak qui se prépare pour la fin novembre ?
R - Je vais aller à Charm el-Cheikh le 23 novembre avec l'espoir que cette conférence soit utile. Vous savez, nous voulons regarder devant nous, je l'ai dit à Colin Powell et le président de la République l'a répété au président Bush. Nous ne voulons pas regarder dans un rétroviseur, nous voulons sortir de ce trou noir de l'Irak, qui peut emporter, non seulement le Moyen-Orient mais toute cette grande région et peut-être une grande partie de la stabilité du monde avec lui. Il faut donc en sortir, c'est l'intérêt général. L'instabilité de l'Irak, l'instabilité du Proche-Orient, nous parlions tout à l'heure d'Israël et de la Palestine, c'est notre propre instabilité. Leur insécurité, c'est notre propre insécurité. Nous avons donc tous intérêt, désormais, à faire des efforts cohérents mais naturellement, cela passe par quelques conditions.
Q -Vous parlez d'unanimité, mais pardonnez-moi, on n'a pas eu le sentiment qu'il y avait une pleine unanimité, d'abord dans la manière d'aborder les autorités irakiennes. Apparemment, vingt-quatre ont reçu le Premier ministre irakien M. Iyad Allaoui, et le vingt-cinquième, la France, Jacques Chirac a laissé un fauteuil vide au moment où l'on accueillait le Premier ministre irakien. Deuxièmement, si je peux me permettre, Tony Blair a souhaité que les Européens soient plus réceptifs aux propositions américaines et je n'ai pas le sentiment que la France soit sur la même position que Tony Blair.
R - Vous parlez précisément de l'accord unanime qui a été donné à un programme pour accompagner la reconstruction politique et économique de l'Irak. Nous avons tous été d'accord pour faire cette proposition au Premier ministre irakien qui est venu nous rencontrer. J'en ai parlé moi-même avec le ministre des Affaires étrangères que j'ai reçu.
Mais, sur ce qui s'est passé avant, il reste des désaccords et peut-être une approche différente, notamment s'agissant des troupes qu'il faut ou qu'il ne faut pas envoyer en Irak. Je veux dire que lorsque M. Allaoui est venu vendredi, le siège de la France n'était pas vide. Jacques Chirac a dû, vous le savez, pour des raisons logiques, naturelles, se rendre dans les Emirats arabes unis.
Q - Mais, franchement, n'est-ce pas un peu la "langue de bois" ! Tout le monde en est conscient, il y a un différend et après tout, pourquoi ne pas le reconnaître ?
R - Pas du tout, et je veux être très sérieux, sur cette question comme sur les autres d'ailleurs, il faut être sérieux. Ce n'est pas un déplacement diplomatique, il y avait une sépulture, celle du Cheikh Zayed Ben Sultan Al Nahyan, qui était un ami du président de la République française depuis très longtemps, un personnage considérable dans le monde arabe, qui est décédé, et il était normal, je crois légitime, avant la fin du deuil, que le président de la République française aille saluer ses proches et sa mémoire. C'est ce qu'il est allé faire et le siège de la France n'est pas resté libre, je suis resté là et j'ai parlé assez clairement et nettement, devant M. Allaoui, pour lui dire notamment qu'il avait bien fait de venir à Bruxelles pour se rendre compte que les vingt-cinq pays européens qui étaient autour de cette table, que l'Union européenne n'était pas spectatrice de ce qui se passe en Irak.
Q - Et que lui avez-vous dit, en souvenir de ses propos, "La France vit dans le passé, elle a le complexe des otages français" ?
R - Je lui avais déjà dit, avant de le voir, que dans la situation tragique et très difficile qui est celle de l'Irak, tout le monde, y compris et d'abord le Premier ministre irakien, a autre chose à faire que de telles polémiques.
Q - Les otages français sont retenus depuis plus de deux mois, 80ème jour aujourd'hui, pourquoi cela bloque-t-il ? A-t-on quelque espoir que la situation se dénoue rapidement ?
R - Oui, 80 jours. Je pense tous les jours, toutes les heures à Christian Chesnot, à Georges Malbrunot, à leur chauffeur, à leurs familles qui sont extrêmement courageuses et dignes, je peux en témoigner. Je pense à leurs confrères qui sont très solidaires et nous continuons notre travail, dans des circonstances très difficiles, regardez l'actualité, écoutez vos radios, lisez vos journaux, tous les jours, des bombes, des attentats, tous les jours des enlèvements dont plusieurs se terminent tragiquement.
Q - Mais il y a aussi des libérations ?
R - Il y a aussi des libérations. Nous avons à faire à des groupes extrêmement disséminés, différents, qui ont des motivations différentes. Je demande simplement que l'on puisse travailler, continuer à travailler, comme on doit le faire dans de telles circonstances et vous devez vous souvenir qu'il y a eu, dans le passé, beaucoup d'enlèvements, dont certains ont duré très longtemps. Nous travaillons dans la discrétion, en nouant des fils, en rétablissant des contacts quand il ont été interrompus, et nous espérons toujours. Nous savons qu'ils étaient en vie il y a quelques jours, je pense qu'ils le sont toujours, nous continuons à travailler pour leur libération.
Q - Mais, sans vouloir aller à l'encontre de cette nécessaire discrétion, si vous pouvez affirmer, comme le gouvernement français le fait régulièrement, que les trois otages sont en bonne santé, cela signifie-t-il que vous avez une sorte de contact permanent avec les ravisseurs ?
R - Nous avons eu, à intervalles réguliers et certains ont été rendus publics - notamment au moment où j'avais établi, avec toutes nos équipes à qui je veux rendre hommage, un dialogue indirect avec les ravisseurs entre le 18 et le 29 septembre -, nous avons eu, durant cette période et après cette période, des preuves de vie de Christian Chesnot et de Georges Malbrunot. Nous avons, comme toujours, non pas des contacts directs, cela n'existe pas, mais des gens qui parlent et lorsqu'on a des gens qui nous parlent et qui nous disent tous séparément la même chose, nous avons une probabilité. Et c'est cette probabilité que j'exprime.
Q - Concernant la réélection de George Bush et sur le message de félicitations que Jacques Chirac lui a adressé en lui disant, je résume, nous ne pourrons trouver des réponses satisfaisantes aux défis actuels que sur la base d'un étroit partenariat transatlantique. A vos yeux, quelles sont les conditions et le contenu d'un tel partenariat, compte tenu des deux ou trois dernières années de frictions fortes entre la France et les Etats-Unis, et les Etats-Unis sont-ils prêts à s'engager dans cette démarche de recherche d'un vrai partenariat, de restauration d'un vrai partenariat ?
R - Je pense que c'est leur intérêt que de partager le poids, la responsabilité d'un certain nombre de solutions ou de défis. Il y a deux conditions pour répondre à votre question.
La première ne dépend pas des Américains et je n'ai jamais reproché aux Américains d'être forts. Et, naturellement, l'Amérique, qui vient de voter, est forte avec un président qui va affirmer cette force.
J'ai souvent regretté que les Européens soient faibles. Donc, la première condition ne dépend pas des Américains, elle dépend de nous. Aurons-nous confiance en nous-mêmes ? Serons-nous capables, avec les outils qui sont maintenant disponibles dans la Constitution européenne - on pourra peut-être en parler tout à l'heure, pourquoi faut-il voter cette Constitution -, d'être un acteur politique global ? Ou bien nous résolvons-nous à être simplement une sorte de puissance régionale avec un grand marché économique ? Moi, j'ai l'espoir, depuis que je suis engagé dans la politique, cela fait maintenant un certain temps, l'espoir d'une Europe européenne et d'une Europe politique.
Q - On va parler de l'Europe parce qu'il y a un certain nombre de dossiers importants sur l'Europe....
Aujourd'hui, avez-vous l'impression que c'est le cas ?
R - ... j'ai l'espoir d'une Europe européenne et d'une Europe politique.
Q - Avez-vous l'impression, par exemple, qu'à Bruxelles, c'est l'image qu'a donnée l'Europe après la réélection de George Bush. On a eu l'impression de certaines tensions, de certaines difficultés encore ?
R - Il y a toujours des tensions, des difficultés, des appréciations différentes sur tel ou tel sujet, parce que nous n'avons pas encore réellement de politique étrangère commune sur tous les sujets ; mais nous avons les outils.
Q - Est-ce la première condition cela ?
R - Ce que je veux dire - j'ai cité le Proche-Orient, l'Irak, l'Afrique - est que cela commence avec les Balkans. Nous commençons à avoir l'ébauche d'une vraie politique étrangère commune. Cela, c'est la première condition qui dépend de nous, elle est la plus importante, elle entraînera la seconde, qui est que les Américains aient à nouveau confiance dans ce dialogue transatlantique qui doit être un dialogue politique et pas seulement économique, qu'ils considèrent que l'Europe est le deuxième pied de cette Alliance. L'Alliance, ce n'est pas l'allégeance. L'Alliance exige de l'équilibre, du respect mutuel à condition, encore une fois, que nous le voulions nous-mêmes et que les Américains comprennent que c'est leur intérêt d'avoir ce dialogue politique. Donc, je vais travailler à ce dialogue.
Q - N'y a-t-il pas une troisième condition. Vous dites, il faut une politique étrangère forte, une politique de défense, vous oubliez une chose c'est que, si je comprends bien, pour qu'il y ait une politique étrangère forte, il ne faut pas que l'Europe soit faible ? Or, qu'est-ce qui s'est passé à Bruxelles ? On était là pour parler du projet de Lisbonne, d'Europe économique, d'Europe compétitive, l'ensemble le plus compétitif d'ici en 2010. On n'a pas les moyens d'une stratégie énergétique commune, pas de politique de recherche commune, pas de décision économique commune. Et on dit qu'il faudra revoir à la baisse l'horizon qu'on s'était fixé à Lisbonne. Vous trouvez que c'est une Europe forte ?
