Texte intégral
La France deviendrait-elle victime de l'exception française ? C'est ce que l'on pourrait croire, à en juger par l'évolution du débat sur la Constitution européenne. Celui-ci traduit un double paradoxe, qui provoque l'incrédulité bien compréhensible de nos partenaires européens.
Premier paradoxe : plus que tous les traités qui l'ont précédée, la Constitution européenne consacre la vision française de l'Europe. Or la France est le seul pays, avec le Royaume-Uni eurosceptique, où les sondages donnent la Constitution perdante.
La Constitution européenne, une idée française ? Pour Jean Monnet et Maurice Schuman, l'Europe économique n'était pas une fin en soi. Dès l'origine, c'est une tout autre ambition qui les animait : réunifier le continent divisé par la guerre froide et créer un jour une Europe politique.
A chaque nouvel élargissement, la France a fait en sorte que l'Europe resserre ses liens politiques pour gagner en cohésion : la création du Conseil européen après l'élargissement au nord (Royaume-Uni, Irlande et Danemark), l'Acte unique européen après l'élargissement au sud (Grèce puis Espagne et Portugal), la monnaie unique et la politique étrangère et de sécurité après la réunification de l'Allemagne. Enfin, l'année dernière, l'Union a accompli sa mission historique en s'élargissant à l'est. Et nous avons souhaité pour l'Europe une Constitution, acte de naissance d'une Union politique.
A chacune de ces étapes, c'est la même idée que nous avons fait progresser : celle d'une Europe forte, réunie autour de valeurs communes et capable de les promouvoir dans le monde. Chaque étape a été une lutte, parce que beaucoup de nos partenaires se seraient contentés d'une zone de libre-échange sous le parapluie de l'OTAN. Et, qu'on ne s'y trompe pas, cette lutte continue : il y a aujourd'hui dans l'Union plusieurs Etats membres qui ne seraient pas malheureux d'un échec de la Constitution.
Car, précisément, cette Constitution marque l'avènement de cette Europe politique que la France a toujours voulue.
La communauté de valeurs, ce sont les objectifs et les valeurs qui figurent en tête de la Constitution et dans la Charte des droits fondamentaux. C'est la liberté, la tolérance, le respect de la diversité. C'est une vision exigeante de la solidarité : le plein-emploi et le progrès social, la lutte contre l'exclusion sociale et les discriminations, la protection sociale et les services publics.
La capacité à promouvoir ces valeurs dans le monde, c'est l'idée à laquelle la France est plus attachée peut-être que beaucoup d'autres Etats membres, celle d'une Europe puissante. Pas seulement une puissance économique : c'est déjà fait. Une puissance politique. L'Union a fait des progrès spectaculaires depuis dix ans, en particulier dans le domaine de la défense et du maintien de la paix. La France y est pour beaucoup. La Constitution permet d'aller plus loin encore en engageant les Etats membres à se défendre mutuellement en cas d'agression militaire, en créant une Agence européenne de défense, un corps européen de volontaires pour l'action humanitaire. Mais, surtout, elle permettra à l'Europe de parler enfin d'une seule voix, celle du futur ministre européen des Affaires étrangères.
Enfin, qui dit Europe politique dit contrôle démocratique. Dans ce domaine, l'Union a pris du retard. Elle est trop éloignée du citoyen. La Constitution comble largement ce déficit. Parce qu'elle fait du Parlement européen, élu au suffrage universel, un vrai législateur. Parce qu'elle lui donne un contrôle politique sur le choix du président de la Commission. Parce qu'elle permet pour la première fois aux citoyens européens de participer directement au processus de décision en invitant la Commission à faire des propositions de loi dans tel ou tel domaine. C'est une avancée majeure, qui n'existe pas dans la plupart des Etats membres.
Or, nous voyons pour la première fois des responsables politiques de poids, qui se disent Européens convaincus, s'associer aux anti-Européens de toujours pour rejeter cette Constitution. Avec, souvent, les mêmes arguments. Des arguments contre la Constitution ? Nullement. Car c'est le deuxième paradoxe français : les adversaires du traité constitutionnel n'ont rien à lui reprocher, soit parce que leurs critiques ne concernent pas le traité, soit parce qu'elles reposent sur une lecture fantasmatique de ses articles. Prenons quelques exemples, parmi les plus connus.
