Texte intégral
Jean-Michel APHATIE : Bonjour Laurent Fabius. Le Président de la République a solennellement appelé les Français hier à voter "Oui" au traité constitutionnel. "Ne vous trompez pas de question", leur a t-il dit. De votre point de vue, Laurent Fabius, Jacques Chirac en a t-il trop fait ? S'est-il mis en danger hier soir ?
Laurent FABIUS : J'ai trouvé que les dix minutes de son intervention, c'était finalement un raccourci de dix ans de chiraquisme. C'est comme ça que je les ai vécues. Le début, c'est parti assez fort. Très vite, c'est devenu négatif... Et puis, ça a mal fini.
Q - Mal fini en quoi ?
R - Je reprends. Dans son intervention, le début était fort. Il y avait un ton, que certains trouveront offensif, d'autres plutôt véhément, mais il y avait une tonalité. C'est comme ça que je l'ai senti. Evidemment, quand on rentre dans le fond, il y a beaucoup de contradictions. Quand on nous dit : "Il faut une grande politique de la recherche et de l'industrie", tout le monde est d'accord. Mais le problème, c'est que c'est exactement le contraire de ce que propose monsieur Chirac en réduisant le budget. Et puis il y a beaucoup de contradictions. Mais il y avait un ton.
Ensuite, il est passé à la dénégation. Ce qu'il a fait d'ailleurs très souvent pendant la campagne. C'est-à-dire qu'il explique que si on vote "Non" c'est qu'on est anti-européen. C'est pas vrai du tout ! C'est pas vrai du tout ! Il y a des millions de Françaises et de Français comme moi qui sont profondément pro-européens, qui vont voter "Non" parce qu'ils ne sont pas d'accord avec ce texte. Et puis quand je dis "il a mal fini", c'est la fin de son intervention, hier. Lorsqu'il a dit : "Nouvelle impulsion" ! Alors là, les clignotants rouges s'allument, parce qu'on a entendu cette expression je ne sais pas combien de fois. Et on se dit, avec un frémissement d'allégresse : "Qu'est-ce que ça va être cette nouvelle impulsion, peut-être Monsieur relooké ?"
Q - ... Un nouveau Premier Ministre ? Vous savez ce qu'est la politique Laurent Fabius, un nouveau Premier Ministre...?
R - ... Ou alors un membre de son gouvernement. Mais je dirais volontiers que les deux mamelles du chiraquisme, c'est la nouvelle impulsion et la bière Corona. C'est comme ça, les deux piliers...
Q - Mais est-ce que le Président de la République vous a semblé s'éloigner de son rôle, sortir de son rôle en faisant cette intervention hier soir, ou vous a t-elle paru naturelle, de la part de celui qui a provoqué le référendum ?
R - Qu'il dise ce qu'il pense, ça me parait tout-à-fait normal. Après tout, c'est lui qui a négocié ce Traité - même si on peut contester les termes de la négociation - c'est lui qui l'a signé, qu'il le défende c'est normal. Mais je crois que ce n'est pas faire une injure au chef de l'Etat que de dire que dans cette campagne, il a été extrêmement présent. Il y a eu trois interventions marquantes, plus une intervention spéciale Outre-Mer. La première intervention avec les jeunes, dont j'ai retenu la formule : "Je ne vous comprends pas". Ca, c'était très frappant. Une deuxième intervention, je crois que c'était à France 2, assez longue, et ce qui m'avait frappé c'est qu'il disait : "Si vous votez 'Non', c'est que vous êtes anti-européen". Et la troisième, c'est la même chose, c'est-à-dire une espèce de dénégation. Et c'est ça finalement qui me frappe quand j'essaie de prendre un peu de recul par rapport à toute cette campagne. On n'en connait pas les résultats, il faut faire bien attention.
Q - On voit les sondages. Dix points d'écart à 48 heures d'un scrutin...
R - Oui mais enfin, je suis comme vous...
Q - ... Ah bon...
R - Les sondages, ils se trompent souvent. On l'a vu dans le passé.
Q - ... Et quelquefois, ils ont raison...
R - Oui, quelquefois. Mais la seule chose qui compte, c'est le vote. Et pour que cette campagne - qui a été bonne je crois sur le fond, il y a eu un vrai débat dans le pays - soit significative, il faut que les gens aillent participer. C'est l'appel que je lance. La particularité d'un référendum, c'est que la voix de chaque citoyen compte autant que la voix de monsieur Raffarin. Donc il faut participer.
Q - Vous l'avez souvent dit Laurent Fabius, vous l'avez même répété tout-à-l'heure, votre "non" n'a rien à voir avec un "Non" anti-européen...
R - Bien sûr.
Q - ... Avec le "Non" de l'extrême droite. Votre "Non", Laurent Fabius, a t-il à voir avec l'extrême gauche ?
R - C'est différent. Moi je suis pour une Europe qui progresse et qui protège. Et je pense que c'est pour cela que beaucoup de Français se retrouvent dans ce "Non", qui est européen, mais qui veut une Europe différente. Alors vous parlez de l'extrême gauche. Elle a sur beaucoup de points des idées différentes des miennes. Moi je suis socialiste. Je suis un réformiste socialiste.
