Entretien de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, avec Europe 1 le 16 novembre 2004, sur la crise en Côte d'Ivoire et l'adoption de sanctions à l'ONU contre ce pays, le décès de Yasser Arafat, les relations franco-américaines et le sort des otages français en Irak.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q - A New York cette nuit, ce fut un succès de la diplomatie française...
R - Ce n'est pas un succès de la diplomatie française, c'est un succès du droit international dans le cadre des Nations unies.
Q - Laissez-moi dire que l'ONU a infligé des sanctions à la Côte d'Ivoire, à l'unanimité et après que les Etats africains l'aient demandé également.
De quoi s'agit-il ? D'abord, 13 mois d'embargo immédiat sur les armes, cela veut dire que personne ne doit vendre quelque arme que se soit à la Côte d'Ivoire ?
R - Cela veut dire qu'il faut, dans ce pays, faire taire les armes de manière durable et si personne ne le comprend spontanément, ou si certains ne le comprennent pas spontanément, alors, il faut que cela soit imposé. C'est ce qu'ont voulu dire les membres unanimes du Conseil de sécurité. C'est un succès du droit international dans le cadre duquel nous nous inscrivons en Côte d'Ivoire comme partout et, s'agissant de ce pays, depuis le début de cette crise qui est assez ancienne, nous sommes bien dans le cadre du droit international et des Nations unies.
Q - Si la Côte d'Ivoire rachète, pourtant, des avions et des hélicoptères, l'ONU a-t-elle le droit, elle-même ou avec l'armée française de détruire ces avions au sol ?
R - La question ne se posera pas puisque cette résolution interdit à tout pays de vendre des armes à la Côte d'Ivoire.
Q - Même, des petits pays qui trafiquent volontiers les armes de telle ou telle nature ?
R - Je ne fais pas de procès d'intention. Cette résolution n'est pas une résolution d'humeur ni une résolution punitive, elle s'inscrit dans le cadre d'un très long processus qui est celui de la politique du dialogue, du droit international plutôt que celui du conflit et des armes. Donc, personne ne pourra vendre d'armes et ce n'est pas par des armes, par des opérations militaires, les uns contre les autres, que l'on aboutira à un règlement durable en Côte d'Ivoire, c'est par le dialogue politique entre tous ceux qui se sont battus et qui doivent retrouver le chemin des élections, le chemin du désarmement, le chemin de l'unité de leur pays et celui du progrès qu'attendent les Ivoiriens en réalité.
Q - Cette nuit, vous disiez à l'Assemblée nationale que la situation était extrêmement préoccupante aujourd'hui. En quoi ?
R - Bien sûr que la situation est très préoccupante. On vient de voir des soldats français tués de manière délibérée, des exactions absolument inadmissibles - et il faudra bien d'ailleurs que ceux qui les ont commis rendent des comptes - on a vu des milliers de Français et d'Européens quitter la Côte d'Ivoire, c'est terrible pour un pays que les gens n'aient plus confiance au point de devoir partir, pour la plupart d'entre eux définitivement. Cette situation est donc extrêmement préoccupante.
Q - Au passage, on dit que certains ressortissants français n'ont pas pu rentrer, s'il s'avérait nécessaire de rapatrier d'autres Français qui le voudraient, y aurait-il d'autres avions pour le faire ?
R - Parmi les Français, les Européens, tous ceux qui veulent, qui choisissent de partir, parce qu'ils ne sont plus en sécurité, parce qu'ils sont inquiets, tout ceux-là pourront le faire, comme ils ont pu le faire depuis quelques jours.
Cela me permet d'ailleurs de dire, au-delà des soldats français qui ont fait un formidable travail sur place, un mot de remerciement aux diplomates, aux fonctionnaires à Abidjan, à Paris au Quai d'Orsay, à Roissy. Je suis allé, avant-hier, encourager les équipes qui font un travail incroyable, avec la volonté pour accueillir ces gens.
Q - Même des bénévoles ?
R - Beaucoup de bénévoles, en effet, font un travail formidable pour accueillir nos compatriotes et tous les autres, qui reviennent dans des situations très difficiles pour certains.
