Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, dans "Le Parisien" le 18 janvier 2005, sur l'aggravation du "malaise social" et sur la préparation du référendum sur la Constitution européenne.

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Média : Le Parisien

Texte intégral

Q - Vous dénoncez la " paupérisation " croissante d'une bonne partie des classes moyennes...
R - Personne n'en parle, mais les Français sont de plus en plus nombreux à avoir des problèmes de fin de mois. Cela a concerné d'abord les exclus, puis les bas salaires, et ce sont eux qui souffrent toujours le plus. Mais cette vague de difficultés atteint désormais les salaires moyens. Des Français qui se croyaient à l'abri de la précarité s'aperçoivent qu'ils n'arrivent plus à " boucler " leur budget. Il y a quelques années encore, quand on était dans cette catégorie de revenus (le salaire moyen en France est de 1 500 euros), on considérait qu'on avait une situation stable et reconnue. On pouvait faire quelques économies. Et si on gagnait une fois et demie ce salaire-là, on estimait avoir trouvé sa place. Or aujourd'hui, même avec un tel salaire, on n'y arrive plus, compte tenu de toutes les charges. Les 35 heures ont aggravé la situation, en entraînant le blocage des salaires et en réservant la baisse des charges aux bas salaires, on fait du Smic une trappe dont on ne sort plus. C'est donc la grande majorité du monde salarié, secteur privé comme secteur public, qui est atteint. Et c'est aussi un des symptômes du mal français.
Q - C'est la fameuse " fracture sociale " ?
R - La fracture sociale a été dénoncée en 1995. Aujourd'hui, elle s'aggrave, et se déplace. Une toute petite partie des citoyens bénéficie d'augmentations de revenus très fortes, de facilités de plus en plus grandes, de loisirs haut de gamme. Mais la majorité des Français rencontre des difficultés croissantes et, comme personne n'en parle, ils ont le sentiment d'être mis de côté, de rester sur le bord de la route. Autrefois, la fracture sociale, c'était les exclus et les chômeurs, et puis il y avait toute une France moyenne qui n'allait pas si mal. Cette France-là est, à son tour, touchée. Seule, une fraction extrêmement minoritaire - celle qui a le plus de chance - tire son épingle du jeu.
Q - Comment analysez-vous la grève des fonctionnaires ?
R - Il y a un point juste : oui, dans le secteur public, les salaires sont bloqués. Et bloqués en dessous de l'inflation. La perte de pouvoir d'achat des fonctionnaires est une réalité. Mais demander, comme on le fait par habitude à gauche, d'embaucher toujours plus de fonctionnaires est contradictoire avec cette aspiration à l'augmentation du pouvoir d'achat. Plus on aura de fonctionnaires, plus les salaires seront bloqués.
Q - Jugez-vous tenable la promesse de Jean-Pierre Raffarin d'une baisse du chômage de 10 % en 2005 ?
R - Inutile de dire que je n'y crois guère, surtout quand la croissance constamment annoncée n'est pas au rendez-vous ! La rentrée a donné lieu, il est vrai, à une valse de promesses où je ne reconnais pas la vérité qui devrait pourtant être la marque de l'action publique. Songez à la baisse des impôts : dans un pays qui a un déficit et un endettement records, l'affirmation pleine d'aplomb qu'on pourrait d'ici à 2007 réaliser la promesse mirobolante d'une baisse de 30 % des impôts, cela n'a aucun sens. Ou alors on creuse les déficits à coups de pelleteuse ! Les promesses non tenues, c'est des citoyens découragés. Tout cela, hélas, relève de la com.
Q - Malgré la Turquie, allez-vous inviter vos militants et sympathisants à voter oui ?
R - Sans aucun doute, sans la moindre ambiguïté. L'UDF a été le premier parti politique français à demander une constitution pour l'Europe. Elle s'est engagée dans sa conception. L'existence d'une constitution change profondément la réalité de l'Europe dans ses rapports avec les citoyens. Les règles plus claires, les droits nouveaux reconnus aux Européens créent une démocratie, et la constitution fait de tous les citoyens européens des concitoyens.
Q - Ne craignez-vous pas que la dynamique soit du côté du non ?
R - La " pensée unique " considère que le référendum est joué, que le oui va l'emporter. Moi, je suis plus inquiet et je vois un triple risque. La crainte de l'ultralibéralisme européen, le trouble à propos de la Turquie (notamment à droite et parmi les plus européens), le malaise social : chacune de ces trois questions mérite non pas mépris, mais réponse de la part des défenseurs de la constitution.
Q - Jacques Chirac sous-estime-t-il le trouble provoqué par le dossier turc ?
R - Sans doute. L'adhésion de la Turquie à l'Union trouble un électorat profondément européen, qui voit dans l'Europe un projet pour dépasser la faiblesse des Etats-nations, et vit cette adhésion turque comme une remise en cause de la cohérence européenne. A ceux-là, notre mission est de dire : nous avons d'autant plus besoin de la Constitution européenne que la menace d'une extension-dissolution de l'Europe existe bien.
Q - Comprenez-vous Nicolas Sarkozy qui prévoit de faire voter à nouveau l'UMP sur la Turquie le 6 mars ?
R - Je ne suis pas pour éluder les questions qui se posent à nos concitoyens, même les plus brûlantes. Quant à ce vote interne, était-il indispensable ? Ce n'est pas à moi de le dire...
Q - Ne dramatisez-vous pas la crise que vivrait le pays ?
R - Non, la crise est dans les esprits. C'est une crise sociale avec de plus en plus de Français qui voient leur revenu disponible s'effondrer, et, par exemple, le prix du logement exploser. Ceux-là n'ont pas de porte-parole. C'est une crise de la démocratie. La concentration des pouvoirs entre les mains d'un seul homme et d'un seul parti n'a jamais été si impressionnante. On essaie d'imposer, par intimidation, l'idée qu'un certain nombre de questions ne doivent pas être posées. Le Parlement est tenu pour rien. Et probablement, s'agissant des médias, y aurait-il des questions voisines à poser. Il faut d'urgence déverrouiller cette société française. Sinon, je ne sais pas quelles formes prendra la crise, mais elle sera inéluctable. Notre pays est devant un mur de blocages. Il ne sert à rien de vouloir l'ignorer. Sinon, la réalité se chargera de le rappeler.
Propos recueillis par Dominique de Montvalon et Ludovic Vigogne
(Source http://www.udf.org, le 19 janvier 2005)