R - Vous pouvez toujours peindre tout en noir, et c'est peut-être votre liberté de journaliste de commenter les choses ainsi.
Q - Non, je m'adressais au commissaire, à l'ancien commissaire, à l'Européen convaincu que vous êtes ?
R - Voyez le chemin parcouru depuis Jean Monnet et Robert Schuman : un marché unique, une monnaie unique, une politique de concurrence, une politique commerciale, une politique agricole, une politique régionale qui sont communes et reconnues comme réelles et solides dans le monde entier.
Q - Je m'adresse à l'ancien commissaire. Est-ce que vous trouvez normal et légitime qu'on revoit à la baisse les objectifs de Lisbonne ?
R - Il ne suffit pas de les revoir à la baisse, il s'agit de les réaliser. Et peut-être, pour les réaliser plutôt que de faire une sorte de mosaïque de voeux pieux, il faut cibler ce qui est important. Qu'est-ce qui est important ? Ce n'est pas d'avoir une seule politique budgétaire et fiscale européenne mais peut-être d'échanger nos pratiques, de voir pourquoi certains pays réussissent mieux que d'autres. Pourquoi la Suède, l'Espagne, le Royaume-Uni, qui ont des gouvernements de gauche ou de droite d'ailleurs, ont-ils un taux de croissance supérieur ? Parce qu'ils ont fait des réformes structurelles. Pourquoi certains pays, la France et la Suède, ont-ils un taux de natalité plus élevé ? Permettez-moi d'insister un instant sur ce défi démographique, dont personne ne parle et qui est pourtant l'un des plus graves pour notre continent. Si les choses continuent ainsi, dans une trentaine d'années, c'est presque demain, il y aura 70 millions d'habitants en moins en Europe et pendant ce temps-là il y en aura 140 millions de plus de l'autre côté de la Méditerranée. Il y en aura un milliard de plus en Asie.
Q - Faites des enfants, dit Michel Barnier ce soir ? D'accord, on a bien entendu.
R - Faites des politiques de la petite enfance. Encourageons les couples à avoir autant d'enfants, effectivement, qu'ils ont envie d'en avoir alors qu'actuellement ils ont en moyenne un enfant de moins qu'ils ne le souhaiteraient.
Q - Vous ne dites pas ce que dit George Bush aux Américains, ce n'est pas tout à fait cela quand même ?
R - Non. Je ne dis pas cela. Je dis qu'on a intérêt à se préoccuper de cette question démographique qui est une source de faiblesse pour l'Europe. Autre faiblesse, la recherche. Je pense qu'une des priorités de nos budgets - et peut-être devrait-on réfléchir aux critères du pacte de stabilité en pensant à cela -, c'est la recherche. La recherche stratégique militaire qui est insuffisante - c'est un rapport de 1 à 7 par rapport aux Américains - et la recherche tout court. Oui, il faut faire davantage d'efforts sur les nouvelles technologies, sur tout ce qui touche à notre compétitivité, à travers le budget européen, c'est-à-dire un budget commun et à travers nos budgets nationaux qui gagneraient peut-être à être peut-être davantage coordonnés.
Q - On va rentrer dans le concret, puisque, j'ai envie de dire, ce que vous nous dites aujourd'hui est souvent répété mais souvent concrètement on ne voit pas la suite. Mais enfin, passons au référendum sur la Constitution, est-ce que vous êtes optimiste sur la ratification au niveau européen ? Est-ce que vous pouvez, est-ce que vous savez, est-ce que vous pouvez nous dire ce soir si la date du référendum en France est déjà à peu près dans les tuyaux ? Et comment sentez-vous l'opinion française ?
R - La date est dans les tuyaux puisque ce sera en 2005.
Q - D'accord. Soyons un peu plus précis. C'est tout ?
R - Pour le reste, ce sera pour le printemps et la fin de l'année. Je ne peux pas en dire davantage parce que nous avons une condition préalable, qui est celle de la vérification par le Conseil constitutionnel français de ce texte par rapport à notre propre Constitution. Cela peut prendre plusieurs mois.
Q - On entend le mois de février, c'est possible ? Dès février, mars c'est possible ?
R - Après, il y a des délais réglementaires pour organiser une campagne référendaire. Il y a donc un choix qui appartient au président de la République. Franchement, laissez-le choisir cette date. Jacques Chirac a pris cette décision très importante de proposer que le peuple se prononce sur ce texte constitutionnel et cela vaut le coup. Je crois que c'était un risque nécessaire que d'avoir sur ce texte - qui est un texte européen - un vrai débat sur la France en Europe et la construction du projet européen.
Q - A titre personnel, vous pensez qu'il faudrait faire ce référendum dès que possible, c'est-à-dire avant l'été pour qu'il soit derrière nous et qu'on puisse avancer ?
R - Quand on l'aura fait, il sera derrière nous.
Q - Pour le moment, il est devant nous ? Faire durer pendant des mois et des mois ?
R - Pour l'instant, il est devant nous. Je voudrais simplement dire que je ne veux pas qu'on se précipite en bâclant le débat. Moi, je n'ai pas peur de ce débat. Je souhaite qu'il ait lieu d'ailleurs. Je suis assez frappé de la qualité du débat qui a lieu au sein du parti socialiste aujourd'hui. Je dirais qu'il faudrait un débat de cette nature dans l'ensemble du pays avec tous les Français et cela prendra du temps.
Q - Le PS fait le boulot au fond ?
R - Le PS fait son boulot. J'espère franchement - et c'est sa responsabilité -qu'il prendra une décision conforme à l'héritage européen d'un François Mitterrand, ou d'un Jacques Delors.
Q - Vous pensez que ce sera le cas ? Vous sentez le "oui" au PS ?
R - Je ne peux pas dire. Laissons les socialistes délibérer, c'est leur affaire.
Q - L'UMP doit faire pareil ?
R - Mais leur choix est très important. L'UMP, les autres partis, doivent construire un vrai débat européen et qu'on cesse dans ce pays, au fond, de faire l'Europe pour les citoyens, mais sans eux. Je vais donc me battre et souhaiter qu'on prenne le temps d'un vrai débat, avec Claudie Haigneré et sous l'autorité du Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin.
Q - ministre déléguée aux Affaires européennes ?
R - Avec Claudie Haigneré, qui est auprès de moi chargée des questions européennes, nous sommes en train de préparer les éléments d'un débat républicain et pluraliste parce qu'il faut un temps de débat républicain et objectif pour expliquer, non pas faire de la propagande, mais expliquer. Et puis, après, viendra le temps du débat pour le référendum lui-même. Tout cela prend un peu de temps. Voilà pourquoi je crois qu'il ne faut pas confondre hâte et précipitation.
Q - Vous croyez qu'on peut avoir un bon débat sur la règle commune de notre maison européenne, la Constitution, sans avoir un bon débat en même temps sur l'espace de cette maison, ses contours, c'est-à-dire savoir s'il faut y inclure ou non la Turquie ?
R - On parlera de tout dans ce débat. Je ne suis pas du tout gêné ou ennuyé que l'on parle des frontières, et même des frontières définitives de l'Union européenne. Qu'est-ce que la question turque pose comme question ? Elle pose la question de la frontière définitive de l'Union au sud-est de l'Europe. L'autre jour, j'ai fait sourire parce que j'ai montré une carte, que j'aurais pu apporter ce soir, de l'Europe. Que vous soyez pour la Turquie ou contre la Turquie dans l'Europe, il y a une chose que vous ne changerez pas, c'est l'endroit où la Turquie se trouve. Elle se trouve là. Une petite partie en Europe, une grande partie de l'autre côté du Bosphore. Et elle est définitivement là si je puis dire. Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que la question est de savoir si on veut que cette frontière définitive soit une frontière interne ou externe ? A titre personnel - et je suis prêt à le dire et à le démontrer -, je pense que dans le temps, la question ne se pose pas pour demain, elle se pose pour dans 10 ou 15 ans. Dans le temps, notre intérêt, je dis bien notre intérêt, en terme de stabilité et de paix, c'est que la Turquie soit une frontière interne, qu'elle soit démocratique, qu'elle soit stable et qu'elle soit développée, plutôt que d'être une frontière externe, instable, peut-être moins démocratique et en tout cas beaucoup plus pauvre. Voilà ce que je pense. C'est l'intérêt de l'Europe et c'est l'intérêt de la Turquie. Mais cette question n'est pas pour demain. La question qui est posée aujourd'hui, c'est : est-ce qu'on va ouvrir des négociations d'adhésion avec la Turquie dont l'issue n'est pas écrite d'avance ?
Q - Le 17 décembre prochain ?
R - Le 17 décembre prochain, les chefs d'Etat vont dire "est-ce qu'on ouvre ou pas des négociations d'adhésion avec la Turquie qui n'ont jamais été ouvertes, bien qu'on dialogue avec ce grand pays ?"
Q - Vous souhaitez que cela soit pour 2005, précisément que le 17 décembre on dise "oui" pour 2005 ?
R - Il faudra donner une date, ce sera 2005, début 2006. Ce sont les chefs d'Etat qui décideront. Après, cette négociation va prendre beaucoup de temps. Je peux dire que le scénario n'est pas écrit d'avance.
Q - Comme vous dites, le scénario n'est pas écrit d'avance, certains disent qu'il est écrit d'avance, par exemple M. Schröder dit "si nous débutons une négociation d'adhésion".
R - Certains - et le président de la République l'a dit lui-même - souhaitent en effet qu'on aille au bout et qu'au bout il y ait une adhésion, dans les conditions qui sont prévues par le Traité, parce que ce n'est pas naturellement l'Union européenne qui adhère à la Turquie. C'est la Turquie qui adhère à l'Union européenne et qui respectera toutes les conditions, y compris les conditions démocratiques et économiques. Nous n'en sommes pas là. Voilà pourquoi la Turquie n'est pas prête aujourd'hui.
