Entretiens de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, avec France inter et "Le Figaro" le 26 août 2004 à Paris, sur l'influence de la France dans le monde et dans les institutions européennes, notamment au sein de la nouvelle Commission européenne, sur l'intervention du ministre israélien des affaires étrangères appelant la France à des sanctions contre les actes antisémites et sur les perspectives d'une intervention française en Irak.

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Texte intégral

(Entretien de Michel Barnier avec France inter, le 26 août 2004 à Paris) :
Q - Nous sommes en direct du Centre de conférences internationales de Paris, où vous réunissez les ambassadeurs de France de par le monde. Mais hier, c'est un ambassadeur étranger qui a fait les titres, celui d'Israël, Silvan Shalom, qui a demandé à la France de frapper de peines plus dures ceux qui commettent des actes antisémites. Est-il sorti de son rôle ? Même la communauté juive est divisée sur le sujet
R - Ce n'est pas un ambassadeur que nous avons reçu, c'est le ministre israélien des Affaires étrangères. Ce que je veux dire extrêmement clairement sur cette question, c'est que la protection, la sécurité des citoyens français, quelles que soient leur religion, leur confession et leurs croyances, c'est l'affaire du gouvernement français, c'est l'affaire des autorités françaises, naturellement en concertation avec toutes les associations de notre pays. C'est l'idée même que nous nous faisons de la République française qui doit à ses enfants, quels qu'ils soient et quelles que soient leurs croyances, la même protection et la même sécurité. Et ce que nous avons dit à Silvan Shalom sur ce point, ce que Dominique de Villepin lui a dit de manière très claire, c'est notre intransigeance, notre détermination, celle du chef de l'Etat, du gouvernement tout entier, à lutter contre toutes les formes d'antisémitisme, de xénophobie ou de racisme dans notre pays. Nous avons rappelé cette intransigeance et cette détermination. Naturellement, Silvan Shalom est ministre israélien des Affaires étrangères et quand je l'ai rencontré - je l'ai reçu pour un dîner de travail -, nous avons essentiellement parlé d'autres sujets qui intéressent les relations bilatérales entre nos deux pays. Et il y a entre ces deux peuples amis des raisons de coopérer, de travailler, sur des sujets très concrets qui touchent les jeunes, la science, l'éducation, la culture. Et puis nous avons également beaucoup parlé pour d'ailleurs constater, souvent, des désaccords de ce conflit israélo-palestinien qui est, de mon point de vue, à la source de beaucoup d'instabilité dans le monde, qui est dans l'impasse. Comment arriver à ce qui est l'objectif de tout le monde, de deux Etats : un Etat d'Israël vivant dans la sécurité - et nous, Français, nous ne transigerons jamais avec la sécurité d'Israël - et un Etat palestinien ? Il faut sortir de cette impasse, il faut sortir de ce trou noir qui peut continuer à déstabiliser toute cette région et sans doute au-delà.
Q - Mais est-ce que la force de ces interventions du ministre des Affaires étrangères israélien ne renforce pas la confusion entre les deux problèmes, ce que nous cherchons à éviter justement ?
R - Je viens de vous répondre : ce sont deux questions distinctes. La sécurité et la protection des citoyens français, c'est l'affaire du gouvernement français et nous sommes prêts à redire notre détermination à tous ceux qui peuvent exprimer des inquiétudes ou des questions. C'est une autre question que la manière de parvenir dans le dialogue, dans la concertation, en respectant cette Feuille de route qui est l'objet d'un accord entre les Américains, les Russes, les Européens et les Nations unies, à enfin sortir de cette impasse et à aboutir à l'existence de deux Etats vivants côte à côte dans la sécurité, un Etat d'Israël et un Etat palestinien.
Q - Revenons-en à la Conférence des ambassadeurs qui se tient ici. C'est une réunion de travail annuelle, placée cette fois sous le signe de l'influence de la France. D'ailleurs, en arrivant au Quai d'Orsay, vous avez dit que c'était le "ministère de l'influence". Est-ce que cela ne cache pas finalement une nostalgie, un recul à demi-mots avoué ?
R - On ne peut pas faire de bonne politique avec de la nostalgie. On doit avoir des souvenirs, on doit s'appuyer sur l'histoire - et l'histoire de ce ministère, l'histoire de notre pays dans le monde est une grande histoire, une belle histoire, parfois tragique, mais une belle histoire. Et nous devons inscrire notre action d'aujourd'hui et de demain dans le droit fil de cette histoire dont nous sommes les héritiers. Mais aujourd'hui, je veux que ce ministère des Affaires étrangères, que j'ai la chance et l'honneur d'animer par la confiance du président de la République et du Premier ministre, vive avec son temps, et je veux en effet que, à une culture de souveraineté, à une culture d'autorité, on ajoute désormais cette culture d'influence et de partenariat. La France n'est pas grande quand elle est arrogante ou si elle est arrogante, elle n'est pas forte si elle est solitaire. Voilà ce que je vais dire à nos cent cinquante ambassadeurs, en pensant aussi au formidable travail qu'ils font. A travers le monde, il y a trois cents consulats, il y a deux millions de Français qui vivent à l'étranger et qui, d'une certaine manière, là où ils sont, par leur travail, dans des entreprises, dans des associations, dans des centres culturels, dans des alliances françaises, portent eux aussi une part de l'image et de l'influence de notre pays. Il y a des conseillers scientifiques, il y a des soldats. Je veux mettre en mouvement l'ensemble de ces hommes et de ces femmes qui portent l'image et la parole de la France.
