Discours de M. Jean-Marc Ayrault, président du groupe socialiste à l'Assemblée nationale, à l'Assemblée nationale le 27 juillet 2004, et interview à "RTL" le 27 juillet 2004, sur les raisons du dépôt d'une motion de censure en réponse à l'utilisation par le gouvernement de l'article 49.3 de la Constitution, mettant fin aux débats sur le projet de loi sur la décentralistion.

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Circonstance : Discussion et vote sur la motion de censure déposée en application de l'article 49, alinea 3 de la Constitution par Jean-Marc Ayrault et 124 membres de l'Assemblée nationale le 27 juillet 2004

Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

R. Arzt - 4.600 amendements déposés par le Parti socialiste sur le projet de loi de décentralisation présenté par le Gouvernement. On peut comprendre que J.-P. Raffarin, qui veut faire adopter cette réforme, ait recours à cet article 49-3. Il dit qu'il a voulu couper court à une stratégie d'obstruction.
R - "Je crois que J.-P. Raffarin voulait de toute façon faire passer ce texte avant la fin de la session extraordinaire du Parlement en juillet. Et donc, il se sert de ça comme prétexte. Pour nous, c'était le moyen d'obtenir un vrai débat. Et C. Clerc vient de le dire, cette réforme n'en est pas une. Ce sera encore plus compliqué qu'avant pour les Français. On ne sait pas exactement ce qui va se passer, qui décide quoi. Donc, c'est pas la réforme qu'il fallait. Il fallait une réforme, il fallait une nouvelle étape de la décentralisation, mais c'est certainement pas comme cela qu'il fallait s'y prendre. On est très très loin de "la mère des réformes" dont parlait J.-P. Raffarin. Donc, ce 49-3 mérite une censure. Mais au-delà, c'est toute la politique du Gouvernement que nous voulons censurer."
R. Arzt - Quand même un mot sur le texte lui-même : c'est une loi qui renforce les pouvoirs des régions et des départements. Alors que la gauche a remporté les élections régionales et cantonales, cela devrait vous plaire !
R - "Il y a un petit parfum de revanche électorale dans cette volonté de passer en force, ça, c'est certain. Mais au-delà de cela, nous n'avons pas cessé de dire, depuis des mois et des mois, qu'il faut une nouvelle étape de la décentralisation. C'est-à-dire rapprocher le pouvoir des Français, c'est une bonne chose, mais dans des conditions de plus grande clarté. Donc, on voit aujourd'hui qu'on ne sait plus qui va décider quoi. Mais surtout, ce qui est important, c'est qu'il y a un énorme transfert financier de l'Etat vers les collectivités locales, vers les départements, les régions et les communes. C'est à peu près onze milliards d'euros ; c'est énorme ! Et pour les budgets des départements et les régions, c'est 30 %, avec un transfert de moyens financiers seulement de 10 %. Donc, qui va payer ? C'est quand même la principale question qui se pose. Qui va payer ? C'est le contribuable local. Ce sera demain l'impôt Raffarin."
R. Arzt - Tout cela valait 4.600 amendements ?
R - "La méthode de l'amendement, pour les députés de l'opposition c'est la seule méthode pour se faire entendre. Et parfois, cela marche très bien. Nous avons passé trois semaines grâce à plusieurs centaines d'amendements que nous avons déposés - voire même plusieurs milliers - sur l'assurance maladie ; il y a eu un vrai débat. Enfin, on a pu débattre ! Et on a vu que ce que monsieur Douste-Blazy présentait comme une grande réforme, n'était, au fond, qu'un palliatif, et que les problèmes demeurent. D'ailleurs, on le voit avec le mouvement des chirurgiens. On voit bien que les difficultés commencent pour cette soi-disant réforme de monsieur Douste-Blazy, rien n'est réglé. Tout reste devant nous."
R. Arzt - Vous parlez des chirurgiens qui menacent de s'exiler quelques jours en Grande-Bretagne à la fin août ?
R - "Evidemment, leur geste n'est pas très acceptable, parce que ce n'est pas une attitude très patriote. C'est une attitude, d'abord corporatiste et égoïste. Mais je crois que c'est la conséquence aussi de la réforme que vient de faire voter monsieur Douste-Blazy. Il faut savoir que dans cette soi-disant réforme, les seules obligations qui existent, qui ont été votées par la loi, ce sont des obligations pour les assurés sociaux. C'est-à-dire des cotisations supplémentaires et des remboursements moins grands. Mais pour toutes les professions médicales, on renvoie à des négociations. Alors le message a été reçu ; les premiers à réagir, effectivement, ce sont ces professionnels, et ils demandent leur dû."
