Interview de M. Jean-Louis Debré, président de l'Assemblée nationale, à France 2 le 23 mars 2005, sur la campagne du référendum pour la Constitution européenne et sur la révision de la directive européenne sur les services demandée par M. Jacques Chirac, président de la République, lors du Conseil européen de Bruxelles.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Réunion du Conseil européen à Bruxelles le 23 mars 2005

Média : France 2 - Télévision

Texte intégral

Q- Les intentions du "non" au référendum sur la Constitution européenne l'emportent aujourd'hui sur le "oui". Est-ce que ce mouvement peut s'inverser ?
R- Oui. Je ne comprends pas très bien ce qui se passe, naturellement je comprends parfaitement que nos compatriotes soient inquiets, n'arrivent pas à voir très clairement l'avenir. Mais attendez, il faut retomber sur terre. L'Europe est une nécessité aujourd'hui, il y a des grands ensembles. Vous avez les Etats-Unis, vous avez l'Asie, vous aurez demain l'Inde et si on veut exister, on va rester tout seul ! On va casser l'Europe ? C'est absurde. Et puis pendant 20 ans, nous gaullistes, on a réclamé une autre Europe, on a dit : on en a assez que Bruxelles fasse tout, décide tout et enfin on a une Constitution où les règles du Parlement européen sont fixées, celles du Parlement national également, où le principe de subsidiarité est marqué. On a ce que l'on souhaitait et on va tout d'un coup dire : "non" ! Attendez ! On n'en veut pas !". Est-ce qu'aujourd'hui, au moment où nos enfants traversent le monde, pour un oui...
R- Ils sont très Européens d'ailleurs. Ils connaissent parfaitement tous les mécanismes pour aller faire des études ailleurs.
Q- Très Européens... Où pour un "oui" ou pour un "non", on peut aller en Angleterre, en Espagne, en Italie et dans d'autres pays, nous on va se replier sur nous-mêmes, se recroqueviller ? Tout ça est un non-sens. Alors oui, je comprends parfaitement que les Français soient angoissés, parce qu'il y a du chômage, parce qu'il y a une désespérance aujourd'hui de ne pouvoir espérer dans l'avenir.
Q- Oui, les Français sont grognons franchement.
R- Ils sont grognons, ils ont la bouche pâteuse. Mais attendez ! ce n'est pas en se repliant chez soi, en s'enfermant à clé et en disant "je ne veux pas voir la réalité" qu'on va régler le problème.
Q- Je vais poser la question autrement : J.-P. Raffarin, dans le dernier sondage, atteint 30 % de popularité. Est-ce qu'à un moment donné - et on le sait bien, les référendums, on répond à une autre question - est-ce que quand les Français disent "non", ils ne disent pas "non" à J.-P. Raffarin ?
R- Ecoutez, je ne sais pas. Moi, je voudrais qu'ils répondent "oui". "Oui" à l'Europe, "oui" à l'avenir, "oui" à l'avenir de leurs enfants. Et l'avenir, ce n'est pas de se replier sur soi, c'est de construire un ensemble qui puisse s'opposer aux Etats-Unis, à l'Asie, à l'Inde, qui compte une Europe politique. C'est ce que nous souhaitons depuis longtemps. Alors laissons, toute autre considération à l'écart.
Q- Vous aviez souhaité que J. Chirac s'implique davantage dans la campagne. Est-ce que vous considérez qu'au sommet européen, où en quelque sorte il a eu raison de la directive du député Bolkestein, vous considérez en effet que c'est un premier pas pour redoper un peu le "oui" ou en tout cas affaiblit les raisons de dire "non" ?
R- Mais J. Chirac ne fait que s'impliquer. D'abord il a mobilisé et veut mobiliser les Français, pour que la France en Europe soit à la tête des nations qui avancent et puis on l'a vu très clairement, les uns et les autres criaient contre la directive Bolkestein. Lui, qu'est-ce qu'il a fait ? Il est allé voir les présidents des Etats européens et il a dit "je n'en veux pas". Et c'est réglé avec les Allemands, avec un certain nombre d'autres pays, oui, on a débarrassé le débat européen de cette directive. Aujourd'hui, c'est clair, J. Chirac s'est implanté. Il s'implante, parce qu'il veut construire l'Europe de demain, parce qu'il veut que nos enfants continuent à vivre dans la paix, comme nous avons vécu en paix.
Q- Est-ce qu'il y a quand même une forme d'inquiétude au sein du Gouvernement ? Par exemple, on voit que J.-P. Raffarin a décidé, toutes affaires cessantes, d'aller voir ses anciens nouveaux amis, enfin je ne sais plus comment il faut dire, de l'UDF qui disent d'ailleurs eux-mêmes, gentiment si je puis dire, que ce qui serait idéal, c'est qu'il annonce son départ pour après le référendum, comme ça, ça permettrait d'y voir plus clair ?
R- Oui, on peut toujours être méchant. Le problème n'est pas le départ ou le maintien de Raffarin. Ca n'a rien à voir.
Q- Enfin ce n'est pas ce que dit monsieur de Villepin, mais on y reviendra tout à l'heure.