Dire non à la Constitution, ce serait dire non à la Turquie. Mais l'échec de la Constitution n'aura aucune influence sur les négociations avec la Turquie puisque c'est dans le cadre des traités actuels que les négociations en vue d'une éventuelle adhésion de la Turquie vont commencer. Pourquoi les Français devraient-ils se prononcer le 29 mai sur une question qui ne leur sera pas posée avant dix ou quinze ans et qui fera obligatoirement l'objet - la Constitution française vient d'être révisée en ce sens - d'un nouveau référendum ? Ce qui est certain, en revanche, c'est qu'avec la Constitution européenne il sera plus difficile d'entrer dans l'Union parce que les pays candidats devront respecter des conditions plus rigoureuses que les traités actuels, concernant notamment le respect des personnes appartenant à des minorités, la tolérance et le pluralisme et l'égalité entre les femmes et les hommes (articles I-1 et I-2).
Dire non à la Constitution, ce serait dire non à la "directive Bolkestein" sur les services. Mais chacun sait que ce projet, qui ne sera jamais adopté en l'état, est discuté dans le cadre des traités actuels et non de la Constitution européenne. Il faut d'ailleurs le regretter, parce que, si cette Constitution était en vigueur, elle donnerait aux Parlements nationaux un pouvoir de contrôle sur les projets de lois européennes dont ils n'auraient pas manqué de faire usage.
Dire non à la Constitution, ce serait dire non à l'Europe de la concurrence libre et non faussée, et oui à l'Europe sociale. Mais la libre concurrence existe dans les traités européens depuis l'origine et dans le droit français depuis la Révolution. Les consommateurs lui doivent leur protection contre les abus des monopoles, comme Microsoft condamnée par l'Union à une amende de 600 millions d'euros. Ils lui doivent la baisse de 50 % des prix du téléphone en France depuis sept ans ou encore le chute vertigineuse des prix des transports aériens. Et cela n'a pas empêché la France de se doter d'un système social parmi les plus protecteurs d'Europe. Il est vrai, en revanche, que le principe de libre concurrence pouvait entrer en conflit avec celui du service public. C'est pour cette raison que la France a demandé et obtenu que la Constitution consacre enfin l'existence des services publics, désormais reconnus comme un droit fondamental (article II-96). Faudrait-il se priver de cette avancée majeure ? Faut-il perdre le bénéfice d'un traité reconnu par la Confédération européenne des syndicats et par la quasi-totalité des partis socialistes européens comme plus protecteur des travailleurs que l'actuel Traité de Nice ?
Dire non à la Constitution, ce serait rejeter la tutelle de l'OTAN. Mais c'est exactement le contraire que la Constitution permettra. Sans doute le traité, comme c'est le cas depuis Maastricht, précise que les Etats européens qui appartiennent à l'OTAN peuvent rester membres de cette organisation (article I-41). Mais cela n'a pas empêché l'Union d'intervenir de manière autonome pour maintenir la paix au Congo, ou de prendre la relève de l'OTAN en Bosnie-Herzégovine. Et cette autonomie de la défense européenne, on l'a vu, la Constitution européenne la renforce comme aucun traité ne l'avait fait auparavant.
Comment, alors, de telles contre-vérités peuvent-elles assénées ? Parce qu'en France on s'intéresse peu d'habitude à l'Europe et donc on ne la connaît pas, ou très peu. Et quand tous les dix ou quinze ans, elle devient un sujet de politique intérieure, c'est une aubaine pour les démagogues de tout poil parce qu'on peut alors raconter n'importe quoi aux Français.
On peut être contre l'appartenance de la France à l'Union européenne. C'est un choix, discutable mais respectable. Mais si l'on pense que l'Europe a bénéficié à la France, que sans le marché unique nous ne serions pas la quatrième puissance commerciale du monde, que sans l'Union nous n'aurions aucune chance de faire respecter la diversité culturelle à l'Organisation mondiale du Commerce (OMC), que le protocole de Kyoto sur la protection de l'environnement ne serait jamais entré en vigueur, alors on ne peut pas être contre la Constitution européenne. Ou bien c'est que cette Constitution est un prétexte.
