Déclaration de Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux affaires européennes, sur l'Union européenne, notamment la future Constitution, l'élargissement, l'Europe sociale, la politique étrangère et la défense européenne, Washington le 26 février 2004.

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Circonstance : Voyage aux Etats-Unis, du 26 février au 2 mars 2004

Texte intégral

(Allocution lors d'un déjeuner débat à l'Institut Brookings)
(Traduit de l'anglais)
Une vision française de l'avenir de l'Europe
Tandis que nous discutons, à l'heure de déjeuner, sur les rives du Potomac, un coup d'accélérateur est donné de l'autre côté de l'Atlantique. Pas à pas, l'Europe s'unit, élabore des politiques, se renforce. Pendant longtemps, l'Europe a été un rêve. Mais comme l'a dit J. M. Coetzee : "Lorsque nous rêvons que nous sommes en train de rêver, le moment du réveil est proche". Maintenant, le temps est venu en effet, après 50 ans d'intégration et 10 ans de politique étrangère commune, de cesser de rêver d'une Europe plus intégrée à l'avenir et de réaliser aujourd'hui notre but de réunifier le continent. En effet, le monde incertain de l'après-11 septembre ne nous laissera pas de répit pour surmonter des menaces majeures comme le terrorisme ou la prolifération des armes de destruction massive. Une nouvelle Europe doit affronter de nouveaux problèmes.
Permettez-moi donc de vous décrire l'Europe que nous aspirons à construire, en France et ailleurs en Europe. Pour nous, une chose est claire : l'Europe doit être une force politique et non un simple marché. Permettez-moi de développer cette idée autour de trois cercles concentriques : l'Europe elle-même, ses voisins et le monde.
En Europe, notre objectif principal est de relever les défis politiques de l'élargissement et de l'approfondissement de notre intégration, essentiellement en adoptant la Constitution.
S'agissant de mesurer ce que la France attend d'une Europe démocratique, un seul mot doit venir à l'esprit : efficacité. Il apparaît de plus en plus clairement aux Français que l'Europe est la clé d'un monde meilleur pour leur vie quotidienne et pas seulement pour leurs dirigeants politiques, loin de là, - on dit parfois que la société est en avance sur sa classe politique à cet égard. Les Français ont deux inquiétudes : l'insécurité et le chômage. En ce qui concerne la sécurité, c'est l'Europe et sa future Constitution qui sont chargées de trouver des solutions sous la forme de nouveaux instruments, et principalement, nous l'espérons, une politique européenne dans le domaine de la Justice et des Affaires intérieures (JAI), par exemple un procureur européen, afin de faire face plus efficacement à la criminalité organisée, au terrorisme, au trafic de stupéfiants et à la traite d'êtres humains. Grâce à la détermination de la France et d'autres pays, ces instruments sont inclus dans le projet de Constitution européenne.
En ce qui concerne l'emploi, nous avons des ambitions pour ce que nous appelons le Processus de Lisbonne, la stratégie de compétitivité de l'Union européenne. De quoi s'agit-il ? De réformes structurelles. Nous sommes vivement désireux de maintenir, en Europe, notre couverture sociale mais elle doit être rendue compatible avec une meilleure compétitivité de notre économie. Il ne s'agit pas d'adopter des législations européennes mais que l'Europe agisse pour inciter les pays à l'action, afin de faire progresser les réformes. En France, nous avons un modèle social particulier auquel nous sommes attachés, cependant, avec l'aide de l'Europe, nous avançons pour réformer notre régime de retraites, pour introduire la concurrence dans des secteurs auparavant fermés tels que les transports, les télécommunications et l'énergie, pour s'attaquer de front au problème du coût des soins médicaux, pour introduire plus de souplesse sur le marché du travail quoique peut-être encore insuffisamment.
