Entretiens de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, dans "Le Monde" du 3 mars 2005, sur les grands dossiers de politique étrangère, notamment la promotion de la démocratie et des droits de l'homme dans le monde par l'Union européenne, les relations américano-européennes, la non-prolifération des armes nucléaires, le dialogue israélo-palestinien et le sort de la journaliste française prise en otage en Irak.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

(Entretien de Michel Barnier dans "Le Monde" du 3 mars 2005)
Q - Les événements du Liban vous semblent-ils illustrer la thèse américaine de la démocratisation nécessaire du Moyen-Orient ?
R - C'est surtout une aspiration populaire qui, comme en Ukraine, entraîne un changement. Il faut que les Libanais aient la claire conviction que ce mouvement est le leur. Il est important que, là comme ailleurs, on ne décrète pas la démocratie, mais qu'elle vienne des peuples.
Q - Revenons sur le changement de climat dans la région : révolution au Liban, annonce d'élections pluripartites en Egypte, élections en Irak...
R - Vous pouvez ajouter - sans que ni Bruxelles ni Washington aient imposé quoi que ce soit, sinon proposé un accompagnement - la formidable preuve de maturité et de dignité apportée par les Palestiniens pour l'élection présidentielle...
Q - N'est-ce pas le signe que la politique américaine commence à porter ses fruits ?
R - La promotion de la démocratie et des Droits de l'Homme est-elle seulement américaine ? Les Européens auraient tort d'oublier que ce combat pour la démocratie est à l'origine même du projet européen. C'est un combat ancien. Nous sommes, nous, Européens, à l'origine de la Déclaration des Droits de l'Homme, et notre règle de conduite a toujours été la souveraineté des peuples. C'est l'essence même du projet européen. Les Européens doivent mieux faire connaître leur doctrine en matière de démocratie. Nous pouvons souscrire au principe qu'un monde plus démocratique est la garantie d'un monde plus sûr et plus stable. Mais les Européens doivent ajouter quelque chose : un monde plus sûr, plus démocratique, plus libre, devra être aussi un monde plus juste. En mettant en avant ces valeurs, l'Union européenne a joué un rôle mobilisateur pour ses voisins ; et cela a marché...
Q - On a l'impression que ce rôle est limité au continent...
R - Au-delà des frontières de l'Europe, qu'il faudra bien définir un jour, notre attitude doit être : ni complaisance ni arrogance. Nous sommes décidés à faire progresser la cause de la démocratie, mais nous voulons le faire dans le dialogue et l'écoute des autres. Il faut tenir compte de chaque situation locale. Regardez l'Ukraine, le Liban, le Togo : à chaque situation correspondent des démarches différentes, et, partout, les choses avancent grâce aux peuples eux-mêmes, même si nous les aidons et les encourageons.

Q - La France, l'Europe - et pas seulement elles - ont parfois été complaisantes vis-à-vis de régimes peu démocratiques...
R - Vous me demandez ce que je pense aujourd'hui, ce que nous voulons faire, nous, Français, avec les autres Européens, pour l'avenir. Je vous réponds : ni complaisance ni arrogance pour faire progresser la démocratie. J'ai ajouté la condition qui, selon nous, est nécessaire à la réussite de ce combat pour la démocratie et la liberté : c'est qu'on s'attaque aussi aux injustices, aux humiliations des peuples. Il n'y aura pas de grand mouvement pour les réformes démocratiques au Moyen-Orient s'il n'y a pas la paix et le développement.
Q - Les Américains comprennent-ils cette position ?
R - George Bush est venu en Europe au lendemain de sa réélection. C'est un geste important. On se parle plus souvent et plus normalement. La réunion entre le Conseil européen et le président américain est apparue comme le cadre naturel du dialogue transatlantique à son niveau le plus élevé. Sans formaliser trop les choses, il faudrait rendre de telles réunions plus régulières. Condoleezza Rice a dit, ici, à Paris : les Etats-Unis ont besoin d'une Europe forte. J'ai ajouté, sans malice : les Européens aussi ! Le monde va mieux quand Européens et Américains travaillent ensemble et aucune puissance, fût-elle la première, ne peut gagner seule le défi de la démocratie dans le monde, celui de la pauvreté, ou encore celui de la lutte contre le terrorisme.
Q - En Iran, par exemple, les Américains sont-ils prêts à soutenir la démarche européenne ?
R - Tout le monde a intérêt à sa réussite : les Américains comme les autres. Il faut lui donner toutes ses chances. Parmi ces chances, il y a le soutien des Etats-Unis, auxquels nous avons demandé un appui, essentiellement sur deux points : l'adhésion de l'Iran à l'OMC -Organisation mondiale du commerce- et une coopération dans l'aéronautique civile. Je comprends qu'à Washington la réflexion suit son cours.
Q - Ne craignez-vous pas que le récent accord entre la Russie et l'Iran sur la fourniture de combustible nucléaire soit détourné à des fins militaires ?
R - Le contrat prévoit le retour en Russie du combustible nucléaire irradié dans la centrale de Bouchehr. Il vise donc à empêcher tout détournement à des fins militaires et permet l'approvisionnement de cette centrale avec toutes les garanties nécessaires. J'ajoute que les Russes ont toujours manifesté clairement leur soutien à la démarche européenne.
Q - Un soutien plus marqué que celui des Américains ?
R - Oui, parce que les Américains, jusqu'à une date récente, exprimaient beaucoup de scepticisme. C'est l'un des points où la visite du président Bush a été très utile. Les Américains réfléchissent maintenant à la manière de nous aider. De notre côté, les trois Européens doivent afficher une attitude de grande fermeté : nous voulons réussir, mais, si les Iraniens devaient revenir sur leurs engagements de suspension de leur cycle d'enrichissement, ils ne doivent pas avoir de doutes sur notre détermination à en tirer toutes les conséquences, y compris par la saisine du Conseil de sécurité des Nations unies. Nous n'en sommes pas là.