"Nous n'avons que le choix entre les changements dans lesquels nous seront entraînés et ceux que nous aurons su vouloir et accomplir". C'est ce que disait Jean Monnet, qui ne connaissait pas encore la mondialisation. Cinquante et un ans plus tard, l'enjeu n'a pas changé. Mais entre-temps l'Europe s'est construite et le monde entier nous l'envie. Ne la laissons pas continuer sans nous.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 avril 2005)
Premier paradoxe : plus que tous les traités qui l'ont précédée, la Constitution européenne consacre la vision française de l'Europe. Or la France est le seul pays, avec le Royaume-Uni eurosceptique, où les sondages donnent la Constitution perdante.
La Constitution européenne, une idée française ? Pour Jean Monnet et Maurice Schuman, l'Europe économique n'était pas une fin en soi. Dès l'origine, c'est une tout autre ambition qui les animait : réunifier le continent divisé par la guerre froide et créer un jour une Europe politique.
A chaque nouvel élargissement, la France a fait en sorte que l'Europe resserre ses liens politiques pour gagner en cohésion : la création du Conseil européen après l'élargissement au nord (Royaume-Uni, Irlande et Danemark), l'Acte unique européen après l'élargissement au sud (Grèce puis Espagne et Portugal), la monnaie unique et la politique étrangère et de sécurité après la réunification de l'Allemagne. Enfin, l'année dernière, l'Union a accompli sa mission historique en s'élargissant à l'est. Et nous avons souhaité pour l'Europe une Constitution, acte de naissance d'une Union politique.
A chacune de ces étapes, c'est la même idée que nous avons fait progresser : celle d'une Europe forte, réunie autour de valeurs communes et capable de les promouvoir dans le monde. Chaque étape a été une lutte, parce que beaucoup de nos partenaires se seraient contentés d'une zone de libre-échange sous le parapluie de l'OTAN. Et, qu'on ne s'y trompe pas, cette lutte continue : il y a aujourd'hui dans l'Union plusieurs Etats membres qui ne seraient pas malheureux d'un échec de la Constitution.
Car, précisément, cette Constitution marque l'avènement de cette Europe politique que la France a toujours voulue.
La communauté de valeurs, ce sont les objectifs et les valeurs qui figurent en tête de la Constitution et dans la Charte des droits fondamentaux. C'est la liberté, la tolérance, le respect de la diversité. C'est une vision exigeante de la solidarité : le plein-emploi et le progrès social, la lutte contre l'exclusion sociale et les discriminations, la protection sociale et les services publics.
La capacité à promouvoir ces valeurs dans le monde, c'est l'idée à laquelle la France est plus attachée peut-être que beaucoup d'autres Etats membres, celle d'une Europe puissante. Pas seulement une puissance économique : c'est déjà fait. Une puissance politique. L'Union a fait des progrès spectaculaires depuis dix ans, en particulier dans le domaine de la défense et du maintien de la paix. La France y est pour beaucoup. La Constitution permet d'aller plus loin encore en engageant les Etats membres à se défendre mutuellement en cas d'agression militaire, en créant une Agence européenne de défense, un corps européen de volontaires pour l'action humanitaire. Mais, surtout, elle permettra à l'Europe de parler enfin d'une seule voix, celle du futur ministre européen des Affaires étrangères.
Enfin, qui dit Europe politique dit contrôle démocratique. Dans ce domaine, l'Union a pris du retard. Elle est trop éloignée du citoyen. La Constitution comble largement ce déficit. Parce qu'elle fait du Parlement européen, élu au suffrage universel, un vrai législateur. Parce qu'elle lui donne un contrôle politique sur le choix du président de la Commission. Parce qu'elle permet pour la première fois aux citoyens européens de participer directement au processus de décision en invitant la Commission à faire des propositions de loi dans tel ou tel domaine. C'est une avancée majeure, qui n'existe pas dans la plupart des Etats membres.
Or, nous voyons pour la première fois des responsables politiques de poids, qui se disent Européens convaincus, s'associer aux anti-Européens de toujours pour rejeter cette Constitution. Avec, souvent, les mêmes arguments. Des arguments contre la Constitution ? Nullement. Car c'est le deuxième paradoxe français : les adversaires du traité constitutionnel n'ont rien à lui reprocher, soit parce que leurs critiques ne concernent pas le traité, soit parce qu'elles reposent sur une lecture fantasmatique de ses articles. Prenons quelques exemples, parmi les plus connus.