Q - Alors, la résolution 1572 des Nations unies de cette nuit, c'est aussi une pression pour aboutir à une nouvelle réunion et pour essayer d'appliquer les Accords de Marcoussis ?
R - C'est une pression très forte, solennelle, unanime et internationale sur tous ceux qui ont une part de responsabilité et qui ont la tentation de se battre, pour qu'ils retrouvent le chemin du dialogue politique.
Ils l'avaient trouvé difficilement. Ces Accords de Marcoussis sont très fragiles, mais ils sont très utiles, l'esprit de Marcoussis est toujours là, c'est l'esprit des élections, du désarmement, du dialogue politique.
Q - Avec toutes les parties concernées, y compris celles que l'on appelle "les forces nouvelles" ou celles que l'on appelle à Abidjan," les rebelles", toutes les parties ?
R - Ce dialogue politique doit être mené avec toutes les parties vers lesquelles on engage un processus de politisation plutôt que de les laisser se durcir. Vous savez, il y a eu d'autres crises en Afrique où l'on n'a pas tenté cette politisation des rebelles et on a vu des drames épouvantables. Là, nous avons obligé tout le monde à se mettre autour d'une table et il faut maintenant que cet esprit de Marcoussis, des élections et le désarmement des rebelles, soit rétabli.
Q - Lorsque vous dites les élections, cela veut dire des élections présidentielles prévues pour 2005 ?
R - Des élections présidentielles ouvertes à tous ceux qui voudront se présenter, librement et démocratiquement. On ne sortira de cette crise que par la démocratie et par la politique, et les principes que nous avons appliqués dans cette affaire, le "logiciel" si je puis dire de la diplomatie française sous l'autorité du président de la République, a toujours été le même. La légitimité des institutions de ce pays, comme des autres, par la démocratie et par les élections, la stabilité, la sécurité des citoyens, la stabilité régionale, l'unité territoriale.
Q - D'accord, mais il faut que la principale partie concernée c'est-à-dire le président Gbagbo le veuille ?
R - En effet, il faut que le président Gbagbo qui a une responsabilité majeure, puisqu'il est le chef de l'Etat, le veuille et il faudra aussi que les autres le veuillent. Nous invitons donc, et c'est le sens de cette résolution, tous les protagonistes à retrouver le chemin du dialogue et de la politique.
Q - Les Palestiniens et l'opinion arabe sont de plus en plus persuadés que Yasser Arafat est mort empoisonné. Qu'en pensez-vous ? Démentez-vous ?
R - Vous connaissez la règle très importante pour tout citoyen, toute personne susceptible d'être malade, pour sa famille, qui est celle du secret médical ; cette règle protège tous les citoyens, les plus célèbres ou les plus anonymes et il est très important de la respecter. Vous avez également entendu tous ceux qui ont reçu une information précise des médecins, je pense à la délégation palestinienne qui est venue mardi dernier et qui a longuement rencontré l'équipe médicale qui soignait Yasser Arafat. J'ai entendu mon collègue, Nabil Chaath, le ministre palestinien des Affaires étrangères de Palestine, dire de manière très certaine que cette thèse de l'empoisonnement ne tenait pas.
Je ne peux pas dire autre chose que ce qu'a dit le ministre palestinien des Affaires étrangères.
Q - Parce que c'est une affaire d'Etat, on dit secret médical, s'il y avait un empoisonnement et si la France le sait, vrai ou faux, il faut arrêter les rumeurs ?
R - Le dossier médical de Yasser Arafat sera transmis, conformément à la loi et aux règles aux ayant-droit qui le demanderont, je dis bien aux membres de la famille, à tous les ayant-droit.
Q - Mais, pour protéger les médecins français et éviter les soupçons, demandez-vous à Mme Arafat, discrètement, gentiment, de publier elle-même l'essentiel du dossier médical du héros palestinien ?
R - La famille de Yasser Arafat a la liberté de faire ce qu'elle souhaite, selon notre législation et je pense qu'il faut la préserver, dans ce cas comme dans tout autre, car tout le monde est concerné par le secret médical.
Q - Vous connaissez Colin Powell, il s'en va, allez-vous le regretter ? Lui avez-vous téléphoné ? Le ferez-vous ?