Q - Michel Barnier, vous parlez du président. Il a dit "mon voeu le plus cher est l'adhésion de la Turquie", en tout cas cela a été entendu ainsi et cela a créé des réactions assez vives au sein de l'UMP, qui est plutôt à cette heure-ci hostile à cette adhésion. Est-ce que ces positions sont conciliables ? Comment vous voyez ce débat entre le président de la République et son propre parti sur une question aussi importante ?
R - Le président de la République a une responsabilité. D'abord, c'est de tenir la parole de la France depuis 1963. Le général de Gaulle était président de la République, M. Adenauer, chrétien démocrate, était le chancelier allemand, un dialogue a été noué avec la Turquie et je vous invite à relire les discours du général de Gaulle à cette époque, expliquant pourquoi ce grand pays, qui est là, devait être engagé dans un dialogue avec le continent européen dont il est si proche par sa géographie et par sa culture aussi, en grande partie, et par son histoire. Nous avons des raisons de tenir cette parole et Jacques Chirac le premier, puisqu'il est le co-responsable de cette parole qu'a donnée la France. Puis, il a cette vision, dont j'ai essayé de vous parler, de la stabilité, de la sécurité de notre continent.
Q - Mais les autres, ils font de la démagogie quand ils sont contre. Est-ce qu'ils sont anti-musulmans, comme disent certains ? Comment vous analysez cette position contre l'adhésion de la Turquie ? Vos propres amis de l'UMP ?
R - Oui. Il y a beaucoup de débats au sein du PS, dans l'UMP, parmi les centristes. Probablement beaucoup de "non-dits" aussi. L'idée que ce pays soit un pays musulman, probablement, est une partie du problème. Je réponds à cela que le critère de la religion n'a jamais été un critère pour l'adhésion à l'Union européenne. Nous sommes une construction politique et laïque et nous devons le rester. Ce qui est en cause, c'est : est-ce que ce pays respecte les critères démocratiques, le respect des minorités, les droits des femmes, les Droits de l'Homme en général, le pluralisme ? Respecte-t-il les critères économiques très nombreux et très durs ? Tout cela n'est pas prouvé. Voilà pourquoi il faut beaucoup de temps - et il faudra beaucoup de temps - avec une issue qui n'est pas encore écrite d'avance et qui sera vérifiée au fur et à mesure.
Q - Il nous reste trois minutes pour évoquer prolonger avec un mot sur la Turquie, parce que la crainte est quand même que l'entrée éventuelle et à long terme ou à horizon lointain de la Turquie, ne modifie la nature même de l'Europe. Est-ce que cela vous paraît un argument crédible, audible, ou bien un fantasme ?
R - Mais derrière cette réflexion ou cette inquiétude il y a naturellement, vous le voyez bien, la question religieuse ou la question culturelle qui, pour moi, ne fait pas partie
Q - Il y a aussi une question de poids démographique, d'écart économique ?
R - Oui. Il y a d'autres grands pays dans l'Union et ne cherchons pas à faire peur. Je voudrais dire tout de même que, là aussi, le président de la République a pris un engagement qui sera d'ailleurs précisé et confirmé. C'est que, le moment venu, ce seront les Français eux-mêmes, chacune et chacun de nous qui nous écoutent, qui auront à se prononcer pour l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.
(...)
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 novembre 2004)
R - Au moment où nous parlons, nous ne prévoyons pas l'évacuation de nos ressortissants et de nos compatriotes, nous nous occupons d'eux, nous leur apportons l'aide dont ils ont besoin, la sécurisation avec nos soldats - et je veux rendre hommage à ces soldats qui font leur devoir et leur travail de paix et de stabilité - et l'information dont ils ont besoin. Il y a d'ailleurs des numéros de téléphone, ici-même à Paris, pour les familles de militaires ou les familles de civils. Mais vous permettrez...
Q - Je rappelle qu'il y a neuf victimes, bien sûr, neuf soldats français.
R - Vous me permettrez d'abord, parlant de la Côte d'Ivoire et de ce qui s'y passe tragiquement en ce moment, d'avoir une pensée pour nos neuf soldats qui ont été tués, des soldats qui faisaient un travail pour la paix, ainsi qu'un civil américain, à leurs familles qui sont dans le deuil, à tous leurs camarades qui sont blessés, et puis à toute la population ivoirienne qui veut vivre en paix.
Et au milieu de cette population, il y a plus de 10.000 Français ou binationaux qui sont, en effet, inquiets et à qui nous devons apporter, à qui nous apportons de l'aide et de l'information. De quoi s'agit-il maintenant dans l'urgence ? Quel est notre priorité, celle du président de la République, de Michèle Alliot-Marie, la mienne, de toutes les autorités françaises ? C'est d'appeler au retour au calme et à la raison. Vous me permettrez, ayant dit cela, de revenir un tout petit peu en arrière et de rappeler ce qui vient de se passer depuis quelques jours, et pourquoi les choses se sont passées ainsi. Mercredi, juste après le Conseil des ministres, j'ai été témoin de ce coup de fil que le président de la République a passé au président Gbagbo parce que nous étions inquiets, parce que Jacques Chirac était inquiet. Il y avait des bombardements, il y avait des mouvements de troupe, donc clairement une mise en cause du cessez-le-feu que, pourtant, tout le monde et d'abord les autorités ivoiriennes - pas seulement elles mais d'abord elles -, s'étaient engagées à respecter. Et Jacques Chirac a prévenu, a mis en garde le président Gbagbo, il l'a fait clairement, nettement, contre toute dérive guerrière. "Arrêtez, redevenez, a t-il dit au président Gbagbo, l'homme du rassemblement". Que s'est-il passé ? Malheureusement, les bombardements ont continué de l'autre côté de la zone de confiance...
Q - De la zone de confiance.
R - Pour attaquer les rebelles, et puis au-delà de ces bombardements, de manière, nous le croyons, délibérée, l'enquête le dira, un camp français a été bombardé, sans raison. Cette attaque est inexplicable, elle est injustifiable, et elle est inacceptable. Donc nous ne l'avons pas acceptée. A une agression militaire, le président de la République a répondu par une réplique militaire. Et voilà comment normalement, légitimement, en état de légitime défense, il a été décidé de neutraliser tous les appareils d'attaque ivoiriens susceptibles de contribuer à l'avenir à la violence, comme ceux qui ont contribué déjà à de telles attaques. Et ce que je veux dire, c'est que cette réplique militaire à une agression militaire a été approuvée par tous les chefs d'Etat africains, elle a été approuvée - je l'ai eu moi-même au téléphone hier soir - par Kofi Annan, elle a été approuvée par Colin Powell qui m'a téléphoné, elle a été approuvée par tous les membres unanimes du Conseil de sécurité, voilà ce qui s'est passé. Alors maintenant, il ne s'agit que de cela, il ne s'agissait que d'une réplique militaire à une agression militaire, de rien d'autre, nous n'avons pas d'autre intention que celle de la stabilité, de la paix, et nos forces françaises travaillent dans le cadre d'un mandat des Nations unies, voilà la vérité. Donc maintenant, il faut...
Q - Juste un mot avant qu'on passe à la suite, vous évoquiez des mises en garde verbales de Jacques Chirac au président ivoirien mercredi, est-ce que, au-delà de ces mises en garde verbales, il n'y avait pas de moyens de prévenir ce type d'initiative militaire belliqueuse des forces ivoiriennes, soit contre les Français, soit contre...
R - Personne ne pouvait imaginer que des avions, des Sukhoi ivoiriens allaient bombarder un camp français, personne. J'ai dit inexplicable, inacceptable, voilà ce que je peux dire de cette attaque que nous ne pouvions pas prévoir. En revanche, il y avait des mouvements de troupes, donc clairement une violation du cessez-le-feu. Donc il faut maintenant, je l'ai dit aujourd'hui... je l'ai dit hier soir au président Gbagbo que j'ai appelé, parce qu'il a une responsabilité principale, il est le chef de l'Etat en Côte d'Ivoire, il a l'autorité principale...
Q - Est-ce qu'il contrôle la situation ? Est-ce qu'il contrôle ses troupes ou est-ce qu'il est débordé, selon vous ?
R - Ecoutez, nous verrons bien s'il est débordé. Nous pensons qu'il a une vraie autorité, nous pensons qu'il a la capacité de faire rentrer chez eux des gens qui peuvent mener des exactions ou proférer des menaces, et nous l'avons invité très clairement à assumer cette responsabilité. Je crois que le président Gbagbo est personnellement responsable de ce qui arrive ou de ce qui peut arriver à travers les mouvements ou les exactions de tels ou tels de ses partisans, il doit se sentir personnellement responsable, nous le lui avons dit. Et nous l'avons invité à exercer cette responsabilité et son autorité en appelant au calme. Donc, aujourd'hui, notre priorité, ma priorité, c'est le retour au calme et à la raison. Et puis, si ce calme et cette raison reviennent, alors très vite, peut-être plus vite qu'on ne le pensait, il faudra reprendre le chemin, le seul chemin de la négociation politique et du dialogue politique entre ces différentes communautés et repartir de cette feuille de route - nous reparlerons d'une autre feuille de route, tout à l'heure à propos du Proche-Orient...
Q - Le respect des Accords de Marcoussis de 2003...
R - Les Accords de Marcoussis, il n'y a pas d'alternative, sauf la violence que nous voyons en ce moment. Il faut donc revenir au calme, revenir à la raison et mettre en uvre, de part et d'autre, d'un côté les réformes qui sont attendues, notamment les réformes constitutionnelles, et de l'autre le désarmement. Il faut que chacun tienne ses engagements et ses promesses.