Donc, nous avons de grands projets pour l'Europe mais une inquiétude : l'Europe sera-t-elle à la hauteur de ces ambitions ? C'est ce qui explique la fermeté de la France dans la négociation sur la future Constitution, et plus spécialement sur le système de vote. Il ne sert à rien de bâtir des institutions qui n'ont aucune capacité décisionnelle. Nous sommes donc favorables au nouveau système de double majorité, même si cela nous fait perdre notre parité symbolique avec l'Allemagne : ce que nous obtenons, c'est un système où les chances d'obtenir une décision sont décuplées par rapport au système actuel Bien que l'Union européenne ne soit pas un organe fédéral, il est nécessaire de mieux respecter la démographie. C'est cela, et pas autre chose, le but que nous recherchons dans notre défense constante du projet de Constitution rédigé l'an dernier. C'est aussi ce qui explique notre détermination à élargir le champ du vote majoritaire. Tout le monde ne sait pas que cette question, elle aussi, reste pendante, alors que dans une Europe élargie, unanimité veut dire incapacité de décider ; pour cette raison, nous sommes allés jusqu'à proposer que même la politique étrangère soit décidée en recourant au vote majoritaire. C'est la raison de notre désir d'introduire dans la Constitution des conditions plus souples permettant de lancer des coopérations avec moins de 25 membres lorsque certains membres sont réticents à aller de l'avant. Cela s'est avéré une méthode fructueuse pour créer l'euro ou l'espace Schengen, par exemple, et cela pourrait être particulièrement utile en matière de justice et d'affaires intérieures ou pour améliorer notre gouvernance économique. L'efficacité est, là encore, le but que nous recherchions avec la réunion de la semaine dernière, à Berlin, entre le président Chirac, le chancelier Schröder et le Premier ministre Blair, l'idée étant de présenter des propositions et certainement pas de décider au nom des autres parce que nous savons bien que cela n'est pas possible.
Nous avons besoin de démocratie en Europe mais cela ne suffira pas en l'absence d'efficacité, ce qui explique l'attention apportée ces derniers temps à nos procédures de décision. Comme l'a dit le président Chirac il y a deux jours à Budapest, "l'union fait la force" et il nous faut trouver les moyens de traduire cela dans les faits.
Avec nos voisins, nous sommes déterminés à développer de solides partenariats afin de construire des zones de stabilité et de prospérité autour de nous
Si l'on regarde une carte, il semble que l'Union européenne soit plutôt éloignée des zones de plus fort dynamisme économique (Pacifique) et plutôt proche des grandes zones d'instabilité : nos voisins méridionaux, mais aussi la Russie et son "proche étranger" où abondent les foyers de crise. Comme nous aimons les concepts juridiques, nous avons donc introduit dans notre future Constitution un tout nouveau chapitre sur "L'Union et son environnement proche". Cette expression recouvre une priorité bien définie d'avoir une politique européenne forte pour édifier des partenariats avec ces régions voisines.
En effet, l'Europe a été un pionnier dans le développement de partenariats complets incluant le dialogue politique, le commerce et la politique d'aide, les notions de bonne gouvernance, et autant que possible, le respect des Droits de l'Homme et les contacts entre sociétés civiles. Nous avons des partenariats influents avec la plupart des régions du monde et nous sommes déterminés à les utiliser davantage dans ces situations de voisinage. Par exemple, rares sont ceux qui savent que nous avons décidé, grâce à une suggestion française, d'ajouter à tous nos partenariats une nouvelle dimension sur la non-prolifération. Grâce à cette clause, les autres dispositions de l'accord seraient suspendues si un partenaire ne coopérait pas en la matière. Le premier test sera notre négociation en cours avec la Syrie.
L'an dernier, la France a lancé une série de propositions visant à approfondir le partenariat euro-méditerranéen, appelé Processus de Barcelone, à travers lequel près d'un milliard d'euros de subventions sont dépensés chaque année pour contribuer à des programmes de réforme dans les pays partenaires, auquel il faut ajouter les prêts de la Banque européenne d'Investissements. Ce processus a également créé un libre échange de marchandises entre le Nord et le Sud de la Méditerranée et le stimule entre nos partenaires méridionaux. La cause de la réforme interne, dans certains Etats comme le Maroc, la Tunisie ou la Jordanie, par exemple, pour n'en citer que quelques-uns, a nettement progressé grâce au partenariat. D'ailleurs, c'est l'une des rares régions où Israël entretient un dialogue régulier - bien que difficile - avec tous ses voisins arabes. C'est ainsi que nous essayons d'amener la paix et le progrès dans une région qui en a cruellement besoin.