Q - Il y a quand même un secteur où on a parlé du recul de l'influence française : il s'agit de la Commission européenne. Nous avons accepté qu'il n'y ait qu'un seul commissaire. Mais il n'était pas prévu au programme qu'il ne lui soit confié que les Transports, même si techniquement c'est important. Est-ce que ce n'est pas quand même, dans les faits, un vrai recul de l'influence française ?
R - Je ne le crois pas. Et je parle avec une certaine expérience puisque j'ai, pendant les cinq dernières années eu la chance, avec Pascal Lamy, d'être membre de la Commission européenne. D'abord, précisons pour ceux qui nous écoutent, que nous avons accepté qu'il y ait un seul Commissaire, mais ce n'est pas la France seulement : il n'y a plus qu'un seul Commissaire issu de chacun des vingt-cinq pays de l'Union européenne. C'est vrai pour la France et c'est vrai pour les autres pays. C'est à Jacques Barrot, à qui nous avons confié cette mission, non pas de représenter notre pays, mais d'être le Français de la Commission européenne, puisque je rappelle que lorsque l'on devient commissaire européen, la première chose que l'on fait, c'est de prêter serment de ne pas représenter des intérêts nationaux, mais au contraire de participer à la constitution, à l'élaboration de l'intérêt général européen. Jacques Barrot est un homme de grande expérience et je lui fais confiance pour tenir ce rôle dans un secteur très important, celui des transports. C'est le quatrième budget de l'Union européenne. C'est un sujet qui intéresse l'ensemble du territoire que celui des transports maritimes, de la lutte contre les pollutions, de l'espace avec le projet Galileo, des transports routiers, ferroviaires. Donc c'est un poste très important et, en plus, il va, je le sais, jouer son rôle dans la collégialité, puisque la Commission est d'abord un collège où chaque Commissaire est égal aux autres.
Q - On ne va pas faire le tour de tous les conflits dans le monde, ce serait malheureusement un peu long pour une émission de dix minutes, mais je voudrais que l'on parle de l'Irak. Est-ce que vous êtes toujours décidé à ne pas y mettre les pieds, même pour protéger les représentants de l'ONU ? La situation se complique et on voit que l'on est vraiment dans une impasse ?
R - La situation est très difficile, très instable. On le voit actuellement à Nadjaf où il y a une situation très tendue et j'espère que l'ayatollah Sistani, qui rejoint Nadjaf, avec l'autorité morale qui est la sienne, pourra apporter une solution pacifique en évitant d'autres troubles. Ne disons pas que nous ne mettons pas les pieds en Irak : nous avons un ambassadeur depuis quelques semaines et nous avons agréé d'ailleurs l'ambassadeur irakien qui est à Paris. Nous sommes présents par des hommes, des femmes qui représentent notre pays et je l'espère des entreprises aussi. Ce qui est vrai, c'est que nous n'avons pas et n'aurons pas de soldats français en Irak. En revanche, nous sommes prêts - et nous le faisons dès maintenant - à participer à la reconstruction politique, économique de ce pays. C'est l'intérêt général et voilà dans quel esprit nous avons travaillé aux Nations unies, pour aboutir à une résolution qui permette d'encadrer le processus politique. Et ce processus est très difficile. Il faut aboutir l'année prochaine, en temps voulu, à des élections. Nous essayons d'aider le nouveau gouvernement irakien à mettre en uvre ce processus politique qui passe par des élections. En attendant, la situation est très instable, comme le prouve la disparition de deux de vos confrères, Georges Malbrunot et Christian Chesnot. Je pense d'ailleurs à un autre journaliste, qui a disparu il y a plus d'un an, tragiquement, François Nérac et nous ne l'oublions pas. Nous sommes, par rapport à ces deux disparitions, immédiatement et quotidiennement mobilisés, je puis vous l'assurer. Sans relâche, nous cherchons sur le terrain à provoquer une issue heureuse aussi rapide que possible et nous le faisons dans la discrétion, parce que l'expérience, franchement, nous prouve que cette discrétion est une garantie pour la sécurité.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 août 2004)
(Entretien de Michel Barnier avec le Figaro à Paris le 26 août 2004) :
Q - Quel jugement portez-vous sur la composition de la Commission Barroso ?