Q - Vous appelez le président Gbagbo à la responsabilité, vous dites qu'il a l'autorité. Est-ce que vous ne constatez pas, depuis la signature des Accords de Marcoussis et, d'une certaine manière, le coup de téléphone de Jacques Chirac au président Gbagbo semblerait vérifier cette thèse, qu'il joue double jeu en permanence ?
R - Ecoutez : dans la situation où nous nous trouvons, il faut faire attention aux mots que l'on prononce. Moi, je ne veux pas faire de procès d'intention, je ne veux pas réécrire l'histoire tragique et difficile de la Côte d'Ivoire. Nous avons à faire en Côte d'Ivoire à une crise qui est très ancienne, liée au déclin économique de ce grand pays, qui est si proche, et dont nous sommes si proches - la preuve en est que beaucoup de Français ont participé au développement économique de ce pays. Une crise économique, une crise sociale, du coup de l'instabilité politique, des coups d'Etat, et puis une crise identitaire avec, permettez-moi de le rappeler, un pays qui est très ouvert sur l'extérieur, un quart de la population ivoirienne est étrangère, et donc cela crée des problèmes identitaires et de nationalités. Tout cela forme le ferment d'une crise qui s'est nouée, il y a deux ans, qui a abouti à cette prise de conscience internationale, aux Accords de Marcoussis, et puis à cet engagement des Nations unies. Et maintenant, dans cette crise-là comme dans toutes les autres, il faut appliquer des principes : le principe de la sécurité pour la population, le principe de l'intégrité territoriale, le principe de la légitimité pour les institutions et pour l'Etat, cela passe par des élections, et le principe de la stabilité régionale. Ces principes-là, qui sont ceux de la France en Côte d'Ivoire le sont aussi partout ailleurs, ils le sont au Soudan pour la crise du Darfour, ils le sont au Congo, ils le sont - nous en parlerons tout à l'heure, je l'espère - pour l'Irak. Nous avons les mêmes principes et la même démarche qui est une démarche de négociations et de dialogue politique.
Q - Pardonnez-moi ; pour être réaliste, qui aujourd'hui contrôle, instrumentalise ou fait agir les "jeunes patriotes" ? Qui lance les appels à la radio nationale ivoirienne à la violence ?
R - Mais ceux qui s'appellent les "jeunes patriotes" sont naturellement proches du président Gbagbo, voilà pourquoi je ne vais pas distribuer des bons et des mauvais points, nous n'en sommes pas là, nous sommes dans une situation extrêmement difficile. Nous avons un chef d'Etat, et encore une fois la France n'a pas d'autre intention que de participer à la stabilité et au progrès de ce pays dans le cadre des Nations unies. J'ai dit au président Gbagbo - et je veux bien vous répéter - que nous n'avons pas d'autre intention, nous n'avons pas l'intention de déstabiliser ce pays, nous avons le souci absolument clair de respecter son ordre institutionnel, et de respecter le président qui est à la tête de ce pays. Voilà pourquoi nous nous adressons à lui, parce qu'il est le chef de l'Etat, qu'il a l'autorité, qu'il a la responsabilité, et qu'il doit utiliser cette autorité et cette responsabilité pour ramener à la raison ses partisans. Il faudra aussi, parce que c'est un élément très important, engager le désarmement des rebelles parce que cela fait partie des Accords de Marcoussis et que c'est un élément indispensable pour retrouver la sérénité.
Q - Quand vous entendez M. Coulibali, qui est le président de l'Assemblée nationale ivoirienne, qualifier les troupes françaises de troupes d'occupation et leur promettre un bourbier encore plus effroyable que celui du Vietnam pour les Américains, que lui répondez-vous ?
R - Je lui réponds qu'il se trompe d'époque, qu'il se trompe d'endroit, nous ne sommes pas dans cette situation-là, les troupes françaises de l'opération "Licorne", 4.000 soldats - et neuf d'entre eux viennent d'être tués - je veux leur rendre hommage à nouveau - sont là dans le cadre d'une opération des Nations unies. La preuve, c'est que, hier soir, le Conseil de sécurité a clairement apporté son appui par un mandat précis aux opérations de réplique militaire...
Q - Michel Barnier ; en même temps, on connaît les relations entre la France et la Côte d'Ivoire...
R - Bien sûr.
Q - Elles sont lointaines, elles sont anciennes. Je pense que...
R - Bien sûr, nous les assumons, ces relations.
Q - Voilà. Ce soir, il y a aussi beaucoup de Français qui se disent peut-être aussi "Mais qu'est-ce qu'on fait là-bas ? Est-ce que c'est vraiment notre rôle d'être là-bas et d'être dans ce guêpier ?"
R - Je pense que notre rôle est de contribuer, s'agissant d'un pays dont nous sommes proches, où tout le monde parle français, qui a une histoire partagée avec nous, une langue partagée, nous sommes dans notre rôle en participant largement, 4.000 soldats, et il y a aussi 6.000 autres soldats...
Q - Qui sont en train d'arriver...
R - Non, qui sont déjà là, les forces de l'ONUCI comportent 6.000 soldats, notamment beaucoup de soldats africains qui participent à la stabilité de la Côte d'Ivoire. Et puis il y a 4.000 soldats français. 4.000 plus 6.000, ça fait 10.000 soldats qui depuis au moins un an participent à la stabilité de ce pays, donc c'est dans ce cadre-là que nous sommes présents. Oui, nous avons raison d'être là...
Q - Pas question de partir donc ?
R - Comme, permettez-moi de le dire, nous sommes présents dans d'autres endroits, pas forcément par des troupes, mais nous sommes présents au Tchad et nous contribuons à la sécurisation des populations déplacées du Tchad dans le drame du Darfour. Nous avons été présents pour rétablir la stabilité à Haïti, où je me suis rendu à deux reprises depuis que je suis ministre des Affaires étrangères. Donc, nous avons des raisons de participer au règlement des crises avec les principes que je vous ai indiqués, et naturellement le souci d'en sortir, mais pas par les armes. Permettez-moi de dire très clairement que quand on analyse cette crise en Côte d'Ivoire, encore une fois avec des racines très anciennes, on se rend compte qu'aucune de ces racines, aucun de ces problèmes ne peut être traité durablement par une solution militaire, aucune. C'est par l'action politique, par la démocratie, par le dialogue que l'on résoudra ces problèmes.
Q - Dès lors que les Accords de Marcoussis - qui remontent à bientôt deux ans - n'ont pas pu être véritablement mis en oeuvre, vous le rappeliez, sont-ils encore une base crédible pour trouver une solution politique ?
R - Je vérifiais le mois de ces accords, c'est janvier 2003...
Q - Janvier 2003.
R - Donc pas tout à fait deux ans. Oui, je pense que c'est la seule alternative à la violence, oui je pense que ces accords ont été soigneusement établis, difficilement établis entre tous les protagonistes, ils sont très fragiles ; je le vois depuis que je suis ministre des Affaires étrangères et j'ai vu Dominique de Villepin qui a participé aux côtés de Jacques Chirac à ces accords, faire le même travail avec précaution, vigilance, attention. Nous avons, dans toute cette région, beaucoup de chefs d'Etat qui partagent notre préoccupation, tous ont approuvé la réplique militaire française, et tous, je le vois dans le cadre de l'Union africaine, dans le cadre de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest, sont solidaires. Il y a une autre chose qui est très intéressante dans ces crises, et positive si je puis dire dans la manière de les traiter, c'est l'engagement des Africains.
Q - Les soldats marocains, nigérians dans l'ONUCI, par exemple...
R - Oui et on remarque le rôle que joue l'Union africaine, et le président de l'Union africaine pour prendre en charge la première réponse par les Africains à ces problèmes africains, et faire appel à nous, nous demander de les accompagner dans le cadre des Nations unies.
Q - Alors précisément dans ce contexte, sur le plan militaire, est-ce que vous souhaitez que l'ONUCI, qui comporte actuellement 6.000 hommes, soit augmentée pour mieux maîtriser la situation ? Et deuxièmement, comment accueillez-vous la proposition faite par le président Kadhafi de jouer les médiateurs entre le gouvernement et les rebelles ?
R - Nous avons besoin probablement de davantage de soldats, d'ailleurs deux des raisons pour lesquelles nous avons voulu contrôler l'aéroport d'Abidjan, l'aéroport Houphouët-Boigny, c'est précisément d'une part de pouvoir évacuer nos soldats qui ont été blessés, dans de bonnes conditions, et puis d'autre part de permettre, en ayant un accès facile à cet aéroport, l'arrivée de nouveaux renforts, ces 350 soldats qui ont été acheminés et d'autres, sans doute, arriveront pour renforcer les forces de l'opération "Licorne". Mais peut-être y aura t-il besoin d'autres soldats si la situation ne se stabilise pas. J'espère que cet appel au calme et à la raison que nous lançons à tous sera entendu, je l'espère sincèrement. Et à partir de quoi, avec les forces qui sont en présence, qui doivent continuer leur travail de stabilisation, j'espère que nous pourrons reprendre le chemin du dialogue politique.
Q - ... Comme celle du président Kadhafi qui s'offre...
R - Toutes les bonnes volontés sont utiles, toutes les bonnes volontés sont utiles. J'ai été moi-même à Tripoli pour rencontrer le colonel Kadhafi, il y a quelques semaines, il a joué un rôle, par exemple, dans la crise du Darfour en réunissant les différents protagonistes. Mais le vrai cadre de notre action internationale, le vrai cadre de la médiation, c'est celui des Nations unies, avec l'action de son Secrétaire général, Kofi Annan.
Q - Alors précisément ; à la suite de la réunion du Conseil de sécurité d'hier, est-ce qu'on peut analyser la prise de position du Conseil de sécurité et de soutien à la France comme un durcissement, au fond, de l'attitude de l'ONU dans cette affaire ? Et deuxièmement, le Conseil a évoqué l'éventualité de mesures individuelles, je cite, à l'encontre de ceux qui pourraient attiser les braises, qu'est-ce que ça veut dire concrètement des mesures individuelles, en l'occurrence ?