La France est également très désireuse que l'Union élabore une politique forte à l'égard de la Russie, qui ne doit pas se sentir "le perdant de la guerre froide". C'est pourquoi nous avons proposé ce que nous avons appelé les quatre "espaces communs" (économie, justice et affaires intérieures, sécurité extérieure et science/recherche). A l'intérieur de ces espaces, nous essayons de construire des programmes concrets de coopération. C'est aussi pourquoi nous nous efforçons d'établir de bonnes relations avec d'autres pays de la CEI : je me suis rendue en Géorgie le mois dernier et je recevrai un ministre ukrainien dès mon retour à Paris pour plaider avec insistance en faveur de la démocratie dans son pays.
Par conséquent, dans toute l'Europe, notre principale préoccupation est d'approfondir le partenariat.
Dans le monde, nous voulons contribuer en tant qu'Européens à résoudre les crises et les défis majeurs actuels
Le souhait de la France que l'Europe agisse globalement n'est nullement dirigé contre quiconque. Dans notre nouvelle doctrine de sécurité, la première que l'Europe ait jamais eue, notre objectif est de promouvoir un "monde plus équitable, plus sûr et plus uni". Comment l'Europe peut-elle y contribuer ?
Un monde plus équitable, parce que nous ressentons la nécessité de veiller à ce que les forces de la mondialisation, dont nous reconnaissons le grand potentiel, n'introduisent pas une déstabilisation trop rapide. C'est pourquoi les organisations internationales sont utiles, et certaines formes de réglementation doivent être mises en place. Nous soutenons avec vous l'Organisation mondiale du Commerce, le Protocole de Kyoto - sans le gouvernement américain pour l'instant - et d'autres forums. Par exemple, le cadre de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pourrait être mieux utilisé. Il s'est avéré utile pour organiser des élections et aujourd'hui, il pourrait se joindre à la lutte contre l'antisémitisme sur Internet. Nous avons lancé une initiative française à ce sujet, une conférence sur cette question à Paris, dans le cadre de la conférence de Berlin d'avril prochain sur l'antisémitisme.
Un monde plus sûr, et c'est l'objectif de la défense européenne. Après des décennies de discussions sur le "partage du fardeau", qui peut objecter à ce que l'Europe prenne la défense au sérieux ? A fortiori si, ce faisant, l'Europe est en mesure d'apporter une contribution positive à la stabilisation des Balkans - dans le cas de la Bosnie, en prenant la relève de l'OTAN pour d'autres tâches. Qui peut critiquer l'Union européenne lorsqu'elle déploie des soldats à l'appui des efforts de maintien de la paix, comme l'été dernier en Afrique ?
Nous souhaitons un monde plus uni, et c'est pourquoi nous voulons travailler avec vous. Oui, il y a eu l'Irak mais, même à cet égard, les positions se rapprochent de jour en jour. Et il y a aussi l'Afghanistan où nous sommes côte à côte, le Quartet pour le Processus de paix au Moyen-Orient, notre coopération exceptionnelle contre le terrorisme, qui sauve assurément régulièrement des vies, ainsi que la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive, pour ne citer que quelques exemples.
Pour conclure, voilà, en termes très généraux, ce que la France attend de l'Europe. Permettez-moi d'ajouter un souhait, qui est que nous développions nos efforts pour mieux nous connaître mutuellement, car je sais que nous, Union européenne, sommes une création très originale, et que pour un Européen, l'Amérique apparaît souvent à la fois fascinante et difficile à comprendre. Par conséquent, efforçons-nous de mieux nous comprendre. Dans le Livre de la Jungle, Kipling dit que la devise de la mangouste est : "Cherche et trouve". Et bien, soyons donc des mangoustes, et allons nous découvrir mutuellement. Il y a deux semaines, j'ai représenté le gouvernement français lors de l'inauguration de l'Institut transatlantique, qui a été ouvert à Bruxelles par l'American Jewish Committee. Je sais que de ce côté de l'Atlantique, dans ce même institut, vous ouvrez un "Centre européen". Pour conclure, je saisis cette occasion pour saluer ces initiatives et je lui adresse mes meilleurs voeux
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 mars 2004)
(Allocution à l'Université John Hopkins)
(Traduit de l'anglais)
La Constitution européenne et l'élargissement de l'Union européenne :
défis et opportunités
Il est souvent dit que les Français aiment les grands projets. Permettez-moi de vous rassurer, nous aimons les projets de toutes sortes également. Ce qu'aime notre esprit cartésien, c'est la netteté d'un tout bien ordonné, que nous pouvons saisir dans son ensemble. Celle que nous reconnaissons dans les jardins de la Renaissance comme dans les châteaux de la Loire, dans les "jardins à la française" ou sur le plan de la ville de Washington qui a été conçu, comme vous le savez, par un architecte français, Pierre-Charles l'Enfant.