R. Arzt - Que vous soutenez ?
R - "Non, je ne soutiens pas leur méthode. Je dis simplement que la manière dont s'y est pris monsieur Douste-Blazy ne peut que conduire à ce type d'excès, à ce type de surenchère corporatiste, comme on l'avait vu déjà il y a deux ans avec monsieur Mattei. Il n'y a rien de changé ! Je crois que la façon dont monsieur Douste-Blazy s'y est pris a pour conséquence d'anesthésier les problèmes, mais ils sont là. Et en particulier, ce que je trouve profondément choquant, c'est que pour financer les déficits de l'assurance maladie, on renvoie sur les générations futures."
R. Arzt - Revenons à J.-P. Raffarin. Il espère, apparemment, profiter d'une reprise de la croissance, qui est peut-être en train de se confirmer. Cela lui permettrait de rebondir, de se maintenir à Matignon, au moins jusqu'au référendum sur l'Europe. C'est une illusion à vos yeux ?
R - "Si la consommation augmente, tant mieux, si cela peut profiter à la croissance et à l'emploi. Pourtant, ce que je constate, c'est que le Gouvernement attend que la croissance revienne de l'extérieur, qu'elle revienne des Etats-Unis, et rien n'est moins sûr. Et donc, on n'a pas le sentiment que le Gouvernement pilote les choses, que ces différentes mesures qu'il a pu prendre depuis qu'il est au pouvoir orientent vraiment vers la croissance et l'emploi. Et en particulier, rien n'est fait sur le pouvoir d'achat, rien n'est fait pour encourager l'investissement. On a l'impression que monsieur Raffarin sert ses clientèles. Et donc, qu'est-ce qui se passe ? La conséquence, c'est que le chômage est toujours là, que même avec un peu plus de croissance, il continue d'augmenter et que les déficits, eux, ne sont toujours pas réglés. Au contraire, ils vont de plus en plus être le vrai problème de monsieur Raffarin."
R. Arzt - C'est J.-P. Raffarin qui est en cause ?
R - "Et donc, qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que la politique d'austérité que nous connaissons déjà, va s'accentuer. Donc, cela ne va pas arranger la croissance et l'emploi. Oui, je pense que c'est monsieur Raffarin, mais c'est aussi la politique du Gouvernement. Elle a été sanctionnée trois fois ces derniers mois : aux élections régionales, cantonales et européennes, et le Gouvernement n'en tient absolument pas compte. Je crois que ce Gouvernement a perdu sa légitimité et il est surtout empêtré dans des querelles de succession - la succession de J. Chirac. Je trouve très très choquant que le débat budgétaire, pour savoir si on va continuer d'augmenter les dépenses militaires pour équilibrer le budget, dépende des rapports entre monsieur Chirac et monsieur Sarkozy."
R. Arzt - C'est le domaine réservé, c'est normal que cela remonte au Président.
R - "Mais c'est surtout choquant que les rapports de compétition entre monsieur Chirac et monsieur Sarkozy ou au sein de la majorité, influencent autant les affaires de la France. Ce n'est pas une bonne chose pour le pays et c'est ce qui est inacceptable. C'est ce que représente et incarne aujourd'hui monsieur Raffarin à l'Assemblée nationale. Et donc, après l'échec électoral, après la querelle de succession qui devient de plus en plus indécente, je crois qu'il y a dans notre pays un vrai problème de respect des institutions et un vrai problème de cohérence."
R. Arzt - Ce qui vous amène à réclamer le départ de J.-P. Raffarin ?
R - "...Et donc, monsieur Raffarin incarne cette politique. Il ne peut plus tenir, il ne peut plus incarner ce nouvel élan dont la France a besoin. Donc, c'est à lui d'en tirer les conséquences. Mais jusqu'à présent, il est resté sourd à tous les messages que les Français lui ont adressés. Et donc, nous, cet après-midi, à l'Assemblée nationale, nous allons lui rappeler !"