R - Oui, je pense que les Nations unies, le Conseil de sécurité, a des raisons, notamment depuis cette aggravation de la situation, depuis ce bombardement inacceptable de troupes françaises par des avions du président Gbagbo, a des raisons de durcir le ton et de dire "ça suffit". Oui, les Nations unies qui sont, en quelque sort, co-garantes ou garantes de la bonne application des Accords de Marcoussis, ont des raisons de dire à chacun de ceux qui ont signé ces accords, qu'ils ont en quelque sorte un devoir d'honneur en respectant leur parole, la parole donnée, pas seulement les uns vis à vis des autres, ou vis à vis de New York, mais vis-à-vis du peuple ivoirien ; oui, il y a des raisons pour les Nations unies d'imaginer que ceux qui ne respecteraient pas, à partir de maintenant, leur parole et leur signature, pourraient faire l'objet de sanctions individuelles. Mais encore une fois...
Q - Cela signifie quoi, des sanctions individuelles de la part de l'ONU ?
R - Il y a tout un arsenal de sanctions qui peuvent être prises à l'encontre des personnes, d'interdiction de circulation, nous verrons bien, et c'est aux Nations unies de voir quel est le bon arsenal à utiliser pour obliger...
Q - Des mesures financières éventuellement ?
R - Pour obliger ceux qui ont donné leur parole et leur signature à la respecter.
Q - Dernière question sur ce dossier, donc vous nous le disiez, il n'est pas question d'évacuer nos ressortissants français, comment est la situation à cette heure-ci, comment peut-elle évoluer dans les heures qui viennent, est-ce que vous n'êtes pas trop inquiet pour leur sécurité, est-ce que la situation est sous contrôle concrètement par les militaires français... enfin, est-ce qu'il n'y a pas de raison de trop s'inquiéter ?
R - Les forces françaises, notamment de "Licorne", font un travail formidable, elles se portent immédiatement au secours de toute famille, ou de tout Français, tout binational ou même de tout membre d'autre communauté étrangère qui fait appel à eux pour les sortir d'une situation difficile. Il y a plusieurs dizaines de cas comme ceux-là. Je crois pouvoir dire que la situation est, de ce point de vue-là, sous contrôle, mais cela dépend naturellement de ce qui se passe dans la rue. Est-ce que les appels à la raison et au calme vont être entendus ? Nous avons dit, et je répète une troisième fois, que la France n'avait pas et n'a pas d'autres intentions, au-delà de la réplique militaire que nous avons apportée à une agression militaire, que celle de participer à la paix et à la stabilité. Nous n'avons pas l'intention de déstabiliser ce pays, ni de nous occuper du régime de ce pays. C'est clairement la règle du jeu, et la limite de cette intervention. Et voilà pourquoi j'espère que ces appels seront entendus, notamment par le président Gbagbo qui a une responsabilité importante et personnelle dans toute cette affaire.
Q - On passe à un autre dossier extrêmement chaud également et où la France est aussi très concernée puisqu'il s'agit du sort de Yasser Arafat, aujourd'hui hospitalisé toujours en France. Quelle information pouvez-vous nous donner, Monsieur Barnier, sur son état exact ? Il y a eu des rumeurs contradictoires, des informations assez floues. Yasser Arafat est-il toujours vivant et êtes-vous inquiet quant à la suite des événements, sur sa succession ? Que va-t-il se passer ?
R - Yasser Arafat, que nous avons accueilli à la demande des autorités palestiniennes, est donc soigné et, je crois, bien soigné en France, comme sa famille et ses proches l'ont souhaité. Encore une fois, il était normal que nous l'accueillions. Il est vivant, il est dans un état très sérieux et dans un état qui est stable. Voilà ce que je peux dire pour confirmer ce qui a déjà été dit. Mais, vous savez, il y a une règle en France, au-delà du secret médical, qui est...
Q - Mais on a parlé de mort cérébrale, que peut-on savoir ?
R - Non, je ne dirais pas cela, je dirais qu'il est dans un état très complexe, très sérieux et stable au moment où je vous parle. Je ne peux pas en dire plus, parce que, permettez-moi de vous demander de comprendre qu'il y a, en France, une règle importante, pour chacun d'entre nous, qui est celle du secret médical, et la priorité qui est celle, pour une famille, de dire les choses elle-même. C'est ce qui se passe pour la famille de Yasser Arafat, comme pour toute famille concernée par un drame comme celui-ci.
Q - Mais pouvez-vous écarter a priori certaines rumeurs ou certains bruits qui ont été repris par des responsables palestiniens, notamment par un ministre palestinien avançant la thèse d'un empoisonnement du président de l'Autorité palestinienne ?
R - Rien ne permet, franchement, je ne suis pas médecin, je ne suis pas à ses côtés, rien ne me permet de dire qu'une telle hypothèse est juste et, franchement, je pense que la question n'est pas là. Yasser Arafat est un homme âgé. Je l'ai rencontré, comme vous le savez et peut-être suis-je l'un des derniers ministres européens à avoir vu longuement Yasser Arafat au mois de juin, durant 4 heures. Il m'a reçu, nous avons dîné ensemble, dans cet endroit où il était confiné, dans des conditions assez indignes.
J'ai ensuite passé une nuit à Ramallah pour rencontrer, le lendemain, de jeunes Palestiniennes et Palestiniens car au fond, c'est la nouvelle génération palestinienne, qui va aussi d'une manière ou d'une autre devoir prendre le relais de ce futur Etat palestinien qu'il faut maintenant fixer sur le terrain, poser quelque part et construire.
Q - Il est âgé, vous l'avez rencontré, pour vous, est-ce une sorte de suite inévitable, la situation d'aujourd'hui ?
R - Non, je veux simplement dire qu'il peut être fatigué, il peut avoir un accident de santé, il a eu besoin d'être soigné et nous l'avons accueilli, voilà ce que je peux dire. Ne me demandez pas de trahir un secret que je ne connais pas et de dire les choses à la place de sa famille qui doit dire les choses, le moment venu et quand elle le souhaite.
Q - Dans les jours ou dans les heures qui viennent, allez-vous prendre des contacts avec les autorités palestiniennes, on parle d'un voyage à Paris pour certains d'entre eux ?
R - Oui, je peux dire d'abord, au-delà des proches qui sont déjà là, qui veillent sur lui, de tous ses amis, que demain, viendront à Paris Abou Mazen qui est le chef par intérim de l'Autorité palestinienne, Abou Alaa, le Premier ministre, Nabil Chaath le ministre des Affaires étrangères, que j'ai eu tout à l'heure au téléphone. Toute l'équipe dirigeante sera donc là et mon homologue M. Chaath sera dans cette délégation pour venir voir leur chef, Yasser Arafat, et je les recevrai moi-même demain après-midi pour continuer le dialogue que j'ai eu avec eux qui fut un dialogue franc.
Lorsque je suis allé voir Yasser Arafat, au-delà du signal d'amitié que je voulais lui adresser au nom du président de la République française pour lequel il a beaucoup d'estime, je voulais lui dire aussi qu'il fallait bouger, que le temps filait très vite contre lui, qu'il fallait réformer, réorganiser l'Autorité palestinienne, réorganiser les services de sécurité de cette Autorité, notamment en s'appuyant sur l'initiative de l'Egypte qui est courageuse et qui a fait une proposition pour donner plus d'efficacité aux services de sécurité palestiniens. Il faut qu'il lutte contre la corruption et contre toutes les formes de terrorisme. Je suis donc allé lui dire tout cela et nous entretenons depuis longtemps ce dialogue avec les Palestiniens car nous pensons qu'il est important que ce peuple ait un Etat et un avenir, que les jeunes aient un avenir. Mais nous avons aussi un dialogue, que j'ai voulu relancer il y a quelques semaines, avec l'Etat d'Israël, voilà pourquoi je me suis rendu à Tel Aviv et à Jérusalem il y a quelques semaines.
Q - Concrètement, croyez-vous qu'aujourd'hui, cette situation, en tout cas de future absence de Yasser Arafat, de quelque façon que ce soit, de cette scène politique palestinienne, cette situation va-t-elle ouvrir une nouvelle page, une nouvelle étape dans le processus de paix ? La Feuille de route pourra-t-elle être enfin reprise et appliquée ? Et, très concrètement, pouvez-vous nous dire des choses sur ce qui se passe en coulisse en ce moment ? Nous avons une sorte de version officielle mais on imagine que beaucoup de choses se passent en coulisse. Y a-t-il des discussions, des préparatifs ?
R - Le temps était un peu suspendu, non pas en raison de la maladie de Yasser Arafat qui est venue en plus, mais en raison des élections américaines. Et, au moment où je suis allé à Ramallah au mois de juin, ou lorsque je suis allé en Israël il y a quelques semaines, tout le monde était dans l'attente de ce qui allait se passer à Washington.
Maintenant, les choses sont claires, le président Bush est réélu et je suis à peu près certain que les Américains vont avoir envie, besoin de se réinvestir fortement pour faire relancer le processus de paix entre Israéliens et Palestiniens. Et nous-mêmes - vous me parliez des coulisses - vendredi, nous étions réunis, les chefs d'Etat et de gouvernement, à Bruxelles, mardi dernier, j'ai travaillé avec tous mes collègues ministres des Affaires étrangères également à Bruxelles et avec Javier Solana à un plan européen, parce que je me permets de vous faire observer que ce qui est assez nouveau depuis quelques mois, c'est que les Européens, dans ce conflit israélo-palestinien, parlent d'une seule voix, comme d'ailleurs ils ont fait une proposition commune - nous en parlerons peut-être - à propos de l'Irak, comme nous sommes maintenant solidaires et unis dans le traitement de ce qui se passe pour la stabilité des Balkans. J'observe, et j'en suis très heureux, les débuts crédibles d'une politique étrangère européenne.