C'est pourquoi l'Europe peut sembler si inquiétante pour un oeil français : comme la réalité, elle défie parfois les grands desseins qui ont été conçus pour elle. Elle ressemble plutôt à l'évolution, telle que la décrit George Wald, naturaliste qui travaille dans votre pays, dans ce qu'elle "avance non selon des schémas a priori, mais par la sélection de ce qui fonctionne le mieux à partir de tous les choix qui peuvent se présenter. Nous sommes le produit d'une mise en forme plutôt que d'un travail d'auteur".
L'Union européenne est un objet politique et juridique non identifié. Et cependant, malgré tout, je vais affirmer que les mesures que l'Union européenne prend aujourd'hui ne sont que la suite logique des processus lancés en pleine connaissance de cause il y a cinquante ans. Parce que, de notre point de vue, l'Europe a toujours signifié force européenne et non simple marché. Et cela devrait nous rassurer parce que cela signifie que, loin de représenter des mesures improvisées, adopter une Constitution pour l'Europe et accueillir dix nouveaux Etats membres sont des processus adéquats et contrôlés.
I. Adopter une Constitution, une défense plus puissante et une véritable politique étrangère nous semble être le couronnement d'un processus d'intégration de 50 ans
Il est souvent dit que l'Europe change du tout au tout puisque étant initialement un marché, elle a maintenant des objectifs politiques. C'est ce changement de nature lui-même qui est parfois perçu comme étant nouveau, voire par certains comme une source de déstabilisation. Laissez-moi vous prouver le contraire, car je pense que la nature politique de l'intégration européenne a existé depuis le début et que ce que nous accomplissons consiste donc simplement à conférer plus de finalité et d'efficacité à cette ambition.
L'intégration européenne a toujours eu pour objectif de construire une Europe qui soit un tout, capable de décider et d'agir sur la scène internationale, et pas une simple zone.
Regardons les deux communautés qui ont été créées, en 1951, autour du charbon et de l'acier et en 1957, pour faciliter les échanges de marchandises. Leur objectif était clairement politique : instaurer une paix durable et réelle entre la France et l'Allemagne. Mais leurs moyens l'étaient tout autant : les Etats membres ont édifié un système excluant les passions de la relation d'Etat à Etat et permettant de promouvoir les intérêts majeurs des "Européens", au-delà des intérêts mineurs. Cela implique des institutions parfois difficiles à comprendre pour des non-Européens et, je puis vous rassurer, pour certains Européens aussi !
- la Commission, organe administratif mais aussi politique situé à Bruxelles, qui est indépendant. A la fois moteur et arbitre de tout le processus d'intégration, c'est en un sens le gardien de la flamme ou le "chien de garde" ;
- les Etats prenant des décisions au Conseil avec un système de majorité qualifiée dans lequel les petits Etats pourraient se faire mieux entendre, que ce soit par un système de majorité pondérée qui leur est favorable ou, comme le propose le projet de Constitution, en requérant la majorité des Etats et non pas seulement une simple majorité des populations, pour approuver toute loi européenne. Le fait que les Etats doivent renoncer à leur droit de veto pour de nombreuses décisions constitue la réelle originalité de l'Europe ;
- la primauté du droit et une Cour suprême pour la faire prévaloir. Rien n'aurait été possible sans le principe de la primauté du droit communautaire ;
- plus tard, dans les années 1970, un Parlement élu directement par les peuples a été ajouté au système, alors qu'auparavant, c'était plutôt une instance consultative composée de députés nommés. Il permet à leurs espoirs et à leurs rêves de guider le processus vers l'avant et l'approbation du Parlement est requise pour la plupart des lois européennes. Le 13 juin, dans toute l'Europe, 338 millions d'électeurs européens dans les 25 pays éliront leur nouveau Parlement européen .