Dire non à la Constitution, ce serait dire non à la Turquie. Mais l'échec de la Constitution n'aura aucune influence sur les négociations avec la Turquie puisque c'est dans le cadre des traités actuels que les négociations en vue d'une éventuelle adhésion de la Turquie vont commencer. Pourquoi les Français devraient-ils se prononcer le 29 mai sur une question qui ne leur sera pas posée avant dix ou quinze ans et qui fera obligatoirement l'objet - la Constitution française vient d'être révisée en ce sens - d'un nouveau référendum ? Ce qui est certain, en revanche, c'est qu'avec la Constitution européenne il sera plus difficile d'entrer dans l'Union parce que les pays candidats devront respecter des conditions plus rigoureuses que les traités actuels, concernant notamment le respect des personnes appartenant à des minorités, la tolérance et le pluralisme et l'égalité entre les femmes et les hommes (articles I-1 et I-2).
Dire non à la Constitution, ce serait dire non à la "directive Bolkestein" sur les services. Mais chacun sait que ce projet, qui ne sera jamais adopté en l'état, est discuté dans le cadre des traités actuels et non de la Constitution européenne. Il faut d'ailleurs le regretter, parce que, si cette Constitution était en vigueur, elle donnerait aux Parlements nationaux un pouvoir de contrôle sur les projets de lois européennes dont ils n'auraient pas manqué de faire usage.
Dire non à la Constitution, ce serait dire non à l'Europe de la concurrence libre et non faussée, et oui à l'Europe sociale. Mais la libre concurrence existe dans les traités européens depuis l'origine et dans le droit français depuis la Révolution. Les consommateurs lui doivent leur protection contre les abus des monopoles, comme Microsoft condamnée par l'Union à une amende de 600 millions d'euros. Ils lui doivent la baisse de 50 % des prix du téléphone en France depuis sept ans ou encore le chute vertigineuse des prix des transports aériens. Et cela n'a pas empêché la France de se doter d'un système social parmi les plus protecteurs d'Europe. Il est vrai, en revanche, que le principe de libre concurrence pouvait entrer en conflit avec celui du service public. C'est pour cette raison que la France a demandé et obtenu que la Constitution consacre enfin l'existence des services publics, désormais reconnus comme un droit fondamental (article II-96). Faudrait-il se priver de cette avancée majeure ? Faut-il perdre le bénéfice d'un traité reconnu par la Confédération européenne des syndicats et par la quasi-totalité des partis socialistes européens comme plus protecteur des travailleurs que l'actuel Traité de Nice ?
Dire non à la Constitution, ce serait rejeter la tutelle de l'OTAN. Mais c'est exactement le contraire que la Constitution permettra. Sans doute le traité, comme c'est le cas depuis Maastricht, précise que les Etats européens qui appartiennent à l'OTAN peuvent rester membres de cette organisation (article I-41). Mais cela n'a pas empêché l'Union d'intervenir de manière autonome pour maintenir la paix au Congo, ou de prendre la relève de l'OTAN en Bosnie-Herzégovine. Et cette autonomie de la défense européenne, on l'a vu, la Constitution européenne la renforce comme aucun traité ne l'avait fait auparavant.
Comment, alors, de telles contre-vérités peuvent-elles assénées ? Parce qu'en France on s'intéresse peu d'habitude à l'Europe et donc on ne la connaît pas, ou très peu. Et quand tous les dix ou quinze ans, elle devient un sujet de politique intérieure, c'est une aubaine pour les démagogues de tout poil parce qu'on peut alors raconter n'importe quoi aux Français.
On peut être contre l'appartenance de la France à l'Union européenne. C'est un choix, discutable mais respectable. Mais si l'on pense que l'Europe a bénéficié à la France, que sans le marché unique nous ne serions pas la quatrième puissance commerciale du monde, que sans l'Union nous n'aurions aucune chance de faire respecter la diversité culturelle à l'Organisation mondiale du Commerce (OMC), que le protocole de Kyoto sur la protection de l'environnement ne serait jamais entré en vigueur, alors on ne peut pas être contre la Constitution européenne. Ou bien c'est que cette Constitution est un prétexte.
"Nous n'avons que le choix entre les changements dans lesquels nous seront entraînés et ceux que nous aurons su vouloir et accomplir". C'est ce que disait Jean Monnet, qui ne connaissait pas encore la mondialisation. Cinquante et un ans plus tard, l'enjeu n'a pas changé. Mais entre-temps l'Europe s'est construite et le monde entier nous l'envie. Ne la laissons pas continuer sans nous.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 avril 2005)