Interview de M. Jean-Michel Lemétayer, président de la FNSEA, à Europe 1 le 7 décembre 2004, sur la crise de la viticulture, la position de la FNSEA sur la constitution de l'Europe et les engagements du monde agricole pour la lutte contre la pollution.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q- Cela recommence : demain, les viticulteurs vont manifester dans plusieurs villes de France. Croyez-vous qu'ils vont être nombreux ?
R- Ils seront très nombreux à Avignon, à Bordeaux, à Mâcon notamment.
Il y a un réel problème dans le secteur de la viticulture.
Q-Leur demandez-vous de défiler sans casse, cette fois ?
R- Bien sûr, parce que nous voulons être compris de l'opinion publique, des consommateurs et entendus par le Gouvernement. Et je suis convaincu que ce n'est pas avec de la casse que l'on est le mieux entendu. Je veux que l'on comprenne les problèmes des viticulteurs.
Q-Vous serez vous-même à Avignon, en tête de cortège. Et j'ai vu que les viticulteurs ont prévu de défiler avec des vêtements et des brassards noirs ?
R- Oui, parce que j'aimerais bien que ce ne soit pas le deuil de la viticulture. Mais on a un peu l'impression, avec toutes les campagnes que nous subissons contre la viticulture et contre le produit, le vin, que l'on veut faire le deuil d'un secteur de production qui est très important pour notre pays, qui est la vie même de nombreux départements et de nombreuses régions.
Q-Mais la tenue en noire... Ne croyez-vous pas que ce sont les familles qui sont victimes d'accidents de la route, provoqués par les alcools, qui ont des raisons d'être en noir et de porter le deuil ? N'est-ce pas choquant ou indécent même, cette couleur, dans une manifestation ?
R- Bien sûr, vous avez raison de penser aux familles et à toutes les campagnes contre l'alcool, parce qu'il est évident que nous sommes également contre ces abus de consommation d'alcool, qui font que sur les routes, il y a des exagérations. Mais quand je vois des pages entières de publicité, comme c'était le cas pour des marques de whisky, hier, dans le journal - je ne devrais pas faire de publicité - L'Equipe...
Q- "My whisky is irish", avec la formule hypocrite "l'abus d'alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération"...
R- J'aimerais que l'on parle de promotion de notre vin, de nos terroirs, de ce que cela représente pour la table, pour le goût, pour la convivialité, de ce qu'apporte le vin. Quand on a cette divergence de vue avec P. Douste-Blazy, qui engage d'autres campagnes de publicité, qui dit qu'après trois verres de vin, on risque le cancer, vous savez, les viticulteurs se demandent si on ne les accusent pas d'être des criminels... Ce genre de campagnes n'est pas supportable. Nous voulons faire la promotion de produits dont tous les consommateurs savent que, quand on les consomme avec modération, il n'y a pas de risques. Et ce qui me gêne, c'est que M. Douste-Blazy parle avec trop d'exagération de ce dont il faut parler avec modération.
Q-Mais lui est en charge de la santé publique, il est dans son rôle. Il a à défendre les conséquences de la boisson pour les femmes enceintes, pour les jeunes...
R- Bien sûr, mais nous n'avons jamais été opposés aux campagnes de prévention, à toutes les précautions qu'il faut prendre. Mais entre cela et faire peur... Peut-être y a-t-il des études scientifiques, mais j'ai aussi vu d'autres études scientifiques où l'on dit que le vin, c'est bon, ne serait que pour le cholestérol ou autre chose. Il faudrait donc être un peu plus modéré dans les propos, qu'il y ait plus de dialogue entre les organisations qui veulent lutter contre l'alcool sur les routes. Nous y sommes prêts, mais nous devons pouvoir parler du vin français et de ce qu'il représente pour notre pays, pour les viticulteurs, simplement le plaisir de la table. Et ça, ce n'est pas engager les gens dans l'alcoolisme.
Q-Vous voulez parler d'une tradition, une culture, un rôle dans l'économie. Mais on voit bien que les viticulteurs s'en prennent à deux ministres qui défendent la collectivité, G. de Robien pour la sécurité routière et P. Douste-Blazy pour la santé...