Ces institutions sont-elles celles d'un marché commun ? Ne présentent-elles pas de fortes similitudes avec celles des débuts des Etats-Unis ? Sans entrer dans un débat juridique, on peut prendre acte de la logique fortement fédérale sur laquelle l'Europe s'est édifiée depuis le début.
Cette aspiration politique qui sous-tend l'intégration européenne se retrouve aussi dans la volonté, présente dès que ces communautés ont été créées, de mener des politiques communes: la politique agricole tout d'abord, mais qui a été rapidement suivie par la politique de développement, qui est la plus importante du monde et qui a introduit de nouveaux concepts tels que réunir tous les aspects du développement en une seule et même politique et les traiter comme un tout. Les Accords de Yaoundé et de Lomé entre pays européens d'une part, et pays d'Afrique et petites îles dans le monde d'autre part, ont inauguré des concepts mettant l'accent sur la bonne gouvernance, les Droits de l'Homme, les partenariats, comme conditions d'un développement sain. Ces instruments européens sont à présent suffisamment efficaces pour que notre récente décision d'y inclure également, outre une clause sur les Droits de l'Homme, une clause de non-prolifération des armes de destruction massive (ADM) constitue une contribution prometteuse dans notre lutte commune contre nos sources communes d'inquiétude.
Au-delà de ces premières politiques, d'autres ont commencé à façonner la vie des Européens : mobilité des personnes qui est à présent enfin en augmentation ; environnement ; et nos nouvelles activités depuis 1992 : une monnaie commune, l'euro et une coopération police/justice au sein de l'Union européenne avec l'introduction, notamment, d'un mandat d'arrêt européen. Tout cela n'est-il pas le fait d'une Union politique ?
Enfin, peu de gens savent que l'ambition d'avoir une politique étrangère remonte aux origines de l'intégration européenne. Après l'échec d'un projet en 1954 - la Coopération européenne de défense, CED - et d'un autre projet en 1961 - le Plan Fouchet -, une politique systématique d'échange dans le domaine de la diplomatie s'est mise en place dès le début des années 1970. Quand avons-nous commencé à avoir une politique étrangère européenne commune ? Avec les crises successives dans les Balkans au début des années 1990, après le traumatisme qu'a constitué le fait de réaliser que nous n'étions pas capables d'assurer la stabilité de notre continent. En dix ans, des institutions et des procédures de prise de décision ont été mises en place et l'habitude d'agir ensemble a été prise. Résultat : c'est Javier Solana, notre Haut Représentant PESC qui a pu éviter l'écroulement de la Serbie et du Monténégro en 2002, crise à laquelle que le monde a été heureux d'échapper. Autre exemple : avec l'envoyé spécial des Etats-Unis, ce sont les Européens François Léotard puis Alain Le Roy qui ont réussi à normaliser la situation dans l'ex-République yougoslave de Macédoine.
Ainsi, l'Europe est bien une unité politique depuis ses débuts. C'est ainsi que la France voit les choses.
Notre projet de Constitution vise à instiller plus de finalité et d'efficacité dans nos aspirations politiques.
Le projet de Constitution ne constitue pas une rupture avec le passé mais il amène les principes de Traités antérieurs à un niveau plus élevé. Je vais vous en donner trois exemples :
- La citoyenneté européenne : c'est ce que nous avons en commun en tant qu'Européens. Depuis le Traité de Maastricht, nous avons le droit de circuler librement, le droit de se présenter et d'être élu dans n'importe quel pays de l'Union pour les municipales et pour le Parlement européen, le droit à la protection consulaire. Maintenant, le terme même de Constitution place le concept de citoyenneté au coeur du projet avec un Parlement européen renforcé, une déclaration des Droits, la Charte des Droits fondamentaux, la possibilité pour chacun, s'il rassemble un million de signatures sur toute l'Europe, de demander des débats sur un projet de loi européenne (c'est la première fois que nous introduisons une élément de démocratie directe dans le processus de décision européen). Pour expliquer ces changements, nous distribuerons en France une brochure énonçant les droits et les devoirs du citoyen européen à tous les jeunes gens à leur dix-huitième anniversaire.
