Déclaration de M. François Bayrou, président de l'UDF, sur le "malaise" social, le référendum sur la Constitution européenne et les négociations pour l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, Paris le 14 janvier 2005.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Voeux à la presse, Paris le 14 janvier 2005

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,
Puisque ces voeux s'adressent d'abord à la presse, je veux les commencer en évoquant le visage de Florence Aubenas. Nous avons partagé la même inquiétude et la même mobilisation en 2004 à propos de l'enlèvement et de la prise en otages de Christian Chesnot et Georges Malbrunot, et partagé aussi le soulagement de leur libération. Aujourd'hui où sa famille et sa rédaction sont depuis dix jours sans nouvelles de Florence Aubenas et de son guide Hussein Hanoun al-Saadi, il faut remobiliser cette inquiétude et cette solidarité. Le risque est que la répétition de l'événement ne lasse l'attention et ne porte atteinte à notre capacité de réaction. Et donc que l'on laisse, entre les lignes, une part de la responsabilité dans la violence qui leur est faite. Or cette présentation est insupportable. L'information, c'est l'oxygène de la démocratie. Et l'information, ce sont ceux qui la font, à leur risque et péril, sans craindre parfois de déplaire aux puissants, sans craindre de braver les violents. Et c'est particulièrement vrai dans le cas de Florence Aubenas, qui est une journaliste de conscience et de regard.
En 2005, nous aurons deux combats.
Un combat contre la crise de la société française, un combat pour l'avenir de l'Europe.
Dans les deux cas, c'est un espoir qu'il nous faut porter.
La crise de la société française, c'est une crise dont on parle peu et dont nous voulons parler : ce sont les fins de mois de plus en plus difficiles.
Pendant des décennies, malgré les difficultés des temps, le progrès faisait que la vie de tous les jours était chaque année plus facile.
La grande rupture, c'est que maintenant la vie de tous les jours est chaque année plus difficile.
On l'a vu très vite pour les chômeurs et les exclus. Ils ont payé le prix le plus lourd. Ils sont de plus en plus nombreux. C'est vrai pour les jeunes (nous avons en France le plus lourd chômage des jeunes). C'est vrai pour la cinquantaine, dans un pays où il est si difficile de trouver un emploi dès que l'on a plus de cinquante ans, et quelquefois avant. Ce chômage ne régresse pas, malgré les promesses répétées. Il se durcit.
La vie plus difficile pour les bas salaires. On s'est aperçu que le salaire direct du bas de l'échelle était plus faible en France qu'il ne l'était ailleurs.
Mais aujourd'hui, c'est pire : la marée des fins de mois difficiles a beaucoup monté.
La crise est devenue telle en France que les Français qui travaillent, y compris ceux qui ont des salaires moyens, n'arrivent plus à boucler les fins de mois.
Et c'est, bien entendu, particulièrement vrai lorsqu'il n'y a qu'un seul salaire dans le foyer, personnes qui vivent seules, enfants à charge, ou une seule personne qui travaille dans le couple.
Ainsi les exclus, les chômeurs, les jeunes chômeurs et les chômeurs de la cinquantaine sont-ils aujourd'hui rejoints par les travailleurs qui n'ont qu'un salaire moyen.
Ceci est une très grave crise et qui a de multiples conséquences.
Nous allons donc lancer une campagne politique sur ce sujet qui est trop ignoré et dont personne ne parle.
La crise des fins de mois difficiles est ignorée pour bien des raisons : la première est que ces travailleurs au salaire moyen n'ont personne pour les défendre.
Les indices ne traduisent pas ce qu'il faut bien appeler un appauvrissement continu même des classes moyennes. Ils ne traduisent pas la hausse continue du coût de la vie. Par exemple, ils ne prennent pas suffisamment en compte l'explosion continue du coût du logement. Ils ne prennent pas en compte par exemple l'explosion des nouvelles consommations (les téléphones portables, par ex.). Et au fond tout le monde a intérêt à ignorer la réalité du coût de la vie.