S'agissant de ce conflit, nous faisons une proposition sur les questions de sécurité pour appuyer l'initiative égyptienne, sur le problème des élections, de la démocratie en Palestine, sur le problème de la reconstruction. Et si vous me demandez par quoi il faut commencer, je vous dirai ce que j'ai dit à Yasser Arafat, ce que j'ai dit à M. Sharon, la première promesse, la première étape qui a été proposée de manière assez courageuse par Ariel Sharon, c'est le premier retrait d'un territoire occupé, celui de Gaza. Alors, prenons cette promesse qui a été confirmée par la Knesset et réussissons-la.
Réussir le retrait de Gaza, c'est autre chose que de se retirer de Gaza. Cela veut dire faire de Gaza un premier territoire palestinien viable, stable, avec un port qui fonctionne, un aéroport qui fonctionne, des gens qui travaillent et qui peuvent circuler vers l'Egypte ou vers la Cisjordanie.
Q - Un premier territoire ou le seul territoire ?
R - Non, j'ai dit un premier.
Q - Et vous avez l'espoir que...
R - J'ai dit un premier, parce que pour nous, les choses sont claires. L'Etat palestinien doit s'appuyer sur ce territoire de Gaza et sur la Cisjordanie. C'est donc une première étape et nous l'entendons bien ainsi, il y a cette Feuille de route, cette autre Feuille de route qui est toujours là et sur laquelle les Russes, les Américains, les Nations unies, les Européens sont d'accord.
Q - C'est la deuxième condition, à supposer que l'issue soit fatale pour le président Arafat, celle des élections. Des élections dans les Territoires peuvent-elles se dérouler dans les circonstances actuelles ?
R - En toute hypothèse, que le président Arafat retrouve la santé, comme je l'espère, ou pas, il faut consolider ce qui se passe dans l'Autorité palestinienne par un processus politique et les Européens sont prêts à y participer logistiquement.
Q - Les Européens sont-ils prêts à envoyer des observateurs ?
R - Oui, mais pas seulement. En permettant d'organiser ces élections pour faire que les gens s'inscrivent sur des listes électorales, oui, il faut des élections pour consolider l'Autorité palestinienne dans sa légitimité.
Q - Et de cela, vous avez parlé avec M. Sharon ?
R - Oui, je l'ai dit.
Q - Et que vous a-t-il répondu ?
R - Je pense que ce qui se passe du côté de l'Autorité palestinienne est très important. M. Sharon m'a dit qu'il n'avait pas d'interlocuteur, il refuse de discuter avec Yasser Arafat et je lui ai dit qu'il devait discuter avec ceux qui dirigent l'Autorité palestinienne et qui ont la légitimité pour cela. Je pense donc que les Israéliens sont attentifs à tout ce qui se passe du côté palestinien, et le fait qu'il y ait des élections, les plus sereines et les plus libres possibles, est extrêmement important pour la crédibilité de l'Autorité palestinienne.
Q - Mais il faudrait un retrait d'Israël pour qu'il y ait des élections qui puissent se tenir dans des conditions satisfaisantes, qu'ils retirent leurs forces, à la fois de Gaza mais aussi de la zone.
R - Prenons les choses dans l'ordre et soyons réaliste. La première promesse, le premier engagement qui a été pris par M. Sharon c'est de se retirer de Gaza, faisons en sorte que ce retrait soit une réussite. En même temps, facilitons, Américains, Européens, Israéliens, la bonne tenue d'élections dans l'ensemble des Territoires palestiniens. Ensuite, nous aurons des raisons d'engager les nouvelles étapes, notamment proposées par la Feuille de route.
Q - Le gouvernement israélien est d'accord pour des funérailles éventuelles bien sûr à Gaza, quelle réaction aurait le gouvernement français sur cette question ?
R - Franchement, je ne trouve pas très décent et très digne que vous m'interrogiez sur ce sujet alors que Yasser Arafat est en vie.
Q - Mais il y a un débat et nous aurions aimé savoir si cela causait une polémique ou non.
R - Je comprends qu'il y ait un débat mais ne me demandez pas de participer à ce débat, je trouve que ce ne serait pas digne de ma part.
Q - Il y a un instant, vous nous disiez que vous étiez convaincu que le président Bush et son administration s'investiraient désormais un peu plus dans le conflit du Proche-orient entre Israéliens et Palestiniens. C'est le souhait des Européens, ils l'ont exprimé aussi à Bruxelles récemment. En échange, le président Bush ne va-t-il pas demander, notamment à la France et l'Allemagne, pays qui ne sont pas engagés en Irak, un engagement plus fort pour l'aider à pacifier la situation en Irak et dans ce cas, que répondrez-vous ? Que répondrons-nous ?
R - Ceux qu'il faut aider en Irak, ce sont les Irakiens. Le peuple irakien, qui a beaucoup souffert depuis tant d'années, a retrouvé sa souveraineté, la maîtrise de son propre destin, comme ce doit être la règle et la liberté pour tous les peuples du monde. Nous n'avons pas une attitude différente dans ce cas et dans d'autres. Ce qui est important est la souveraineté de l'Irak et la maîtrise du destin de leur peuple et de leur pays par les Irakiens eux-mêmes. Nous sommes prêts à participer à cette reconstruction politique et économique de l'Irak.
Nous n'enverrons pas de soldats, nous l'avons dit, je le répète, ni aujourd'hui ni demain, parce que nous n'étions pas d'accord avec cette guerre, mais nous sommes prêts à participer à la reconstruction de l'Etat de droit, à l'organisation d'élections autant que les autorités irakiennes nous le demanderont.
Et c'est aussi l'objet de ce travail que nous avons fait entre Européens, unanimes, les vingt-cinq pays européens, y compris ceux qui n'ont pas été d'accord avec cette guerre et ceux qui ont participé à cette guerre. Les vingt-cinq pays européens ont été unanimes vendredi pour faire une proposition pour accompagner la reconstruction économique et politique de l'Irak. Cela passe par la formation des forces de sécurité, par la formation de cadres administratifs, par l'annulation d'une partie de la dette, par un appui au développement régional.
Q - C'est ce que vous direz à la conférence de Charm el-Cheikh, cette conférence internationale sur l'Irak qui se prépare pour la fin novembre ?
R - Je vais aller à Charm el-Cheikh le 23 novembre avec l'espoir que cette conférence soit utile. Vous savez, nous voulons regarder devant nous, je l'ai dit à Colin Powell et le président de la République l'a répété au président Bush. Nous ne voulons pas regarder dans un rétroviseur, nous voulons sortir de ce trou noir de l'Irak, qui peut emporter, non seulement le Moyen-Orient mais toute cette grande région et peut-être une grande partie de la stabilité du monde avec lui. Il faut donc en sortir, c'est l'intérêt général. L'instabilité de l'Irak, l'instabilité du Proche-Orient, nous parlions tout à l'heure d'Israël et de la Palestine, c'est notre propre instabilité. Leur insécurité, c'est notre propre insécurité. Nous avons donc tous intérêt, désormais, à faire des efforts cohérents mais naturellement, cela passe par quelques conditions.
Q -Vous parlez d'unanimité, mais pardonnez-moi, on n'a pas eu le sentiment qu'il y avait une pleine unanimité, d'abord dans la manière d'aborder les autorités irakiennes. Apparemment, vingt-quatre ont reçu le Premier ministre irakien M. Iyad Allaoui, et le vingt-cinquième, la France, Jacques Chirac a laissé un fauteuil vide au moment où l'on accueillait le Premier ministre irakien. Deuxièmement, si je peux me permettre, Tony Blair a souhaité que les Européens soient plus réceptifs aux propositions américaines et je n'ai pas le sentiment que la France soit sur la même position que Tony Blair.
R - Vous parlez précisément de l'accord unanime qui a été donné à un programme pour accompagner la reconstruction politique et économique de l'Irak. Nous avons tous été d'accord pour faire cette proposition au Premier ministre irakien qui est venu nous rencontrer. J'en ai parlé moi-même avec le ministre des Affaires étrangères que j'ai reçu.
Mais, sur ce qui s'est passé avant, il reste des désaccords et peut-être une approche différente, notamment s'agissant des troupes qu'il faut ou qu'il ne faut pas envoyer en Irak. Je veux dire que lorsque M. Allaoui est venu vendredi, le siège de la France n'était pas vide. Jacques Chirac a dû, vous le savez, pour des raisons logiques, naturelles, se rendre dans les Emirats arabes unis.
Q - Mais, franchement, n'est-ce pas un peu la "langue de bois" ! Tout le monde en est conscient, il y a un différend et après tout, pourquoi ne pas le reconnaître ?
R - Pas du tout, et je veux être très sérieux, sur cette question comme sur les autres d'ailleurs, il faut être sérieux. Ce n'est pas un déplacement diplomatique, il y avait une sépulture, celle du Cheikh Zayed Ben Sultan Al Nahyan, qui était un ami du président de la République française depuis très longtemps, un personnage considérable dans le monde arabe, qui est décédé, et il était normal, je crois légitime, avant la fin du deuil, que le président de la République française aille saluer ses proches et sa mémoire. C'est ce qu'il est allé faire et le siège de la France n'est pas resté libre, je suis resté là et j'ai parlé assez clairement et nettement, devant M. Allaoui, pour lui dire notamment qu'il avait bien fait de venir à Bruxelles pour se rendre compte que les vingt-cinq pays européens qui étaient autour de cette table, que l'Union européenne n'était pas spectatrice de ce qui se passe en Irak.