R- Mais on n'a pas envie de s'en prendre aux ministres : on a envie de parler clairement des choses autour de la table. Et aujourd'hui, il y a un vrai problème dans la viticulture, qui est l'objet de ces manifestations. Il y a un secteur en crise. Il nous faut des mesures structurelles, parce qu'il faudra bien évidemment adapter le vignoble aux besoins du marché. C'est de cela dont on a envie de parler... Il faudra aussi des mesures à court terme, parce que la crise est là et qu'il faut aider à la trésorerie chez les viticulteurs.
Q-N'y a-t-il pas des reconversions nécessaires que la FNSEA devrait encourager ?
R- Il faut bien entendu restructurer le vignoble, pour adapter notre offre à la demande. Mais notre offre, il faut aussi la défendre sur nos marchés. Je pense au marché intérieur mais aussi à l'exportation. L'année dernière, nous avons perdu 5 % de parts de marché à l'exportation. Il faut aussi nous battre que les vins du Nouveau monde...
Q-Mais ça, c'est votre problème, à vous les viticulteurs et le monde agricole ! C'est vrai qu'il y a de la concurrence, qu'il y a des vins étrangers de qualité ! On copie le savoir-faire français.
R- Mais c'est aussi l'action même du Gouvernement, s'il veut défendre l'ensemble de ses productions. Quand je parle de mettre les moyens en matière de promotion à l'exportation, c'est aussi pour être plus performant sur des marchés où le vin n'est peut-être pas aussi attaqué qu'il peut l'être chez nous.
Q-Vous allez rencontrer une première fois le nouveau ministre de l'Agriculture, D. Bussereau. En plus de son écoute, qu'est-ce que vous en attendez ?
R- Eh bien, qu'il redonne espoir au monde paysan. Le monde agricole est en manque de repères. Il y a un manque de lisibilité. Nous allons mettre en uvre la nouvelle politique agricole décidée à Luxembourg l'an dernier. L'agriculteur ne sait plus où il en est. Il sait qu'il va avoir une réforme complexe, où on lui demande d'appliquer de nouvelles règles, de nouveaux règlements. On parlait de simplifications, alors qu'en fait...
Q-On va l'aider avec une loi de modernisation agricole...
R- Je l'espère. J'espère que D. Bussereau va reprendre immédiatement le flambeau de la loi, que je préfèrerais d'ailleurs "d'orientation" et pas "de modernisation". L'agriculture est moderne. Il faut réorienter, donner de nouvelles lignes directrices à notre agriculture et c'est ce que j'attends de D. Bussereau.
Q-Quels sont les domaines qui portent en eux, aujourd'hui, de prochains risques de crise et de difficulté ?
R- Evidemment, la crise viticole, on vient d'en parler. Mais nous ne sommes pas sortis de la crise des légumes : toute l'année, on a vécu cette crise, la plus récente étant celle des choux-fleurs. Mais je crains aussi beaucoup pour le secteur laitier, où un accord a été difficilement trouvé entre les producteurs et les entreprises au cours de l'été. Mais je crains que cela soit mis à mal en tout début 2005, alors que nous sommes normalement dans un secteur protégé, qui devrait donner des perspectives aux producteurs.
Q-Est-ce qu'il arrivera un jour où vous ne vous plaindrez pas ?
R- Mais je n'ai pas envie de me plaindre ! J'ai envie que l'on redonne des chances, notamment aux jeunes. Pourquoi y a-t-il aussi peu d'installations dans l'agriculture en ce moment ? Si on gagnait bien notre vie, cela se saurait ! S'il y avait de réelles perspectives, cela se saurait ! J'ai envie que les jeunes, qui aujourd'hui sont en formation agricole, aient envie d'être agriculteurs demain.
Q-Vous parlez de crise. H. Gaymard, si je me souviens bien, avait dit à Europe 1 un matin, vouloir obtenir de l'Europe qu'elle crée des mécanismes de gestion de crise secteur par secteur. Souhaitez-vous que son successeur s'efforce de convaincre les Européens d'y arriver, parce que, jusqu'à présent, cela ne s'est pas fait ?