R. Arzt - Avec cette motion de censure. Mais la gauche étant minoritaire, c'est un baroud d'honneur en fait.
R - "Oui, mais nous sommes là dans notre rôle. Si nous sommes là simplement pour constater et faire un jeu de rôles, à quoi servons-nous ? Nous avons reçu un mandat pour jouer notre rôle d'opposant. Nous nous efforçons, non seulement d'être une opposition sans complaisance, mais aussi une force de proposition. Et dans le débat sur l'assurance maladie, les milliers d'amendements que nous avons déposés, c'était autant de propositions pour réformer vraiment l'assurance maladie."
R. Arzt - Revenons sur la motion de censure...
R - "Et donc, dans le débat sur la motion de censure, ce sera non seulement la critique de l'usage du 49-3, qui est un aveu de faiblesse pour nous, mais ce sera aussi la critique de l'ensemble de la politique du Gouvernement. C'est cette politique qu'il faut changer. C'est cet appel que les Français ont lancé, qui, pour l'instant n'a toujours pas été entendu. Donc, nous, à l'Assemblée nationale, nous relayons cet appel."
R. Arzt - Pour reprendre le texte d'une chanson de S. Reggiani, on a l'impression qu'il suffirait de presque rien pour que l'UDF vous dise qu'elle vote cette motion de censure.
R - "Nous, nous sommes clairs. Nous souhaitons que ceux qui critiquent autant le Gouvernement le soient autant que nous. Donc, nous, nous avons notre cohérence, et nous essayons de la préserver pour préparer aussi l'alternance, parce que je crois que 2007, c'est peut-être encore loin, mais ça se prépare. Cela se prépare pas seulement en s'opposant mais en préparant un projet. C'est ce que F. Hollande et le Parti socialiste vont commencer à faire après les vacances. Je crois que c'est important. Les Français attendent la critique, mais ils attendent aussi la proposition. C'est notre mission."

R. Arzt - La motion de censure que vous allez défendre, en un mot, sa fonction ?
R - "Sa fonction, c'est de dire non à la résignation d'un système politique qui ne marche plus, qui ne respire plus. Nous avons besoin d'un nouvel élan, d'un nouveau souffle. Nous voulons montrer que par notre mobilisation, nous sommes la force qui prépare cette alternance."
(Source : Premier ministre, Service d'information du Gouvernement, le 27 juillet 2004)
Assemblée nationale
Séance du 27 juillet 2004
Discussion et le vote sur la motion de censure
déposée en application de l'article 49, alinéa 3, de la Constitution,
par M. Jean-Marc Ayrault et 124 membres de l'Assemblée nationale.
M. Jean-Marc Ayrault - Jamais gouvernement n'aura autant mérité la censure car jamais gouvernement ne se sera aussi mal comporté à l'égard de la représentation nationale.
Il est impossible de rappeler ici toutes les avanies infligées à la représentation nationale depuis deux ans : ordres du jour improvisés et surchargés, textes expédiés à la va-vite, débats tronqués avec ordre donné au groupe majoritaire de ne pas prendre la parole, intolérance vis-à-vis de l'opposition dont les avis et les propositions ont été systématiquement ignorés, jusqu'à l'utilisation vendredi dernier de l'article 49, alinéa 3, alors que vous disposez d'une majorité écrasante ! Tous les progrès réalisés par le gouvernement de Lionel Jospin pour réhabiliter le travail parlementaire se trouvent réduits à néant. L'Assemblée nationale est humiliée, outragée, marginalisée dans une indifférence complète.
Dans quelle démocratie tolérerait-on qu'en un mois il faille examiner et voter quatorze textes concernant - excusez du peu - l'avenir de notre système de santé, l'indépendance énergétique de notre pays, la croissance économique, ou encore la recherche sur le vivant ? Dans quelle démocratie accepterait-on que l'exécutif décide sans vote du partage des pouvoirs entre l'Etat et les collectivités locales ? Extraordinaire, notre session l'aura été par le joug sous lequel vous nous aurez fait travailler.
Invoquer l'obstruction de l'opposition pour justifier le 49-3 relève de la malhonnêteté intellectuelle. De quel autre moyen disposions-nous pour briser le mur de votre indifférence ? A aucun moment, vous n'avez tenu l'engagement pris au lendemain des régionales de retravailler votre projet de loi de décentralisation avec le Parlement et les nouveaux présidents de région et de département. A aucun moment, vous n'avez entendu notre demande, pourtant bien modeste, de renvoyer à l'automne l'examen de ce texte. A aucun moment, vous n'avez tenu compte des critiques du président de notre assemblée ni d'une partie de votre majorité. Vous imposez votre texte seul contre tous ! Vous inventez le " 49-3 " de caprice personnel !