Q - Comment jugez-vous la situation au Proche-Orient ?
R - Il y a clairement une ambiance nouvelle entre Israéliens et Palestiniens. Il faut être lucide, se méfier de l'euphorie. Il y a, de part et d'autre, des gens qui ne veulent pas la paix et ceux qui la veulent n'ont pas beaucoup de temps devant eux. Mais il y a, de chaque côté, deux hommes d'Etat qui ont du courage. Malgré une très forte opposition au sein de son propre parti, Ariel Sharon veut se retirer de Gaza et d'un certain nombre de villes de Cisjordanie. Mahmoud Abbas fait également preuve de courage en réformant l'Autorité palestinienne, tout particulièrement en matière de sécurité. Une des clés pour la paix est de soutenir l'Autorité palestinienne dans la poursuite des réformes. C'est l'objet de la réunion qui s'est tenue -mardi 1er mars- à Londres et qui doit permettre de relancer la "Feuille de route". Au-delà de Londres, il est essentiel d'organiser un nouveau rendez-vous avec toutes les parties, au deuxième semestre 2005, qui prenne la forme d'une conférence internationale. La paix au Proche-Orient est la priorité numéro un de la relation transatlantique et j'ai été très heureux d'entendre le président des Etats-Unis le dire lui-même à Bruxelles.
Q - En Irak, jusqu'où la France peut-elle aller pour aider les nouvelles autorités ?
R - Nous avons été actifs sur la résolution 1546 et constructifs sur la question de la dette de l'Irak. Nous avons reçu à Paris quatorze partis politiques irakiens et nous avons marqué notre disponibilité à former, en dehors du territoire irakien, plus de 1 500 gendarmes et policiers, ainsi que 200 magistrats et officiers de police judiciaire. L'Irak, on le voit bien avec l'attentat de lundi - qui a fait 118 morts et 147 blessés à Hilla -, n'est pas sorti de son drame. L'élection du 30 janvier, dont nous avons sincèrement souhaité le succès, a été une première marche. Il faut maintenant, malgré les difficultés, que les nouvelles autorités irakiennes issues des élections franchissent les autres étapes, avec le soutien de leur peuple. C'est-à-dire préparer une Constitution qui préserve une place équitable pour toutes les communautés et notamment celle des sunnites, définir une nouvelle organisation territoriale du pays tout en préservant son unité et, au-delà, mettre en place un calendrier capable de rendre progressivement et de manière réaliste la maîtrise de leur destin aux Irakiens.
Q - Comment comptez-vous faire campagne pour le référendum sur la Constitution européenne ?
R - Je voudrais d'abord saluer le "oui" pluriel de Versailles comme la préfiguration du "oui" pour la Constitution, c'est-à-dire un "oui" pluriel qui viendra d'hommes et de femmes, de gauche, de droite ou du centre, qui se prononceront sur la seule question posée et non pas sur une autre. Pour la campagne du référendum, nous allons donc parler de la Constitution. Et nous dirons en quoi cette Constitution est utile et même nécessaire pour faire fonctionner efficacement cette grande Union européenne élargie afin qu'elle soit autre chose qu'une simple zone de libre-échange, grâce à une politique sociale ambitieuse. En politique étrangère, nous rappellerons que la Constitution apporte enfin les outils pour que l'Europe soit un acteur qui tient son rang dans le monde et non pas un simple spectateur.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 mars 2005)
(Entretien de Michel Barnier dans "Le Monde" du 3 mars 2005)
Q - (Sur les images de Florence Aubenas, disparue en Irak)
R - Nous sommes à l'évidence à un tournant, mais nous n'en percevons pas encore tous les aspects. Les ravisseurs ont décidé de sortir du secret. Mais ils n'ont indiqué ni le nom ni la nature de leur groupe, ni précisé une revendication. Je veux espérer que ce nouveau développement, qui a au moins permis de voir Florence Aubenas en vie, même si c'est dans des conditions inspirant une profonde tristesse, permettra d'avancer vers sa libération.
Q - (Sur l'appel lancé par Florence Aubenas à Didier Julia)
R - Ce que nous avons vu hier, avec ces images terribles, c'est une jeune femme qui souffre et qui, dans des conditions que nous ignorons, a lancé un appel personnel à un député français. Celui-ci a indiqué, hier soir, à la télévision, qu'il connaissait probablement les ravisseurs et que ceux-ci le connaissaient aussi. En pensant seulement à la sécurité de Florence Aubenas et Hussein Hanoun, il faut tirer tous les fils possibles et explorer toutes les pistes.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 mars 2005)