Q - Et que lui avez-vous dit, en souvenir de ses propos, "La France vit dans le passé, elle a le complexe des otages français" ?
R - Je lui avais déjà dit, avant de le voir, que dans la situation tragique et très difficile qui est celle de l'Irak, tout le monde, y compris et d'abord le Premier ministre irakien, a autre chose à faire que de telles polémiques.
Q - Les otages français sont retenus depuis plus de deux mois, 80ème jour aujourd'hui, pourquoi cela bloque-t-il ? A-t-on quelque espoir que la situation se dénoue rapidement ?
R - Oui, 80 jours. Je pense tous les jours, toutes les heures à Christian Chesnot, à Georges Malbrunot, à leur chauffeur, à leurs familles qui sont extrêmement courageuses et dignes, je peux en témoigner. Je pense à leurs confrères qui sont très solidaires et nous continuons notre travail, dans des circonstances très difficiles, regardez l'actualité, écoutez vos radios, lisez vos journaux, tous les jours, des bombes, des attentats, tous les jours des enlèvements dont plusieurs se terminent tragiquement.
Q - Mais il y a aussi des libérations ?
R - Il y a aussi des libérations. Nous avons à faire à des groupes extrêmement disséminés, différents, qui ont des motivations différentes. Je demande simplement que l'on puisse travailler, continuer à travailler, comme on doit le faire dans de telles circonstances et vous devez vous souvenir qu'il y a eu, dans le passé, beaucoup d'enlèvements, dont certains ont duré très longtemps. Nous travaillons dans la discrétion, en nouant des fils, en rétablissant des contacts quand il ont été interrompus, et nous espérons toujours. Nous savons qu'ils étaient en vie il y a quelques jours, je pense qu'ils le sont toujours, nous continuons à travailler pour leur libération.
Q - Mais, sans vouloir aller à l'encontre de cette nécessaire discrétion, si vous pouvez affirmer, comme le gouvernement français le fait régulièrement, que les trois otages sont en bonne santé, cela signifie-t-il que vous avez une sorte de contact permanent avec les ravisseurs ?
R - Nous avons eu, à intervalles réguliers et certains ont été rendus publics - notamment au moment où j'avais établi, avec toutes nos équipes à qui je veux rendre hommage, un dialogue indirect avec les ravisseurs entre le 18 et le 29 septembre -, nous avons eu, durant cette période et après cette période, des preuves de vie de Christian Chesnot et de Georges Malbrunot. Nous avons, comme toujours, non pas des contacts directs, cela n'existe pas, mais des gens qui parlent et lorsqu'on a des gens qui nous parlent et qui nous disent tous séparément la même chose, nous avons une probabilité. Et c'est cette probabilité que j'exprime.
Q - Concernant la réélection de George Bush et sur le message de félicitations que Jacques Chirac lui a adressé en lui disant, je résume, nous ne pourrons trouver des réponses satisfaisantes aux défis actuels que sur la base d'un étroit partenariat transatlantique. A vos yeux, quelles sont les conditions et le contenu d'un tel partenariat, compte tenu des deux ou trois dernières années de frictions fortes entre la France et les Etats-Unis, et les Etats-Unis sont-ils prêts à s'engager dans cette démarche de recherche d'un vrai partenariat, de restauration d'un vrai partenariat ?
R - Je pense que c'est leur intérêt que de partager le poids, la responsabilité d'un certain nombre de solutions ou de défis. Il y a deux conditions pour répondre à votre question.
La première ne dépend pas des Américains et je n'ai jamais reproché aux Américains d'être forts. Et, naturellement, l'Amérique, qui vient de voter, est forte avec un président qui va affirmer cette force.
J'ai souvent regretté que les Européens soient faibles. Donc, la première condition ne dépend pas des Américains, elle dépend de nous. Aurons-nous confiance en nous-mêmes ? Serons-nous capables, avec les outils qui sont maintenant disponibles dans la Constitution européenne - on pourra peut-être en parler tout à l'heure, pourquoi faut-il voter cette Constitution -, d'être un acteur politique global ? Ou bien nous résolvons-nous à être simplement une sorte de puissance régionale avec un grand marché économique ? Moi, j'ai l'espoir, depuis que je suis engagé dans la politique, cela fait maintenant un certain temps, l'espoir d'une Europe européenne et d'une Europe politique.
Q - On va parler de l'Europe parce qu'il y a un certain nombre de dossiers importants sur l'Europe....
Aujourd'hui, avez-vous l'impression que c'est le cas ?
R - ... j'ai l'espoir d'une Europe européenne et d'une Europe politique.
Q - Avez-vous l'impression, par exemple, qu'à Bruxelles, c'est l'image qu'a donnée l'Europe après la réélection de George Bush. On a eu l'impression de certaines tensions, de certaines difficultés encore ?
R - Il y a toujours des tensions, des difficultés, des appréciations différentes sur tel ou tel sujet, parce que nous n'avons pas encore réellement de politique étrangère commune sur tous les sujets ; mais nous avons les outils.
Q - Est-ce la première condition cela ?
R - Ce que je veux dire - j'ai cité le Proche-Orient, l'Irak, l'Afrique - est que cela commence avec les Balkans. Nous commençons à avoir l'ébauche d'une vraie politique étrangère commune. Cela, c'est la première condition qui dépend de nous, elle est la plus importante, elle entraînera la seconde, qui est que les Américains aient à nouveau confiance dans ce dialogue transatlantique qui doit être un dialogue politique et pas seulement économique, qu'ils considèrent que l'Europe est le deuxième pied de cette Alliance. L'Alliance, ce n'est pas l'allégeance. L'Alliance exige de l'équilibre, du respect mutuel à condition, encore une fois, que nous le voulions nous-mêmes et que les Américains comprennent que c'est leur intérêt d'avoir ce dialogue politique. Donc, je vais travailler à ce dialogue.
Q - N'y a-t-il pas une troisième condition. Vous dites, il faut une politique étrangère forte, une politique de défense, vous oubliez une chose c'est que, si je comprends bien, pour qu'il y ait une politique étrangère forte, il ne faut pas que l'Europe soit faible ? Or, qu'est-ce qui s'est passé à Bruxelles ? On était là pour parler du projet de Lisbonne, d'Europe économique, d'Europe compétitive, l'ensemble le plus compétitif d'ici en 2010. On n'a pas les moyens d'une stratégie énergétique commune, pas de politique de recherche commune, pas de décision économique commune. Et on dit qu'il faudra revoir à la baisse l'horizon qu'on s'était fixé à Lisbonne. Vous trouvez que c'est une Europe forte ?
R - Vous pouvez toujours peindre tout en noir, et c'est peut-être votre liberté de journaliste de commenter les choses ainsi.
Q - Non, je m'adressais au commissaire, à l'ancien commissaire, à l'Européen convaincu que vous êtes ?
R - Voyez le chemin parcouru depuis Jean Monnet et Robert Schuman : un marché unique, une monnaie unique, une politique de concurrence, une politique commerciale, une politique agricole, une politique régionale qui sont communes et reconnues comme réelles et solides dans le monde entier.
Q - Je m'adresse à l'ancien commissaire. Est-ce que vous trouvez normal et légitime qu'on revoit à la baisse les objectifs de Lisbonne ?
R - Il ne suffit pas de les revoir à la baisse, il s'agit de les réaliser. Et peut-être, pour les réaliser plutôt que de faire une sorte de mosaïque de voeux pieux, il faut cibler ce qui est important. Qu'est-ce qui est important ? Ce n'est pas d'avoir une seule politique budgétaire et fiscale européenne mais peut-être d'échanger nos pratiques, de voir pourquoi certains pays réussissent mieux que d'autres. Pourquoi la Suède, l'Espagne, le Royaume-Uni, qui ont des gouvernements de gauche ou de droite d'ailleurs, ont-ils un taux de croissance supérieur ? Parce qu'ils ont fait des réformes structurelles. Pourquoi certains pays, la France et la Suède, ont-ils un taux de natalité plus élevé ? Permettez-moi d'insister un instant sur ce défi démographique, dont personne ne parle et qui est pourtant l'un des plus graves pour notre continent. Si les choses continuent ainsi, dans une trentaine d'années, c'est presque demain, il y aura 70 millions d'habitants en moins en Europe et pendant ce temps-là il y en aura 140 millions de plus de l'autre côté de la Méditerranée. Il y en aura un milliard de plus en Asie.
Q - Faites des enfants, dit Michel Barnier ce soir ? D'accord, on a bien entendu.
R - Faites des politiques de la petite enfance. Encourageons les couples à avoir autant d'enfants, effectivement, qu'ils ont envie d'en avoir alors qu'actuellement ils ont en moyenne un enfant de moins qu'ils ne le souhaiteraient.
Q - Vous ne dites pas ce que dit George Bush aux Américains, ce n'est pas tout à fait cela quand même ?
R - Non. Je ne dis pas cela. Je dis qu'on a intérêt à se préoccuper de cette question démographique qui est une source de faiblesse pour l'Europe. Autre faiblesse, la recherche. Je pense qu'une des priorités de nos budgets - et peut-être devrait-on réfléchir aux critères du pacte de stabilité en pensant à cela -, c'est la recherche. La recherche stratégique militaire qui est insuffisante - c'est un rapport de 1 à 7 par rapport aux Américains - et la recherche tout court. Oui, il faut faire davantage d'efforts sur les nouvelles technologies, sur tout ce qui touche à notre compétitivité, à travers le budget européen, c'est-à-dire un budget commun et à travers nos budgets nationaux qui gagneraient peut-être à être peut-être davantage coordonnés.
Q - On va rentrer dans le concret, puisque, j'ai envie de dire, ce que vous nous dites aujourd'hui est souvent répété mais souvent concrètement on ne voit pas la suite. Mais enfin, passons au référendum sur la Constitution, est-ce que vous êtes optimiste sur la ratification au niveau européen ? Est-ce que vous pouvez, est-ce que vous savez, est-ce que vous pouvez nous dire ce soir si la date du référendum en France est déjà à peu près dans les tuyaux ? Et comment sentez-vous l'opinion française ?