" C'est la plus grande des faiblesses que de craindre de paraître trop faible ", écrivait Bossuet. Voilà votre malheur et celui de notre assemblée, Monsieur le Premier ministre ! Votre coup de force institutionnel est la marque de votre faiblesse politique. Censuré trois fois par le peuple, vous l'avez ignoré en vous accrochant à votre portefeuille. Votre seul programme est de durer et d'endurer. Vous souhaitez conduire la campagne pour le oui à la Constitution européenne. Au regard de votre collection de revers électoraux, le plus grand service que vous puissiez rendre à l'Europe serait de vous en abstenir.
En effet, un pouvoir sans légitimité est un pouvoir sans autorité. La vôtre n'est désormais plus que fiction. A quoi sert un Premier ministre qui se résigne à n'être plus que l'exécutant des directives contradictoires d'un président omnipotent ? A quoi sert un chef de gouvernement qui n'a plus la confiance ni de ses ministres, ni de ses députés, ni de ses élus ? A quoi sert un Premier ministre qui n'est même pas en mesure de briguer la présidence de son parti ? Vous n'êtes désormais à votre poste que par la volonté d'un seul, le Président de la République. Et cette confiance s'érode à mesure que s'accélère la sarabande des prétendants. Le gouvernement de mission n'est plus qu'un gouvernement en rémission, qui étouffe dans une atmosphère de fin de règne.
L'Etat est aujourd'hui l'otage d'une incroyable guerre des clans au sein de l'exécutif. Le Président de la République et son ministre d'Etat rejouent sans pudeur la grande guerre des " amis de trente ans ". Le budget de la défense, le temps de travail deviennent l'objet de surenchères personnelles, sans aucune considération d'intérêt général. Seuls comptent la présidence de l'UMP et son trésor électoral !
C'est là une parfaite illustration des conceptions et des pratiques de ce pouvoir : régenter l'Etat, le mettre au service d'un clan, d'une bande, d'une faction. Toutes les grandes institutions, tous les grands corps de l'administration ont vu des nominations partisanes. Ainsi la moitié des recteurs ont-ils été changés en un Conseil des ministres. Le parquet a été repris en main par la Chancellerie à tous les échelons. Bref, les contre-pouvoirs ont été écrasés ou marginalisés.
Cette dérive de l'esprit public fait peser une sourde menace sur les libertés. Des lois Perben qui font de tout citoyen un suspect à la réforme de la CNIL qui élargit leur fichage, de la prise de contrôle de la presse et de l'édition par des groupes de l'armement et de la finance proches du pouvoir et vivant de la commande publique au retour de la tutelle politique sur l'audiovisuel public, vous organisez un dangereux maillage de la société. Et quand le droit pourrait faire obstacle à cette mainmise, vous le modifiez en pleine nuit au Sénat, comme vous l'avez fait avec l'amendement concernant la présidence d'EDF. Une telle partialité crée un sentiment d'impunité et d'irresponsabilité au plus haut niveau de l'Etat !
Vous êtes passé maître dans l'art de vous défausser de vos échecs sur vos prédécesseurs et de renvoyer vos difficultés à vos successeurs. On l'a vu avec la pseudo- réforme de l'assurance maladie, laquelle n'est qu'un cataplasme : vous n'aurez pas eu d'autre ambition que de laisser la réforme du système de soins à ceux qui vous succéderont et de reporter la dette - nous ne sommes pas les seuls à le dire - sur les générations à venir. De même, ce projet de loi de décentralisation vise seulement à reporter sur les collectivités locales les déficits de l'Etat.
C'est là le troisième terme de notre censure. Vous avez dévoyé le concept de réforme. Vous êtes coupable de défigurer la décentralisation et de l'avoir rendu impopulaire. Les lois Mauroy-Defferre avaient été le symbole d'une nouvelle liberté et la clé d'un audacieux partage des pouvoirs et des responsabilités. Qu'en avez-vous fait ?
