Déclaration de M. François Bayrou, président de l'UDF, sur la situation politique et sociale après le "non" au référendum sur la Constitution européenne et ses réserves sur le "plan emploi", en réponse à la déclaration de politique générale du Premier ministre, Dominique de Villepin, à l'Assemblée nationale le 8 juin 2005.

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Circonstance : Référendum sur la Constitution européenne le 29 mai 2005. Nomination du gouvernement Villepin le 3 juin

Texte intégral

Monsieur le Premier ministre,
Il y a un texte magnifique d'Aragon, c'est la préface à la Diane Française : " Mon pays, mon pays, a des mares où je lis le malheur des temps ".
Ce qui s'est passé le dimanche 29 mai, bien des indices nous permettaient de le lire, depuis longtemps.
Le 29 mai, il y a eu deux cibles, toutes deux atteintes de plein fouet : l'Europe et les prétendues " élites ", politiques, économiques, médiatiques, prises dans la même tourmente, dans le même tourment.
Ainsi, ce que nous avions de plus précieux, maintenant est devenu bon à dérision, bon à démolir.
Les dégâts sont considérables. Ce qui est frappant, c'est que les dégâts sont plus graves encore que les plus pessimistes d'entre nous ne pouvaient l'imaginer.
C'est vite fait d'abattre un arbre. C'est long, difficile, et cela demande infiniment plus de soins et de soucis pour le faire repousser.
Le " non " français a fait flamber le " non " hollandais, qui n'en demandait pas davantage. Et les deux " non " ont offert à Tony Blair l'occasion qu'il attendait pour éviter d'avoir à poser au peuple britannique la question qui le tourmentait depuis si longtemps : " Êtes-vous dedans ou dehors ? "
Et immédiatement, on a entendu des voix, néerlandaises, allemandes, pour remettre en cause le financement de l'Union, pour demander des chèques et des rabais, dont les victimes sont déjà désignées : la politique agricole commune, la politique régionale, la politique de recherche. À la clé, il y a la renationalisation de ces politiques, notamment agricoles. Et l'Europe a commencé ainsi de dévaler le toboggan.
Il n'a pas fallu vingt-quatre heures pour que la Chine annonce qu'elle abandonnait toute maîtrise de ses exportations textiles. Il n'a pas fallu deux jours pour que l'Euro soit attaqué. Il n'a pas fallu quatre jours pour que des voix, d'abord isolées, commencent à se faire entendre, en Italie, en Allemagne, pour que l'on renonce à l'Euro et à ses disciplines, pour pouvoir à nouveau dévaluer en toute liberté.
Naturellement, tous ceux qui prétendaient la main sur le cur, et la parole sucrée, qu'il existait un plan B, qu'on allait renégocier, qu'on aurait une Europe plus démocratique et plus sociale, sont aujourd'hui silencieux, et ils se font le plus discrets possible.
Tout le terrain gagné, péniblement, à force de volonté et d'imagination pragmatique, menace d'être perdu.
L'arbre est par terre, il avait la taille et la force de l'âge. Et ce sont les Français, notre peuple, qui ont manié la tronçonneuse.
Les militants européens ne se découragent jamais. Ils savent qu'il va falloir planter un nouvel arbre. Après tout il a fallu trois ans entre l'échec de la CED et le traité de Rome.
Des propositions se préparent. Elles diront toutes la même chose. Elles diront qu'il n'y a pas d'alternative à l'Europe. Qu'il s'agit non pas d'une option parmi d'autres, mais d'une nécessité vitale. Que sans Europe un pays comme le nôtre se trouverait non pas promu mais réduit. Que l'Europe, c'est un mouvement vers sa dimension politique. Et que la politique, ce sont deux choses, ce sont des règles qui rendent l'ensemble gouvernable et le lien des gouvernants avec le peuple.
Peut-on penser ces exigences plus simplement, plus directement, plus droit que cela ne fut fait dans les dernières années ? Je le crois. Mais il y faut de la vision, et de la foi européennes.
