Déclaration de M. Christian Poncelet, président du Sénat, sur la proposition d'Alain Juppé et de Jacques Toubon, pour l'édification d'un modèle institutionnel rénové pour l'Union européenne et sur leur projet d'une constitution pour l'Europe, Paris le 28 juin 2000.

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Circonstance : Colloque "Quelle constitution pour quelle Europe ?" au Sénat, le 28 juin 2000

Texte intégral

Monsieur le Premier Ministre et cher Alain Juppé,
Monsieur le Ministre et cher Jacques Toubon,
Mesdames et Messieurs les Présidents, Ministres et Commissaire européen,
Chers collègues,
Mesdames et Messieurs,
Permettez-moi de vous dire combien il m'est agréable de vous accueillir et de vous souhaiter la bienvenue car j'ai de très nombreuses raisons de me féliciter de la tenue de ce colloque.
Tout d'abord, venir débattre ici de l'avenir institutionnel de l'Europe, confirme le Sénat dans sa vocation naturelle de chambre de réflexion et d'assemblée engagée dans la construction européenne.
Ensuite, votre colloque apporte une contribution française à un débat ancien, mais qui retrouve une grande et belle actualité. En effet, entre le projet de traité d'Union adopté par le Parlement européen en 1984 et le discours prononcé à titre personnel, le 12 mai dernier, par le ministre allemand des affaires étrangères, nombreux sont ceux qui, comme Jacques Delors et Helmut Schmidt, ont réfléchi à l'avenir de la communauté européenne. Je tiens à rappeler que le projet présenté aujourd'hui est la onzième version de votre réflexion, fruit de deux ans de travaux.
Si vous me le permettez, et c'est le privilège de celui qui ouvre ce colloque, je vais vous livrer les réflexions que m'inspire la question " Quelle Constitution pour quelle Europe ? ". Au passage, je considère comme un progrès que les mots ne soient plus tabous : on parle plus aisément aujourd'hui de constitution et de fédéralisme, bien que ces termes recouvrent des notions différentes selon les diverses cultures juridiques et politiques européennes.
Bien que redoutable, la question " Quelle Europe ? " est, en soi, un motif de satisfaction. Elle montre, en premier lieu, le caractère éminemment attractif de la construction imaginée il y a quelque cinquante ans par Robert Schuman et Jean Monnet. Elle prouve aussi et surtout que l'Europe s'est en quelque sorte retrouvée.
La chute du mur de Berlin et l'effondrement des " pays de l'Est " ont d'un coup réunifié la famille européenne. La perspective du " grand élargissement " pose désormais la question des frontières de l'Europe. Le critère géographique se révèle peu opérant. Si à l'Ouest, la Grande-Bretagne a définitivement préféré l'Europe au grand large, à l'Est, l'incertitude demeure. L'histoire, la culture et la religion font de l'Arménie, de la Géorgie, et donc aussi l'Azerbaïdjan, des pays européens à part entière. Il n'y a pas de frontière naturelle quand il y a continuité territoriale, l'Europe n'étant, aux yeux de Paul Valéry, " qu'un petit cap occidental du continent asiatique ".
Le facteur historique ne permet pas non plus de dégager un caractère européen. L'histoire a déchiré les Européens. Elle les a soumis aux influences extérieures, mais jamais elle n'est parvenue à les souder. Les empires romain, byzantin, ottoman et soviétique comprenaient l'Europe, mais également d'autres contrées. Les empires germanique, napoléonien, austro-hongrois ou tsariste ne couvrirent jamais tout le continent.
Bref l'Europe est insaisissable si l'on ne retient pas une approche quasi-spirituelle de l'identité européenne. Pour Milan Kundera, l'Européen est celui qui a la nostalgie de l'Europe !
A l'Ouest après la deuxième guerre mondiale, à l'Est depuis la fin du communisme, l'Europe c'est avant tout la paix et la liberté. En dépit et à cause des souffrances, des horreurs et des lâchetés de l'histoire, l'identité européenne est ce primat de la dignité de la personne humaine, un sens profond de la justice et de la liberté, une certaine vision du travail, du lien social et de la famille, le respect de la vie, la tolérance, l'esprit d'initiative, le désir de coopération et de paix.
Fort de ce constat, construire l'Europe revient à promouvoir cette vision de l'homme qui nous est commune à nous, Européens.
Ainsi, outre la réalisation d'une prospérité partagée, objectif du marché commun, les buts de la construction européenne comprennent aujourd'hui la garantie de la défense et de la sécurité de l'Europe, la protection de la santé et de l'environnement, la justice et la lutte contre toutes les formes de criminalité, la promotion de la culture et de la connaissance, la facilitation des transports et de la circulation.
C'est donc dans un contexte doublement mouvant, à la fois parce que le nombre des participants peut encore varier et parce que les besoins à satisfaire, les objectifs à réaliser ensemble, ne sont pas fixes, qu'il faut se poser la question de l'organisation institutionnelle la plus adéquate pour y répondre.
Cela a été dit et répété, la construction européenne telle qu'elle progresse depuis 50 ans est sui generis. Elle progresse de façon mesurée, pacifique et consensuelle. Fruit des leçons tirées d'un conflit sans pareil, elle n'est pas le résultat d'une guerre. Elle ne s'est jamais faite que par le consentement de ses Etats membres, au nom de leurs intérêts bien compris, mais sans contrainte extérieure.