L'acte II que vous venez d'écrire est un acte manqué, avec pour seul résultat un tissu d'inégalités, de complexités et d'incohérences. Là où il fallait simplifier, vous avez multiplié les entrelacs de compétences. Entre les compétences à la carte, les compétences pouvant être déléguées, les fusions de collectivités, la confusion entretenue autour de la subsidiarité, des collectivités chefs de file et des expérimentations, le citoyen et l'élu se retrouvent comme devant un échangeur autoroutier sans plan d'accès . Vous qui vous présentiez, Monsieur le Premier ministre, comme le défenseur des régions, avez multiplié les transferts de responsabilités aux départements et fait supprimer par le Sénat le rôle pilote des régions en matière d'initiative économique. Basse vengeance politique visant à handicaper des majorités régionales opposées à la vôtre ! La République des proximités est devenue la République des coups fourrés.
A cet égard, vos tentatives, aussi maladroites que répétées, de contester l'élection de notre collègue Didier Migaud à la présidence du Comité des finances locales relèvent bien d'un acharnement partisan. Vous redoutez qu'apparaissent trop clairement les mécomptes de votre réforme, à savoir un gigantesque transfert des déficits du budget de l'Etat sur les collectivités locales. Vous confiez à celles-ci 11 milliards de dépenses nouvelles sans leur garantir les ressources correspondantes. Ni le transfert d'une part fixe de la TIPP ni, a fortiori, le remplacement de la taxe professionnelle - on ne sait d'ailleurs par quoi - ne leur permettront d'assumer leurs nouvelles responsabilités. L'autonomie financière, pourtant désormais inscrite dans la Constitution, est délibérément violée. Les collectivités locales n'auront d'autre choix que celui, impossible, d'augmenter les impôts locaux ou de diminuer le service auparavant rendu par l'Etat. La République des responsabilités est devenue la République des iniquités.
Là est le cur de notre opposition. En effet, la décentralisation est, pour nous, le levier d'une nouvelle démocratie participative, un partenariat entre des collectivités mieux à même de représenter la diversité des territoires et un Etat garant de l'égalité des chances. Votre projet relève, lui, d'une tout autre philosophie. Son objet est de réduire le champ d'intervention de l'Etat, de contraindre les collectivités à assumer à sa place les missions de solidarité, d'éducation ou d'aménagement du territoire. Le transfert aux départements du RMI, du Fonds de solidarité pour le logement, des routes nationales, de certains personnels éducatifs - comme celui d'autres aux régions, à qui échoira également la formation professionnelle - feront s'envoler leurs charges de fonctionnement, et l'absence de toute péréquation creusera la fracture entre territoires riches et pauvres. La République des solidarités devient la République des inégalités. Comment dès lors s'étonner que votre projet suscite l'hostilité générale, du président de notre assemblée jusqu'au plus modeste élu local ?
La " mère de toutes les réformes " illustre en réalité votre incapacité à écouter, à tirer la leçon de vos échecs - hausse continue du chômage, déficits records, austérité salariale, augmentation des taxes, coupes dans les budgets sociaux, pénalisation des chômeurs, retour d'une pauvreté de masse.
Non, Monsieur le Premier ministre, ce triste bilan n'est pas la conséquence des 35 heures et de la dévalorisation du travail. Il est le résultat de votre gestion de bon père de faillite !.
L'honnêteté serait d'assumer votre politique, et le courage serait d'en changer. Mais telle n'est pas votre conception de la responsabilité. La vôtre relève de l'entêtement et de la fuite en avant. Certes, après avoir plombé les finances de l'Etat par un programme de baisse d'impôts aussi injuste qu'inefficace, vous êtes contraint de décréter la pause. Mais dans le même temps, vous dilapidez les 5 milliards de plus-values fiscales qu'apporte le surplus de croissance, en créant de nouvelles niches fiscales en faveur de vos clientèles électorales.
Vos arbitrages budgétaires deviennent ainsi une équation insoluble. Alors qu'il faudrait stimuler le pouvoir d'achat, vous augmentez les taxes et les prélèvements sociaux payés par le plus grand nombre. Alors qu'il faudrait favoriser l'emploi, vous n'avez d'autre idée que de tailler dans les effectifs de la fonction publique.
Alors qu'il faudrait soutenir l'investissement, vous amputez les crédits d'intervention de tous les ministères. Cette politique a un nom : l'austérité.
Le plan de cohésion sociale, qui devait symboliser la deuxième étape de votre action, en est la première victime. M. Borloo avait promis 12 milliards d'investissement sur cinq ans, pour l'emploi, le logement, la lutte contre les ghettos urbains. Un seul milliard figurera au budget 2005. Pauvres moyens pour une pauvre volonté : décidément, le social n'est pas votre tasse de thé !