- La politique étrangère européenne : nous projetons de nommer un ministre européen des Affaires étrangères et de le doter d'un service diplomatique. Cela signifie plus d'efficacité mais ne constitue pas un changement fondamental. Pourquoi ? Parce qu'il s'agit en fait de conférer plus d'efficacité là où il y a aujourd'hui des rivalités bureaucratiques et des procédures par trop complexes. Dans le monde de l'après 11 septembre, nous avons besoin d'institutions efficaces. Regardons la situation actuelle en Haïti. Si l'Europe veut aider, un responsable doit pouvoir intervenir et parler sécurité, aide, commerce, migration. Aujourd'hui, c'est difficile. Demain, ce sera normal.
- La défense européenne : là encore, les changements sont certes de plus grande ampleur mais dans le droit fil du processus lancé à Saint-Malo entre la France et le Royaume-Uni en 1998. Après des décennies de discussions sur le "partage du fardeau", qui peut objecter à ce que l'Europe prenne au sérieux la défense ? A fortiori lorsque, ce faisant, l'Europe est capable d'apporter une contribution positive à la stabilisation des Balkans - dans le cas de la Bosnie, en prenant la relève de l'OTAN pour d'autres tâches. Qui peut critiquer l'Union européenne lorsqu'elle déploie des soldats en soutien aux efforts de maintien de la paix, comme cela a été le cas l'été dernier en Afrique ?
C'est avant tout une question de moyens et notre effort en ce qui concerne les capacités est important. La France par exemple, a augmenté son budget de défense et encourage les autres pays à le faire. D'où la création d'une Agence de l'armement pour promouvoir le renforcement des capacités et rechercher des moyens économiques de travailler ensemble. Et pour anticiper, la France et le Royaume-Uni se sont récemment engagés dans une étroite coopération pour construire trois porte-avions.
Mais c'est aussi une question d'organisation. Dans ce domaine, qui regorge de questions théoriques épineuses, notre objectif est d'être aussi souple que possible. D'importantes avancées ont été réalisées récemment : la création d'une cellule opérationnelle au sein de l'état-major de l'Union européenne, la création d'une cellule UE au commandement suprême des forces alliées en Europe, quartier général de l'OTAN, le projet d'un chapitre ambitieux sur la défense dans la Constitution européenne. L'intérêt est de pouvoir avoir des opérations de l'OTAN - nous n'avons pas de problème pour utiliser l'Eurocorps, force on ne peut plus européenne, dans des opérations de l'OTAN en Afghanistan -, des opérations de l'Union européenne avec le soutien de moyens de l'OTAN et des opérations autonomes de l'Union européenne. Différents instruments pour différentes missions parce que nous ne savons pas quelles sortes de défis nous attendent. Et lorsque je dis "nous", je veux dire l'Europe et les Etats-Unis parce que l'objectif de tout cela est de se serrer les coudes pour faire face aux crises et à l'instabilité du monde actuel.
J'espère avoir montré que l'Europe a toujours été là en tant que projet politique et que les efforts actuels pour construire une Union dotée d'une meilleure cohésion ne visent qu'un gain d'efficacité.
II. Réunifier le continent est aussi la réalisation d'un espoir de longue date
Une autre preuve de la transformation radicale de l'Europe est l'intégration de dix nouveaux Etats membres. Cet événement qui suscite certaines inquiétudes pour l'Europe (et ses amis) est considéré comme un double défi : le défi que pose un niveau de développement beaucoup plus bas que le nôtre - les nouveaux Etats membres étant nettement moins prospères que les Etats faisant déjà partie de l'Union - et le défi du nombre - à savoir, 25 Etats souverains pourront-ils jamais s'accorder sur quoi que ce soit ? Parce que les nouveaux Etats membres n'ont pas moins d'assurance que les anciens. Y a-t-il un choix à faire entre élargissement et développement ? En fait l'Europe attend depuis longtemps ce moment. Permettez-moi donc de vous proposer deux idées : l'unification de l'Europe a toujours été un objectif de l'Union européenne et l'on pourrait soutenir que les élargissements successifs (y compris le dernier en date) représentent l'une de ses politiques les plus réussies.