Une autre spécificité de la construction européenne est qu'elle crée une entité nouvelle à partir des Etats membres qui ne disparaissent pas pour autant. Il me semble que cette particularité si forte, à savoir la coexistence d'approches communautaire, intergouvernementale et nationale doit perdurer. En effet, les Etats continueront d'exister comme acteurs et comme repères indispensables.
Dans ce contexte, le recours à une seule des notions de fédéralisme, de confédéralisme ou de souveraineté nationale est réducteur. Il ne s'agit pas de choisir entre l'un des trois systèmes, mais de retenir une combinaison des trois.
Ces nombreuses contraintes étant identifiées, voilà les principes essentiels qui, selon moi, doivent sous-tendre l'acte fondamental qu'est une constitution européenne :
1° Le principe démocratique : il importe avant tout de rapprocher la construction européenne du citoyen. Ce postulat suppose que l'acte constitutionnel proclame les valeurs de notre civilisation et dégage les droits et les devoirs des citoyens européens, qu'il définisse les objectifs essentiels de la construction européenne et qu'il érige des institutions, fondées sur la légitimité populaire.
2° Le principe de liberté : s'il apparaît justifié que l'influence de chaque Etat soit pondérée en fonction de son importance, notamment démographique et économique, les Nations doivent toutes bénéficier du même respect, qu'elles comptent un million, sept millions ou soixante-dix millions d'habitants. Le système dit des coopérations renforcées cesserait de susciter des inquiétudes s'il était d'emblée et clairement établi qu'il est par essence ouvert à tous. Je ne vois pas au nom de quelle règle on établirait par avance une liste des admis et une autre des exclus. Ni Airbus, ni l'euro, ni l'Europe de l'espace ou de la recherche ne se sont faits entre les seuls Etats fondateurs de la Communauté économique européenne de 1957.
L'Europe de demain doit être ouverte à tous les Etats qui décideraient de s'y joindre pour y participer librement. La notion de " pôle d'attraction ouvert " évoquée par Joschka Fischer me séduit.
3° Je voudrais encore ajouter un troisième principe, celui de l'efficacité. Il faut rationaliser les règles de coopération entre les institutions et maintenir le principe de subsidiarité, c'est-à-dire la recherche du meilleur niveau possible d'action, communautaire, intergouvernementale ou national, au service du citoyen européen.
Mesdames et Messieurs,
Le projet de constitution européenne que nous proposent aujourd'hui Alain Juppé et Jacques Toubon apporte une contribution substantielle et originale au débat. Il a le mérite, essentiel à mes yeux, de rapprocher la construction européenne du citoyen par le procédé le plus démocratique qui soit, celui de l'élection, qu'elle soit directe ou indirecte. Votre idée de transformer la Commission européenne en Gouvernement élu en constitue la preuve évidente. Je me félicite également qu'une des voies que vous envisagez, comme Joschka Fischer, soit la création, à côté du Parlement européen, d'une deuxième assemblée parlementaire - le Sénat européen - destinée à assurer le lien entre les autres institutions européennes et les représentations nationales. Le bicamérisme est assurément une idée d'avenir.
S'agissant enfin de la méthode, le projet présenté aujourd'hui ne saurait être débattu entre émissaires des seuls Gouvernements. Mon ami et collègue Hubert Haenel pourra nous parler de la convention chargée d'élaborer le projet de charte des droits fondamentaux. Une telle enceinte, regroupant des représentants des Gouvernements, mais aussi des Parlements nationaux, du Parlement européen et la Commission, pourrait constituer un cadre pertinent de discussion, entre Etats membres mais peut-être aussi avec les pays candidats, du projet de constitution européenne.
Pour ma part, je souhaiterais réunir, à l'occasion de la COSAC qui aura lieu en octobre prochain sous présidence française, les Présidents des Sénats de l'Union européenne pour réfléchir ensemble sur ce thème.
Cher Alain, cher Jacques,
Votre initiative apporte une bouffée d'oxygène. Elle nourrit la discussion de façon vivante, intelligente et réelle.
Vous présentez un modèle institutionnel original et rénové, car il fonde plus directement le pilier communautaire sur l'élection et laisse toute leur place aux Etats membres. Je suis persuadé que ce projet constitue une réponse au défi institutionnel que nous lance le grand élargissement de l'Union européenne, sa " nouvelle frontière ".
Mais, comme le Président Vaclav HAVEL devant le Sénat, en mars 1999, je réclame pour l'Europe un supplément d'âme, une vision à la mesure des idéaux européens et des attentes de nos concitoyens. Nous ne ferons progresser l'idée européenne que si elle parle, directement, au coeur des Européens. Il faut qu'ils cessent dans leur majorité d'y voir une machine compliquée, peu transparente, voire inefficace. Au nom de notre histoire, de nos valeurs et des enjeux de l'avenir, l'Europe mérite mieux que cela !
Il nous appartient aussi et avant tout de relever ce défi.
Je vous remercie.
(source http://www.senat.fr, le 22 novembre 2000)