R - José Manuel Barroso a construit une équipe solide, avec des personnalités d'envergure. Il l'a fait avec beaucoup d'autorité et d'efficacité, au point d'anticiper d'une semaine la date initialement prévue pour la constitution de son collège. C'était un exercice difficile, car on ne gère pas une équipe de vingt-cinq membres comme une équipe de dix-huit ou vingt. La répartition des portefeuilles est naturellement plus délicate, les arbitrages plus complexes.
Un point me paraît essentiel, c'est le souci du futur président de la Commission de privilégier la collégialité. La France a toujours défendu ce principe, qui veut que chaque Commissaire, indépendamment de ses attributions spécifiques, participe pleinement à chaque décision de la Commission, avec une voix égale à celle de ses autres collègues, dans un collège qui se prononce à la majorité simple ! J'ai passé cinq années à Bruxelles : la collégialité fait l'originalité, la légitimité et la force de la Commission. Il était essentiel de la préserver : je suis donc heureux que le futur président ait marqué son intention de respecter ce mode de fonctionnement.
Q - Le poste réservé à Jacques Barrot vous semble-t-il convenir à ses qualités ? La France ne pouvait-elle espérer pour son représentant un poste plus prestigieux ?
R - Je connais bien Jacques Barrot. C'est un homme de conviction, d'expérience, de courage. C'est aussi un homme de dialogue et d'écoute. Ce sont des atouts essentiels pour participer pleinement au fonctionnement collégial de la Commission.
Jacques Barrot sera l'un des cinq vice-présidents. C'est une position d'influence qu'il ne faut pas négliger dans une équipe de vingt-cinq membres, où les besoins de coordination et de travail en équipe seront plus grands que par le passé.
Son portefeuille couvre un secteur important de l'action européenne : transports terrestres, maritimes, aériens, grands réseaux de transports trans-européens On voit bien l'importance de ces enjeux, avec l'élargissement et la multiplication des flux d'échanges entre nos pays. De la maîtrise de ce secteur dépendent, pour les citoyens européens, le développement économique, la libre-circulation, le désenclavement. Et aussi la sécurité, je pense, en particulier, aux transports maritimes, à la préservation de l'environnement, au maintien d'une concurrence équitable dans ce secteur.
Q - Ressentez-vous une perte d'influence de la France dans les institutions européennes en général ?
R - Déclin de la France ? Perte d'influence ? Cessons de nous dénigrer ! Nous sommes au contraire très bien représentés dans les institutions européennes, souvent à des fonctions éminentes. C'est le cas aussi au Parlement européen où les députés français ont obtenu cinq présidences de commission. Et la France a une place et un rôle en Europe : elle défend un projet et des idées. Elle participe à toutes les politiques, à leur conception et à leur mise en uvre. Elle est une force de proposition et de rassemblement, en matière économique, en matière de justice et de police, en matière de défense commune
Bien sûr, l'Europe change. Elle a connu un bouleversement profond avec l'adhésion de dix nouveaux membres. La Commission européenne compte maintenant un seul Commissaire par Etat membre, au lieu des deux Commissaires que les grands pays désignaient jusqu'à présent. Le Conseil des ministres, sous l'effet du nombre, voit sa capacité de discussion collective se réduire. Tout cela était prévu. Nous devons donc nous adapter, en particulier dans nos méthodes de travail. On ne négocie pas aujourd'hui à vingt-cinq comme on le faisait à douze il y a dix ans : il y a davantage d'intérêts nationaux à prendre en compte. Les risques de divergences sont plus forts, les points d'accord plus longs à trouver. Et nos nouveaux partenaires peuvent avoir une vision différente de la nôtre, compte tenu de leur expérience historique propre.
Je l'ai dit à plusieurs reprises : un pays influent est un pays qui sait proposer et convaincre, écouter aussi pour bâtir des majorités autour de ses idées. Je parle souvent d'une stratégie d'influence. J'y attache une grande importance. Ce sera le thème dominant de la conférence annuelle des ambassadeurs français, qui s'ouvre ce jeudi. Cette stratégie, cette culture de l'influence, de l'écoute, du dialogue, doivent se décliner en Europe comme ailleurs.
Q - Un certain découragement gagne les Français quand on leur parle d'Europe. Comment comptez-vous les remobiliser pour le référendum sur le traité constitutionnel ?
R - Ce phénomène n'est pas propre à la France, les dernières élections européennes l'ont malheureusement montré.
J'ai la conviction que les Français restent intéressés par l'Europe, car elle est tout simplement au cur de leur vie quotidienne. Ils sont aussi inquiets de cette entreprise qu'on leur explique si peu. Ce sera tout l'enjeu de la campagne pour la ratification de la Constitution européenne. Sous l'autorité du président de la République et du Premier ministre et avec Claudie Haigneré, j'engagerai dès l'automne un "travail républicain" d'information et de pédagogie auprès de nos concitoyens. Avec un objectif clair : parler davantage d'Europe, l'expliquer et l'illustrer, en débattre de manière pluraliste, démocratique et citoyenne, pour convaincre que la construction européenne demeure l'un des plus beaux projets pour notre continent.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 août 2004)