Q - Mais pouvez-vous dialoguer avec l'extrême gauche après ce scrutin ? Imaginez vous poursuivre avec elle ce que cette campagne a montré comme proximité ou convergences ?
R - Ecoutez, moi j'ai une idée simple, on me dira peut-être "simpliste". Il faut d'abord rassembler les socialistes, ensuite rassembler la gauche pour rassembler les Français. C'est l'indication que donnaient, pour citer de grands noms, Jaurèsn, plus près de nous Mitterrand. Ca reste vrai aujourd'hui. Alors, il y a des différences très importantes par rapport à l'extrême gauche. Mais à partir du moment où on veut rassembler la gauche il faut s'adresser à tout le monde...
Q - Y compris à l'extrême gauche ?
R - A tout le monde. A tous les électeurs.
Q - Une vérification concrète : on vous a vu avec José Bové. C'est une image qui a marqué, on l'a beaucoup commentée pendant cette campagne. Laurent Fabius, ce matin, dites-nous : la Taxe Tobine, par exemple, bonne ou mauvaise idée ?
R - Très difficilement praticable.
Q - Vous disiez il y a quelques années que c'était "une connerie" - je vous cite. Vous le diriez ce matin ?
R - Difficilement praticable, et en tout cas impossible avec cette Constitution. Vous l'avez lue attentivement cette Constitution...
Q - Si la Constitution n'est pas adoptée, ça veut dire que vous pourriez la défendre...
R - Je réponds successivement, puisqu'il est dit dans la Constitution qu'on ne peut pas, au niveau européen, prendre des dispositions qui freinent les mouvements de capitaux. C'est le cas de la Taxe Tobine. Non, ce que je crois, c'est qu'il faut avoir une régulation mondiale, et réfléchir à toute une série de systèmes qui permettent de financer cette régulation mondiale. Voilà.
Q - Quel climat au parti socialiste après cette campagne Laurent Fabius...
R - Il faudra se rassembler.
Q - Non mais aujourd'hui, il faudra se rassembler après, mais là, aujourd'hui, comment vous sentez le climat ?
R - C'est sûrement pas très facile. Mais moi je me suis imposé une règle dans toute cette période, que je n'ai d'ailleurs pas eu du tout de mal à respecter, c'est "jamais d'invectives, jamais de polémique". La politique, oui, parce que c'est un grand débat politique. Mais la polémique, non. Et je crois que c'est cette règle-là qu'il faut continuer à suivre. Et puis il y aura les résultats. Les Français vont s'exprimer. Et c'est ça un référendum, c'est pas un choix entre "Oui" et "Oui"... Les gens qui vont voter sont parfaitement respectables. Il n'y a pas d'un côté la lumière, et de l'autre côté la nuit. Bon moi j'ai fait un choix. Beaucoup de Français font le même choix. D'autres vont faire un autre choix. Mais, s'agissant des socialistes, il faudra de toutes les manières les rassembler, et tenir compte - parce que c'est la démocratie - du vote des électeurs.
Q - Vous avez fait un choix, beaucoup ne le comprennent pas. Simone Veil, dans "Le Point" cette semaine : "Je ne comprends pas qu'il s'autocritique - elle parle de vous, bien sûr - en reniant ce qu'il a lui-même signé, et ce pourquoi il s'est beaucoup engagé"...
R - Alors on peut s'expliquer un instant là-dessus ?
Q - Rapidement, oui...
R - Oui, mais enfin il faut quand même s'expliquer. J'ai effectivement, par exemple, voté pour le traité de Maastricht. Pourquoi ? Parce que Maastricht, c'était le choix de l'euro, et que avec François Mitterrand, avec Helmut Kohl, avec beaucoup d'autres, je pensais, je pense toujours que l'euro est un instrument de souveraineté, face aux Etats-Unis, face à la Chine, etc. Bien. Je ne le renie pas. Mais en même temps, dans le traité de Maastricht, il y avait l'irrespondabilité de la Banque centrale. Il faut rappeler ça. Et le fait que la Banque centrale devait s'occuper de prix, et pas de la croissance et de l'emploi. Aujourd'hui, nous sommes treize ans plus tard, nous avons l'expérience. J'ai l'expérience, j'ai été ministre de l'Economie et des Finances. Et je dis que cette partie-là n'est pas bonne. Et quand on me propose, quand on nous propose de la remettre dans la Constitution, je dis "non". Car je pense qu'avec 22 millions de chômeurs, la priorité c'est la croissance et l'emploi. Donc, oui à l'euro, mais non aux dispositions sur l'irresponsabilité de la Banque centrale.
Q - Ce matin Laurent Fabius, vous n'êtes toujours pas le chef du "Non" ?...
R - Il n'y a de chef. Je suis un des porteurs du "Non"...
Q - Il y a un chef du "Oui", mais il n'y a pas de chef du "Non" ?...
R - Il y a beaucoup de gens en tout cas qui vont se prononcer, en disant "Oui à l'Europe, mais une Europe sociale, et non pas une Europe libérale"...
Q - Laurent Fabius, qui n'est pas le chef du "Non", au moins jusqu'à dimanche soir, était l'invité d'RTL ce matin. Bonne journée
(Source : Premier ministre, Service d'information du Gouvernement, le 27 mai 2005)