R - La date est dans les tuyaux puisque ce sera en 2005.
Q - D'accord. Soyons un peu plus précis. C'est tout ?
R - Pour le reste, ce sera pour le printemps et la fin de l'année. Je ne peux pas en dire davantage parce que nous avons une condition préalable, qui est celle de la vérification par le Conseil constitutionnel français de ce texte par rapport à notre propre Constitution. Cela peut prendre plusieurs mois.
Q - On entend le mois de février, c'est possible ? Dès février, mars c'est possible ?
R - Après, il y a des délais réglementaires pour organiser une campagne référendaire. Il y a donc un choix qui appartient au président de la République. Franchement, laissez-le choisir cette date. Jacques Chirac a pris cette décision très importante de proposer que le peuple se prononce sur ce texte constitutionnel et cela vaut le coup. Je crois que c'était un risque nécessaire que d'avoir sur ce texte - qui est un texte européen - un vrai débat sur la France en Europe et la construction du projet européen.
Q - A titre personnel, vous pensez qu'il faudrait faire ce référendum dès que possible, c'est-à-dire avant l'été pour qu'il soit derrière nous et qu'on puisse avancer ?
R - Quand on l'aura fait, il sera derrière nous.
Q - Pour le moment, il est devant nous ? Faire durer pendant des mois et des mois ?
R - Pour l'instant, il est devant nous. Je voudrais simplement dire que je ne veux pas qu'on se précipite en bâclant le débat. Moi, je n'ai pas peur de ce débat. Je souhaite qu'il ait lieu d'ailleurs. Je suis assez frappé de la qualité du débat qui a lieu au sein du parti socialiste aujourd'hui. Je dirais qu'il faudrait un débat de cette nature dans l'ensemble du pays avec tous les Français et cela prendra du temps.
Q - Le PS fait le boulot au fond ?
R - Le PS fait son boulot. J'espère franchement - et c'est sa responsabilité -qu'il prendra une décision conforme à l'héritage européen d'un François Mitterrand, ou d'un Jacques Delors.
Q - Vous pensez que ce sera le cas ? Vous sentez le "oui" au PS ?
R - Je ne peux pas dire. Laissons les socialistes délibérer, c'est leur affaire.
Q - L'UMP doit faire pareil ?
R - Mais leur choix est très important. L'UMP, les autres partis, doivent construire un vrai débat européen et qu'on cesse dans ce pays, au fond, de faire l'Europe pour les citoyens, mais sans eux. Je vais donc me battre et souhaiter qu'on prenne le temps d'un vrai débat, avec Claudie Haigneré et sous l'autorité du Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin.
Q - ministre déléguée aux Affaires européennes ?
R - Avec Claudie Haigneré, qui est auprès de moi chargée des questions européennes, nous sommes en train de préparer les éléments d'un débat républicain et pluraliste parce qu'il faut un temps de débat républicain et objectif pour expliquer, non pas faire de la propagande, mais expliquer. Et puis, après, viendra le temps du débat pour le référendum lui-même. Tout cela prend un peu de temps. Voilà pourquoi je crois qu'il ne faut pas confondre hâte et précipitation.
Q - Vous croyez qu'on peut avoir un bon débat sur la règle commune de notre maison européenne, la Constitution, sans avoir un bon débat en même temps sur l'espace de cette maison, ses contours, c'est-à-dire savoir s'il faut y inclure ou non la Turquie ?
R - On parlera de tout dans ce débat. Je ne suis pas du tout gêné ou ennuyé que l'on parle des frontières, et même des frontières définitives de l'Union européenne. Qu'est-ce que la question turque pose comme question ? Elle pose la question de la frontière définitive de l'Union au sud-est de l'Europe. L'autre jour, j'ai fait sourire parce que j'ai montré une carte, que j'aurais pu apporter ce soir, de l'Europe. Que vous soyez pour la Turquie ou contre la Turquie dans l'Europe, il y a une chose que vous ne changerez pas, c'est l'endroit où la Turquie se trouve. Elle se trouve là. Une petite partie en Europe, une grande partie de l'autre côté du Bosphore. Et elle est définitivement là si je puis dire. Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que la question est de savoir si on veut que cette frontière définitive soit une frontière interne ou externe ? A titre personnel - et je suis prêt à le dire et à le démontrer -, je pense que dans le temps, la question ne se pose pas pour demain, elle se pose pour dans 10 ou 15 ans. Dans le temps, notre intérêt, je dis bien notre intérêt, en terme de stabilité et de paix, c'est que la Turquie soit une frontière interne, qu'elle soit démocratique, qu'elle soit stable et qu'elle soit développée, plutôt que d'être une frontière externe, instable, peut-être moins démocratique et en tout cas beaucoup plus pauvre. Voilà ce que je pense. C'est l'intérêt de l'Europe et c'est l'intérêt de la Turquie. Mais cette question n'est pas pour demain. La question qui est posée aujourd'hui, c'est : est-ce qu'on va ouvrir des négociations d'adhésion avec la Turquie dont l'issue n'est pas écrite d'avance ?
Q - Le 17 décembre prochain ?
R - Le 17 décembre prochain, les chefs d'Etat vont dire "est-ce qu'on ouvre ou pas des négociations d'adhésion avec la Turquie qui n'ont jamais été ouvertes, bien qu'on dialogue avec ce grand pays ?"
Q - Vous souhaitez que cela soit pour 2005, précisément que le 17 décembre on dise "oui" pour 2005 ?
R - Il faudra donner une date, ce sera 2005, début 2006. Ce sont les chefs d'Etat qui décideront. Après, cette négociation va prendre beaucoup de temps. Je peux dire que le scénario n'est pas écrit d'avance.
Q - Comme vous dites, le scénario n'est pas écrit d'avance, certains disent qu'il est écrit d'avance, par exemple M. Schröder dit "si nous débutons une négociation d'adhésion".
R - Certains - et le président de la République l'a dit lui-même - souhaitent en effet qu'on aille au bout et qu'au bout il y ait une adhésion, dans les conditions qui sont prévues par le Traité, parce que ce n'est pas naturellement l'Union européenne qui adhère à la Turquie. C'est la Turquie qui adhère à l'Union européenne et qui respectera toutes les conditions, y compris les conditions démocratiques et économiques. Nous n'en sommes pas là. Voilà pourquoi la Turquie n'est pas prête aujourd'hui.
Q - Michel Barnier, vous parlez du président. Il a dit "mon voeu le plus cher est l'adhésion de la Turquie", en tout cas cela a été entendu ainsi et cela a créé des réactions assez vives au sein de l'UMP, qui est plutôt à cette heure-ci hostile à cette adhésion. Est-ce que ces positions sont conciliables ? Comment vous voyez ce débat entre le président de la République et son propre parti sur une question aussi importante ?
R - Le président de la République a une responsabilité. D'abord, c'est de tenir la parole de la France depuis 1963. Le général de Gaulle était président de la République, M. Adenauer, chrétien démocrate, était le chancelier allemand, un dialogue a été noué avec la Turquie et je vous invite à relire les discours du général de Gaulle à cette époque, expliquant pourquoi ce grand pays, qui est là, devait être engagé dans un dialogue avec le continent européen dont il est si proche par sa géographie et par sa culture aussi, en grande partie, et par son histoire. Nous avons des raisons de tenir cette parole et Jacques Chirac le premier, puisqu'il est le co-responsable de cette parole qu'a donnée la France. Puis, il a cette vision, dont j'ai essayé de vous parler, de la stabilité, de la sécurité de notre continent.
Q - Mais les autres, ils font de la démagogie quand ils sont contre. Est-ce qu'ils sont anti-musulmans, comme disent certains ? Comment vous analysez cette position contre l'adhésion de la Turquie ? Vos propres amis de l'UMP ?
R - Oui. Il y a beaucoup de débats au sein du PS, dans l'UMP, parmi les centristes. Probablement beaucoup de "non-dits" aussi. L'idée que ce pays soit un pays musulman, probablement, est une partie du problème. Je réponds à cela que le critère de la religion n'a jamais été un critère pour l'adhésion à l'Union européenne. Nous sommes une construction politique et laïque et nous devons le rester. Ce qui est en cause, c'est : est-ce que ce pays respecte les critères démocratiques, le respect des minorités, les droits des femmes, les Droits de l'Homme en général, le pluralisme ? Respecte-t-il les critères économiques très nombreux et très durs ? Tout cela n'est pas prouvé. Voilà pourquoi il faut beaucoup de temps - et il faudra beaucoup de temps - avec une issue qui n'est pas encore écrite d'avance et qui sera vérifiée au fur et à mesure.
Q - Il nous reste trois minutes pour évoquer prolonger avec un mot sur la Turquie, parce que la crainte est quand même que l'entrée éventuelle et à long terme ou à horizon lointain de la Turquie, ne modifie la nature même de l'Europe. Est-ce que cela vous paraît un argument crédible, audible, ou bien un fantasme ?
R - Mais derrière cette réflexion ou cette inquiétude il y a naturellement, vous le voyez bien, la question religieuse ou la question culturelle qui, pour moi, ne fait pas partie
Q - Il y a aussi une question de poids démographique, d'écart économique ?
R - Oui. Il y a d'autres grands pays dans l'Union et ne cherchons pas à faire peur. Je voudrais dire tout de même que, là aussi, le président de la République a pris un engagement qui sera d'ailleurs précisé et confirmé. C'est que, le moment venu, ce seront les Français eux-mêmes, chacune et chacun de nous qui nous écoutent, qui auront à se prononcer pour l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.
(...)
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 novembre 2004)