La gauche est mal à l'aise en face de cette crise, parce qu'il y a là, en partie, une conséquence des 35 heures. On nous avait dit " les 35 heures continueront à être payées 39, et cela ne coûtera rien à personne..." C'était une affirmation mirobolante, mirifique, une de ces affirmations avec lesquelles des gens qui savent très bien égarent les peuples qui ne savent pas.
La réalité a rattrapé la fiction, et de la pire des manières ! Non seulement cela a coûté très cher aux Français de toutes conditions, mais au bout du compte les 35 heures ont fini par être payées 35 pour tout le monde, puisque le pouvoir d'achat réel s'est effondré.
L'UDF indique sa première cible pour cette année : la crise des fins de mois, y compris pour les salaires moyens. Les réponses seront difficiles à trouver. Mais nous voulons faire sortir cette crise de l'ombre. Nous voulons que la France en prenne conscience et qu'elle la traite, cessant de se payer de mots pour entrer dans le temps de la réalité regardée en face.
Le temps de la réalité regardée en face ! Notre politique en est bien loin. Et cet éloignement fait naître aussi une crise civique.
On vient d'assister au ballet des voeux. Et on a entendu une valse de promesses sans précédent, et pour l'essentiel sans aucune chance de se réaliser.
Je ne veux prendre pour exemple que la prétendue " baisse " des impôts. On nous a dit que la promesse de baisse de 30 % de l'impôt sur le revenu était, je cite, " évidemment faisable " ! Dans un pays en déficit chronique, avec une dette qui ne cesse d'exploser, comment croire ceux qui disent que l'on va baisser les impôts, et pendant ce temps, naturellement, faire la cohésion sociale, l'augmentation des budgets de recherche, de l'éducation, etc. La croissance, si souvent annoncée à grand son de trompe n'est pas là, et tout le monde le sait.
Et ces dernières années, la baisse de quelques points de l'impôt sur le revenu, qui a profité d'abord aux revenus les plus hauts, a été intégralement compensée, et même davantage, par l'augmentation d'autres impôts, par exemple les impôts locaux, ou d'autres prélèvements, au détriment du plus grand nombre.
Tout cela est incrédible, et donc malsain.
On croit, avec des promesses accumulées, satisfaire l'opinion publique, comme si les promesses étaient l'opium des peuples. On n'obtiendra, au bout du compte, que des désillusions.
Et c'est un symptôme de plus d'une démocratie bien malade, où le débat est écarté, où le parlement est tenu pour rien, interdit de droit de vote sur des sujets essentiels, avec un groupe majoritaire qui non seulement l'accepte, mais le justifie au nom d'une lecture passéiste des institutions.
Nous venons de le vérifier à propos de cette immense question historique qu'est l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.
Nous avons traité cette question non pas comme si nous étions une démocratie, mais comme s'il était justifié que nous vivions en monarchie élective.
Le Parlement n'a pas pu donner son avis. Le débat a été escamoté, et tout vote a été interdit. On nous a dit que les institutions voulaient que le Président de la République décide seul, et que toute la représentation nationale était priée d'acquiescer alors qu'elle était réduite au silence.
Raison pour laquelle nous avons soutenu la correction sévère, inéluctable, qu'Edouard Balladur a proposée et qui sera adoptée je le crois, y compris contre l'avis du pouvoir, imposant, comme nous l'avions demandé au moment de la Turquie, que les sujets européens puissent faire l'objet d'un vote.
Ceci nous amène à l'Europe.
J'ai dit, il y a quelques minutes, au président de la République, quelle était notre analyse du référendum.
Nous croyons juste et nécessaire l'adoption de cette constitution, mais nous sommes inquiets pour ce référendum.