R- Cela n'a rien à voir. Il y a l'Europe, et l'Europe c'est essentiel pour la France, pour nos enfants. Et puis il y a le microcosme parisien et politique qui adorent les paris sur l'avenir et sur "on maintient Untel, on change Untel". Tout ça n'a aucun intérêt.
Q- Enfin le microcosme, excusez-moi, au sein du gouvernement, tout le monde y participe ? Monsieur de Saint-Sernin, qui est membre du Gouvernement, dit qu'avec 30 % en effet c'est un peu insuffisant. Ce qui n'est quand même pas très gracieux pour son Premier ministre.
R- Que tous ces personnages, toutes ces personnalités se taisent et essaient de convaincre les Français du combat européen qui est le grand combat de la France. Nous nous sommes toujours fait une certaine idée de la France : une France forte, fière, qui donne le la en Europe. Alors laissons les gens qui s'amusent et qui se préoccupent uniquement de leur carrière. Moi, ce qui nous intéresse et ce qui intéresse les Français, j'en suis persuadé, c'est qu'on parle de l'Europe, de l'Europe que l'on eut construire et non pas du destin de Pierre, Paul ou Jacques.
Q- Alors parlons du destin de Dominique, puisque vous déjeunez avec lui aujourd'hui. Je veux parler de Dominique de Villepin...
R- Vous êtes incorrigible.
Q- C'est mon métier. Je fais la mouche du coche, je suis payée pour ça... Alors D. de Villepin, donc, qui vient déjeuner avec vous aujourd'hui, il paraît qu'il est allé voir J. Chirac en lui expliquant qu'il fallait absolument qu'il change de Premier ministre et que ça a beaucoup énervé le président de la République ?
R- Je ne sais pas.
Q- Ah ! Vous ne savez pas !
R- Non.
Q- Vous allez lui poser la question peut-être à midi ?
R- Non ! Ca ne m'intéresse pas. Ca ne m'intéresse pas. Ce que je voudrais dire...
Q- Alors vous allez me dire quoi ?
R- Comment est-ce qu'on peut continuer dans ce pays à faire des réformes, à bouger, à avancer ? Qu'on arrête de se regarder le nombril, qu'on arrête de s'intéresser à son propre destin et qu'on s'intéresse à celui de la France. Il y a des réformes à faire, dans notre ordre interne et il y a surtout à prendre la tête du combat pour le "oui" pour l'Europe. C'est ça que je veux voir avec...
Q- C'est vous qui allez prendre la tête de ce combat ?
R- Mais ce n'est pas moi, c'est tous ensemble. Ce n'est pas un combat d'un homme, c'est un combat d'une équipe, de tous ceux, à droite comme gauche.
Q- Est-ce qu'il y a une stratégie qui est arrêtée ? Parce que là, il y a un séminaire gouvernemental aujourd'hui, excusez-moi, sur le développement durable ! Alors bon, on s'en doute ça intéresse beaucoup de gens. Mais enfin, il y a peut-être plus urgent que le développement durable ? Est-ce qu'il y a une stratégie qui a été arrêtée ? Est-ce qu'il y a une feuille de route qui a été distribuée, pour dire : voilà, on va se battre pour le "oui" avec telle et telle méthode ?
R- La feuille de route, c'est que les uns et les autres ne s'intéressent pas, un moment, à leur propre carrière personnelle et se mettent derrière le président de la République qui montre la voie sur la construction de l'Europe. C'est ça le grand défi de la France. Alors il faut savoir toujours en politique écarter ce qui est accessoire de l'essentiel. L'essentiel, c'est l'Europe, l'accessoire c'est la carrière des uns et des autres.
Q- J.-L. Debré, on vous a entendu quand même plusieurs fois dire à propos de J.-P. Raffarin, que ce n'était pas toujours très lisible, que ça manquait d'ampleur, que ça manquait de souffle. Et là aujourd'hui, vous dites que ça n'a pas d'importance, il faut s'intéresser à autre chose.
R- Je viens de vous dire, soyons lisibles et lisibles ce n'est pas de s'intéresser au destin des uns et des autres. Lisibles, c'est de considérer que la France a une mission en Europe et que l'Europe ne se construira que si la France est forte, d'où des réformes de continuer à faire des réformes en France et d'où la nécessité de montrer à l'ensemble des peuples d'Europe, que la France a une vision de l'Europe de demain.
Q- Donc on n'est pas dans une sorte de référendum ambiance avant 68 où les Français diraient "non" parce qu'ils ont envie de mettre un grand coup de pied dans la fourmilière ?
R- Que les Français aient des raisons d'être pessimistes, inquiets,
préoccupés, oui, il y a du chômage, oui, il y a un développement d'une
certaine misère sociale, oui c'est vrai. Mais ce n'est pas en se repliant
sur soi qu'on règlera ces problèmes. Bien au contraire.
Q- Bien.
R- Vous m'avez compris ?
Q- Oui, je vous ai compris.
R- Vous votez " oui " ?
D'accord, il faut voter, enfin c'est ce que dit le président de
l'Assemblée nationale, moi, je ne prends pas position évidemment.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 23 mars 2005)