R- C'est plus qu'une nécessité. La question que je me pose, c'est pourquoi l'a-t-on abandonnée ? On a abandonné tous les moyens de mieux gérer nos marchés, de mieux réguler l'offre. Et aujourd'hui, on est en train de pleurer après des mécanismes de gestion de crise ! Si nous n'avions pas tout abandonné, nous aurions pu agir sur les crises des fruits et légumes cet été. Nous pourrions agir sur la crise viticole aujourd'hui, en mettant des moyens pour le stockage, pour éventuellement distiller. Il est donc urgent que D. Bussereau obtienne de Bruxelles ces mécanismes de gestion de crise.
Q-Voilà, il va entendre le message ce matin. La campagne pour le référendum national 2005 sur la Constitution de l'Europe, vous voyez bien qu'elle est partie. Elle commence vivement. Direz-vous aux agriculteurs que la future Europe, avec ses nouvelles institutions, est bonne pour eux ?
R- Si la question est de voter "pour ou contre" l'Europe, dans le contexte actuel de la conjoncture, je crains que le monde agricole votre contre l'Europe.
Q-Chantage, chantage...
R- "Chantage", non. Moi, je suis le premier à penser que nous avons besoin de l'Europe. L'agriculture a toujours besoin de ce marché européen.
Q-Alors, vous, à titre personnel ?
R- A titre personnel, je l'ai dit, je le redis ce matin, je voterai la Constitution, parce que je pense que notre Europe a besoin d'avancer encore, de règles du jeu entre les différentes institutions : le rôle du Parlement, le rôle des ministres, le rôle de la Commission, moins de pouvoir peut-être à la Commission, plus de pouvoir au politique.
Q-Qui m'aime me suive, dit Lemétayer ce matin à ses agriculteurs ?
R- Non, je ne dis pas cela. Chaque agriculteur sera libre de voter comme il l'entend. Mais nous avons encore besoin de l'Europe en agriculture.
Q-A Bueno Aires, vient de s'ouvrir la dixième conférence de l'ONU sur le climat, à deux mois de l'application du protocole de Kyoto. Quelles solutions le monde agricole français veut-il apporter à la lutte contre toutes les pollutions ?
R- Mais nous sommes très engagés dans toutes ces politiques environnementales, et je pense que quand on a un dossier sur la table comme celui des biocarburants, on a envie qu'il avance parce qu'il fait partie de ces grands chantiers, de ces dossiers qui nous permettent justement de montrer notre détermination à aller dans ce sens.
Q-Qui bloque les biocarburants ?
R- Le Premier ministre a annoncé le triplement des moyens de production. Et je voudrais qu'il arbitre définitivement...
Q-Entre qui et qui ?
R- Entre les pétroliers et le monde agricole, parce que nous voulons le développement et de l'Ethanol et du Diesther et pas de l'un plutôt que l'autre.
Q-Et cela servirait à quoi ?
R- A faire en sorte déjà à réduire un tout petit peu notre dépendance en matière d'énergie, parce que vous savez, 5 % - puisque c'est cela les enjeux de Kyoto - 5 % de plus d'Ethanol dans l'essence, c'est un peu réduire notre dépendance énergétique.
Q-Un mot : c'est l'hiver, et quand l'hiver vient, que les pauvres montrent, comme en ce moment leur dénuement et parfois leur désespoir, pourquoi les agriculteurs n'aident-ils pas davantage les banques alimentaires et les Restos du coeur, au lieu de, parfois, jeter, et même toute l'année, leurs surproductions ? !
R- C'est vrai que c'est paradoxal, et je n'ai pas envie qu'ils jettent, j'ai envie que l'on aide plus. On le fait déjà beaucoup et cela ne se sait pas. Mais c'est vrai qu'il faudrait que nos filières agricoles fassent encore plus pour les plus démunis.
Q-Vous les alertez, là, ce matin ?
R- Je les appelle à faire toujours mieux...
Q-Puisque vous dites : "il faut qu'elles fassent". Mais elles font si vous voulez ?
R- Non mais elles font, il faut qu'elles le fassent savoir, il faut qu'elles fassent savoir ce qu'elles font, et on peut encore faire mieux en structurant notre démarche filière, notre démarche dans les différentes productions qui permettent de mieux servir les plus démunis.
Q-Merci d'être venu, c'est bien que vous fassiez entendre. Et surtout demain, pas de casse, d'accord ?
R- Bien sûr, ce sera dans le calme.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 10 décembre 2004)