Unifier l'Europe, l'espoir et l'objectif des pères fondateurs de l'Europe
De nombreuses écoles de pensée sont à l'origine de l'Union européenne. Certaines de ces écoles avaient le concept de domination comme ligne directrice : le "destin" d'une nation ou d'un groupe de nations est de dominer le continent. L'Union européenne se fonde sur un concept, tout à fait différent, de coopération pour faire face à l'avenir ensemble. Dans un sens, il s'inspire de la devise nationale de la Belgique : "L'union fait la force". L'Union européenne est issue de deux de ces écoles de coopération :
- un mélange d'écoles de chrétiens-démocrates et de sociaux-démocrates
- une école "gaullienne".
Les politologues pourraient les décrire plus en détail, mais là n'est pas notre propos aujourd'hui. J'aimerais plutôt mettre l'accent sur le fait que les deux écoles ont préconisé l'unification du continent depuis le début. Robert Schuman, ministre français des Affaires étrangères, chrétien-démocrate qui a lancé l'Europe, à qui l'on demandait si la nouvelle communauté pourrait ouvrir ses portes aux pays du pacte de Varsovie avait répondu "Oui, un jour ou l'autre". Et tout le monde connaît la vision de l'Europe de de Gaulle "de l'Atlantique à l'Oural", ce qui était peut-être aller un peu loin, du moins pour le moment !
Et cela explique aussi la volonté de l'Europe d'ouvrir sa porte aux autres. Des vagues successives nous ont fait passer de 6 à 9 membres en 1973 - Royaume-Uni, Irlande, Danemark -, à 10 en 1981 - Grèce -, à 12 en 1986 - Espagne et Portugal - et à 15 en 1995 - Suède, Finlande, Autriche. Et chaque élargissement a apporté quelque chose : la politique régionale est née du premier élargissement, les fonds de cohésion, et une politique ambitieuse vis-à-vis de nos voisins méditerranéens est née des deux élargissements suivants, la dimension septentrionale, politique conçue entre autres pour nettoyer l'océan arctique, n'auraient pas vu le jour sans le dernier élargissement. Ainsi, chaque élargissement apporte un nouveau thème, une nouvelle politique, un plus.
Si la Suisse et la Norvège ne font pas partie de l'Union, c'est parce qu'elles ont voté contre. Certes, les critères exigés pour entrer sont contraignants mais justes : une démocratie solide, une économie capable de résister à la concurrence des entreprises européennes, une administration capable de mettre en oeuvre de façon efficace la législation de l'Union européenne. Tout Etat européen qui répond à ces critères peut entrer dans l'Union. J'insiste sur ce point pour vous montrer qu'il ne suffit pas de vouloir être dans l'Union européenne, il faut également faire un effort significatif pour y être, parce que l'objectif est de participer à un destin commun et pas seulement de faire partie d'une organisation. En ce sens, nous inventons une nouvelle gouvernance politique complètement différente de la diplomatie multilatérale classique.
Ainsi, construire l'Europe à l'échelle du continent constitue une part importante de nos ambitions. Le présent élargissement est-il tellement important qu'il risque de faire exception ? Pas nécessairement.
Cela est dû au fait que les élargissements, y compris l'actuel, détiennent en eux les germes de la plus efficace des politiques de l'Union européenne.
Depuis le début de l'intégration européenne, la France rêve de l'élargissement actuel: j'ai cité Robert Schuman qui, suggérant la création de la Communauté européenne dans les années 1950, a affirmé que les pays d'Europe centrale et orientale y adhéreraient en fin de compte. La France a voulu l'élargissement et Jacques Chirac a été le premier à soutenir cet objectif avant même d'être président. Au début de la semaine, le président Chirac était à Budapest et je m'y trouvais également pour examiner nos programmes de coopération et apporter un soutien supplémentaire à la Hongrie. Je suis donc ici pour vous dire que l'opinion largement répandue selon laquelle la France, dès qu'il s'agit d'élargissement, ne ferait que suivre le processus, cette opinion n'est pas fondée.