Comment expliquer qu'il vous ait fallu attendre plus de deux ans pour présenter au Parlement une loi sur l'emploi ? Comment ne pas voir les contradictions entre les intentions qu'elle affiche et la réalité des mesures qu'elle propose ?
Après avoir vilipendé et supprimé la plupart des dispositifs d'emplois aidés, vous créez le contrat d'activité pour les jeunes, qui ressemble à s'y méprendre au SMIC jeune, ce SMIC au rabais qu'avait tenté d'instituer Edouard Balladur. Après avoir tenté en vain de radier les recalculés de l'UNEDIC, vous voulez obliger les chômeurs à accepter tout emploi qu'on leur propose, sous peine de voir leurs allocations amputées. Après avoir prévu de faciliter les règles d'embauche et de licenciement, vous voulez contraindre les entreprises à renégocier les 35 heures.
C'est vous qui avez poussé les entreprises au chantage aux délocalisations, que certaines utilisent dorénavant pour contraindre leurs salariés à travailler plus longtemps et gratuitement ! Alors ne venez plus nous dire que l'assouplissement de la RTT sera une revalorisation du travail et du pouvoir d'achat ! La vérité, c'est qu'on impose aux salariés le retour au travail gratuit, dont vous avez donné un premier exemple avec la suppression d'un jour férié.
Ne cherchez pas un prétexte facile dans l'élargissement de l'Europe. Il vous suffit de poser comme condition à la négociation sur les fonds structurels, ou à l'adhésion à l'euro, un engagement de nos partenaires à opérer progressivement une harmonisation fiscale et sociale. L'Europe des délocalisations est trop souvent le fruit de vos résignations.
Faut-il alors s'étonner que le retour de la croissance, dont vous vous targuez, soit si fragile et si tributaire de l'environnement international ? Vous n'inspirez plus la confiance. Même les experts les mieux disposés à votre endroit ne voient pas se profiler de véritable amélioration de la situation de l'emploi et du niveau des déficits.
A cette crise de confiance, vous opposez la ritournelle de l'" action ", comme si le mouvement seul comptait, et non le sens qu'on lui donne ! Les Français ne vous reprochent pas d'agir, ils ne vous reprochent pas de faire des réformes ; ils vous reprochent la distance entre vos paroles et vos actes, dont le " plan climat " est le dernier avatar. Tous vos discours chantent les grands principes : le pacte social, le pacte républicain, l'égalité des chances, le développement durable. Toutes vos réformes sont porteuses de leurs contraires : la dureté sociale, l'érosion des droits, l'abaissement des protections collectives, la soumission aux lobbies.
La France est malade de ce trou noir de la politique. Malade d'un régime qui est désavoué par son peuple et qui n'en tire aucune conséquence. Malade de l'exercice solitaire du pouvoir par un président versatile et désinvolte. Malade d'une politique avec un petit " p ", menée par un gouvernement sans chef et sans horizon. Malade des pratiques d'un clan qui accapare l'appareil d'Etat et se perd en querelles de sérail. Remplacer un homme par un autre n'y changera rien.
Nos concitoyens attendent une volonté qui rompe avec le conservatisme néo-libéral, et qui ose des solutions novatrices. Ils aspirent à un projet collectif qui transcende la société et réinvente une communauté de destin.
Monsieur le Premier ministre, quelles que soient vos qualités personnelles d'abnégation, d'endurance ou de dévouement, vous ne pouvez être l'homme de ce renouveau. Trop d'occasions ont été manquées. Trop d'injustices ont été commises. Le désenchantement de notre pays rappelle la France de la Restauration décrite par un auteur contemporain : " Dans ce cimetière des illusions perdues et des légitimités défuntes..., partout rôde le spectre du désenchantement, tandis que les âmes rongées " portent le soleil noir de la mélancolie " Cette marée basse du cur et de la raison fait le lit d'un universel scepticisme, d'un étrange attentisme, à rebours des passions qui ont ponctué notre histoire ".
Monsieur le Premier ministre, l'auteur de ces lignes inspirées est l'un des hommes qui rêve peut-être de vous succéder : Dominique de Villepin. Son livre s'intitule Les Cent jours ou l'esprit de sacrifice. Vous y puiserez peut-être matière à méditation, au moment où nous demandons à l'Assemblée nationale de censurer votre gouvernement. Quand un régime est malade, les hommes passent, mais l'alternance est en dehors de lui.

(source http://www.parti-socialiste.fr, le 29 juillet 2004)