R - J'ai eu Colin Powell plusieurs fois au téléphone ces jours derniers sur la crise ivoirienne, sur un dossier très important qui a progressé hier, et concernant l'Iran, c'est-à-dire la non-prolifération dans cette région du Moyen-Orient, un accord très important sur lequel j'ai beaucoup travaillé avec mon collègue britannique et mon collègue allemand pour obtenir l'arrêt des opérations d'enrichissement d'uranium à des fins militaires en Iran.
Oui, j'ai eu Colin Powell, oui, j'ai eu, depuis 8 mois, des relations amicales très franches avec lui, c'est un homme qui est un vrai professionnel de la diplomatie, il avait un sens très sûr des rapports de forces et il n'y avait jamais d'arrogance chez Colin Powell ; il avait toujours la volonté de convaincre, de faire avancer les questions qui nous préoccupaient tous. Je veux donc, grâce à vous et à travers l'Atlantique, lui dire cela pour le remercier et lui souhaiter de bonnes futures étapes dans sa vie.
Q - Apparemment, cela va changer avec Condoleezza Rice, vous dites que Colin Powell n'était pas arrogant, mais elle sera nommée probablement aujourd'hui et lors de la guerre d'Irak, elle passait pour une opposante à la France. Elle a un peu changé, son homologue à Paris, Maurice Gourdault-Montagne la connaît bien, vous le connaissez vous-même, vous dit-il qu'elle est toujours aussi hostile en France ou qu'elle va évoluer ?
R - Je ne veux pas faire de procès d'intention aux dirigeants américains. Condy Rice est une femme qui a du caractère, c'est le moins que l'on puisse dire. Elle a tenu son rôle, elle était conseillère chargée de la sécurité, et nous avons eu, comme vous l'avez dit, le Conseiller diplomatique du chef de l'Etat a eu des relations très régulières avec elle.
Si elle était nommée, et je ne peux pas dire les choses à la place du président Bush, nous continuerions à avoir les mêmes relations.
Vous savez, avec les Etats-Unis, le moment est venu, en regardant devant nous, de rebâtir, de rénover cette relation transatlantique et de manière équilibrée entre Européens et Américains. Je crois que c'est notre intérêt commun de faire face ensemble aux défis de ce monde d'aujourd'hui.
Q - Mais, il vaut mieux être Européens, forts et unis au passage.
R - Je pense que, dans ce cas comme dans d'autres, il vaut mieux que les Américains aient, en face d'eux, une Europe qui parle d'une seule voix.
Q - Monsieur Barnier, je ne peux pas ne pas vous demander des nouvelles des deux otages français, Christian Chesnot, Georges Malbrunot et peut-être même du chauffeur syrien qui était avec eux et qui, apparemment a été retrouvé par les Américains.
R - Oui, les Américains, dans le cadre des opérations de Falloujah ont découvert, menotté, prisonnier dans un sous-sol, Mohamed al-Joundi. Franchement, je me réjouis pour lui, pour sa famille, de cette libération.
Nous avons aussitôt demandé aux Etats-Unis la possibilité d'entrer en contact avec Mohamed al-Joundi ; nous attendons avec impatience que cela soit possible.
Q - C'est-à-dire donc que les Américains le gardent ?
R - Nous attendons de pouvoir le rencontrer et j'espère que cela sera possible dans les meilleurs délais. Pour le reste, je pense 24 heures sur 24 à Christian Chesnot et à Georges Malbrunot. Nous continuerons jusqu'à leur libération nos efforts pour nouer des fils, pour établir des contacts et vérifier les informations nombreuses que nous recevons, dans une situation, à Bagdad et en Irak, qui est extrêmement complexe et dangereuse vous le voyez bien tous les jours.
Nous poursuivons ces contacts avec discrétion parce que je continue à penser que c'est la meilleure garantie pour leur sécurité.
Q - Est-ce une manière de dire que l'on ne sait pas grand chose ?
R - Nous savons un certain nombre de choses, nous avons un certain nombre de contacts, mais nous devons vérifier ces contacts et nouer des fils donc, nous continuons à travailler.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 novembre 2004)