Ce qui est vrai, c'est que le processus d'élargissement ne suscite pas suffisamment d'enthousiasme en France. Des enquêtes montrent régulièrement que la moitié environ du pays est moyennement favorable à l'élargissement tandis que l'autre moitié reste moyennement sceptique. Pour quelles raisons ? L'une d'entre elles tient à ce que, en France, l'élargissement est dans une large mesure perçu comme un devoir moral: accueillir en notre sein ces pays qu'une histoire tragique a conduit à des décennies de sévère oppression. Mais soyons clairs : ce manque d'enthousiasme ne traduit pas un refus de l'élargissement lui-même, mais plutôt une inquiétude quant aux tendances économiques actuelles, tout comme il est courant que le projet européen soit moins populaire dans les périodes de ralentissement économique. C'est la raison pour laquelle je parcours sans relâche la France pour expliquer encore et toujours quels sont pour nous les enjeux.
L'une des difficultés à laquelle je suis confrontée réside dans le fait que ces bénéfices ne sont pas immédiats et que nos concitoyens ne les perçoivent pas à l'heure actuelle. Mais ils sont suffisamment évidents pour que nous, dirigeants politiques de droite comme de gauche (le traité d'adhésion a été ratifié à la quasi-unanimité par les deux chambres du Parlement), soyons conscients que l'ensemble du continent tirera profit de l'augmentation du taux de croissance de ces pays à mesure qu'ils rattrapent notre niveau de développement. Nous savons que ce développement provoquera une consolidation de la démocratie et assurera donc la stabilité du continent tout entier. Il suffit de se souvenir de l'élargissement à l'Espagne et au Portugal: nous redoutions à l'époque la concurrence pour nos produits agricoles. Ces pays comptent aujourd'hui parmi les moteurs de croissance les plus efficaces de l'Union, et nos investisseurs et nos exportateurs ne s'en plaignent pas, et sont des démocraties solides et stables. C'est exactement le même processus qui s'esquisse en Europe centrale et orientale. En Hongrie, nous, Français, sommes au troisième rang des investisseurs étrangers, juste après vous, et nous sommes les premiers en Pologne et en Roumanie. Voilà comment l'élargissement est devenu la plus grande réussite de l'Union européenne. Et l'extension de ce modèle de paix et de prospérité depuis le milieu du Danube jusqu'à son embouchure constitue sans aucun doute une excellente nouvelle pour la France et pour l'Europe. Et tout ce qui peut contribuer à la stabilité du monde n'est-il pas bon aussi pour les Etats-Unis ?
En ma qualité de ministre, je me suis rendue plusieurs fois dans toutes les capitales des nouveaux Etats membres au cours des deux dernières années. Et il est clair que lorsque vous rencontrez les dirigeants, généralement jeunes, de ces pays, lorsque vous flânez dans leurs rues, lorsque vous visitez leurs usines et leurs fermes, vous vous trouvez en Europe. J'ai récemment fait diffuser un film sur ces pays devant des écoliers français adolescents et j'ai été frappée par leurs réactions enthousiastes. "Nous ne savions pas qu'ils nous ressemblaient autant", ont-ils reconnu en voyant les téléphones portables, les groupes de rock, les jeunes pratiquant des activités sportives. Eh bien, ils sont comme nous parce que nous ressemblons de plus en plus aux autres Européens à l'intérieur de l'Union et que nous partageons des valeurs communes que nous partageons également avec nos amis américains.
Ainsi, pour conclure, j'espère que vous avez acquis la certitude que les récents événements en Europe sont les résultats de décennies d'action déterminée. Des décennies de cohabitation pour insuffler la confiance en une action commune, des décennies d'attente d'un élargissement qui se produit enfin, des décennies d'appel aux Européens pour les inviter à penser comme une entité, ce qu'ils font finalement. Mais aussi des décennies de détermination américaine à soutenir le processus de l'intégration européenne depuis le plan Marshall: une loyauté mutuelle qui persiste, pratiquement intacte, exception faite de quelques désaccords ponctuels, depuis la guerre froide jusqu'au monde de l'après 11 septembre. Et donc, permettez-moi de conclure par les vers fameux que Shakespeare met dans la bouche de Jules César, le fondateur d'une autre Europe: "Si j'étais homme à prier pour émouvoir, une prière nue me pourrait ébranler. Mais je suis ferme, comme l'étoile du Nord, qui n'a point de compagne au firmament, dans sa fixité". Soyons donc fermes et fidèles les uns aux autres dans la construction de l'Europe comme espace et force de sécurité et de stabilité et dans notre relation transatlantique exceptionnelle par sa profondeur et sa qualité
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 mars 2004)