Nous sommes et nous serons pleinement engagés pour l'adoption du référendum. Nous le sommes parce que nous sommes militants de l'idée d'une constitution pour l'Europe, qui rendra les Européens concitoyens les uns des autres. Nous le sommes parce que l'Europe ne peut pas se gouverner utilement à 25 avec le traité de Nice comme règle du jeu. Nous le sommes parce que l'Europe a besoin de démocratie, et que c'est l'apport principal de ce traité.
Le peuple français est devenu profondément européen. Il l'a montré avec éclat au moment des élections européennes du printemps dernier, en offrant un succès aux partis les plus européens, et l'UDF avec ses 12 % a eu sa part de ce succès, et en infligeant un échec aux listes anti-européennes.
Il y avait là un fait nouveau et encourageant. Les Français avaient compris que l'Europe, en termes d'élan comme en termes de protection, était la seule chance disponible face aux puissances de la planète.
Ce référendum était donc une chance pour confirmer et enraciner le choix européen des Français.
Mais la préparation du référendum a troublé cette atmosphère. Et c'est la raison de notre inquiétude.
Je vois trois questions qui peuvent mettre le " oui " en danger.
La question de l'orientation ultra-libérale de l'Europe. La question de l'adhésion de la Turquie qui change le projet européen. La question du malaise social.
Aucune de ces questions ne doit être ignorée. Devant un choix aussi important, toutes les questions d'un peuple méritent réponse. Rien ne serait pire que de voir des prétendues élites ignorer les questions populaires, les traiter avec condescendance, comme si elles ne méritaient pas d'être posées.
La constitution renforce la démocratie européenne : elle permet donc que s'exprime une volonté politique face aux seules logiques du marché. Et ce texte, pour la première fois, engage l'Europe, non seulement dans le libre échange, mais dans l'économie sociale. C'est la première fois qu'un texte européen lie la compétitivité et le progrès social et assure la légitimité des services publics.
La constitution est une arme au service du projet social européen et nous la défendrons comme telle.
Oui, il faut une démocratie active, parce que le risque existe de dérapage bureaucratique de l'Europe. Ce risque est très souvent la responsabilité partagée des administrations nationales et européennes. Je pense par exemple aux formulaires que reçoivent ces jours-ci les agriculteurs pour les aides de la politique agricole commune. C'est aux Européens de prendre ces questions à bras-le-corps, parce que s'ils ne le font pas, c'est le projet européen qui se trouvera dénaturé et au bout du compte désavoué.
Certains nous encouragent à oublier le temps du référendum les questions que pose l'adhésion envisagée de la Turquie à l'Europe. Je crois au contraire qu'il faut traiter les questions comme elles se posent.
La perspective d'adhésion de la Turquie est contradictoire avec la volonté d'intégration qui est la nôtre. J'ajoute que le calendrier qui a été choisi est profondément déstabilisant.
Mais nous avons une certitude : la constitution est nécessaire si l'Europe demeurait à 25 ; elle est encore plus indispensable si des élargissements successifs venaient à la rendre plus large, donc moins volontaire.
La constitution conduit à une Europe plus intégrée dans le cadre des 25.
Si l'Europe devient plus large, avec la Turquie, et d'autres qui suivront cette voie et nous rejoindront nécessairement, alors il faudra que se dégage un noyau central plus soudé. La constitution d'aujourd'hui prépare cette Europe ce noyau central, plus dur et plus soudé.
Ceux qui voient dans l'adhésion de la Turquie un changement de nature du projet européen chercheront à trouver un nouveau projet, plus solidaire, une fédération dans une confédération. La constitution sert ce projet et ne le dessert pas.
Car si la réponse était non, le monde entier entendrait " la France dit non à l'Europe ". Ce serait moins d'Europe, et il n'y a aucune chance que ce soit plus d'Europe qui soit ainsi choisi.
Nous voulons faire l'Europe avec les peuples, et particulièrement avec le peuple français, avec ses questions et ses angoisses, et non pas sans eux.
(Source http://www.udf.org, le 19 janvier 2005)