Le mal français
Commence donc à nouveau le temps des reconstructeurs.
Je parlais de l'arbre et de ceux qui l'ont abattu. Fallait-il qu'il soit mal, le peuple français, pour foncer ainsi dans une colère sans précédent...
Fallait-il qu'il soit mal et qu'on ne l'ait pas entendu...
Et pourtant, il a parlé souvent. Il a parlé en 1995, Monsieur le Premier ministre. À l'époque, Jacques Chirac l'avait bien senti, lorsqu'il bâtit sa campagne sur la " fracture sociale ". Il a parlé en 1997, lors de la dissolution que, paraît-il, vous aviez voulue. Il a parlé en 2002, lors du 21 avril, en évinçant Monsieur Jospin du deuxième tour. Il a parlé aux régionales, il a parlé aux européennes. Cette fois, il a sonné le tocsin, l'alarme générale, dans une sorte d'insurrection des urnes.
Bureau de vote par bureau de vote, vous avez derrière vous 577 experts électoraux qui l'ont vérifié, chacun dans son territoire, et jamais vote -hélas !- ne fut plus facile à déchiffrer.
Il y a deux France et elles dérivent de plus en plus loin l'une de l'autre.
Il y a la France de ceux qui se sentent bien , ouverte, souvent diplômée, urbaine, ayant une situation, un logement, qui vit le temps comme une chance, le monde comme une opportunité nouvelle.
Et il y a la France de ceux qui se sentent mal , des bas salaires, du chômage, de l'exclusion, la France des commerces qui ne s'en tirent pas, de l'artisanat, la France rurale, la France des banlieues, la France de la fonction publique, elle aussi. La France qui se sent assiégée, qui a le sentiment que son temps s'achève, et que le monde est dressé contre elle. Et la France des jeunes à l'unisson de la partie la plus inquiète du pays...
Cette France, devant son écran de télévision, elle ne perçoit que l'indifférence des puissants.
Et quand un pays, avec un tel taux de participation, lève une telle vague de refus, alors il faut que le pays entende une réponse.
La réponse de l'État
Naturellement, la situation était très difficile. Après un tel refus, il y avait à la fois, un impérieux besoin de rupture, et il y avait un impérieux besoin de cohérence.
Or vous avoir nommé à l'Hôtel Matignon, Monsieur le Premier ministre, c'était forcément choisir la continuité. Vous êtes le plus proche collaborateur du Président depuis dix ans. Vous êtes l'un des piliers, avec Nicolas Sarkozy, des trois gouvernements précédents. Peut-on sortir du système avec ceux qui ont fait le système ? Je ne le crois pas.
Et quant à la cohérence, ce qui a été choisi, c'est un gouvernement bicéphale, organisant la cohabitation en son sein. Peut-on bâtir un gouvernement cohérent autour d'une telle rivalité, de personnes et de visions, à quelques mois d'une élection majeure ? Je ne le crois pas davantage.
Il fallait une rupture sur les institutions. La Vème République modèle Mitterrand-Chirac est à bout de souffle.
Sa représentativité est dérisoire. À chaque élection, moins de 20 % du pays occupent les 3/5 des bancs de cette assemblée. Son instabilité est chronique. Nous sommes le seul pays d'Europe qui change de majorité radicalement à chaque élection comme un bateau ivre qui roule d'un bord sur l'autre, en menaçant chaque fois un peu plus de se renverser. Et le Parlement, qui n'est même pas maître de son ordre du jour, qui ne peut même pas se saisir des sujets les plus graves, n'organise pas le débat de la nation. Et la majorité vient d'applaudir à tout rompre les ordonnances qui ne sont rien d'autre qu'un désaisissement de ce Parlement. Comme il n'y a pas d'équilibre des pouvoirs, pour les ramener à la réalité, les pouvoirs deviennent sourds, et ce sont les jeux de cour qui prennent le dessus.
Et, Monsieur le Premier ministre, vous êtes mieux placé que quiconque pour le savoir !
C'est vous qui en avez joué, en expert, au service du président, et c'est vous qui avez décrit ce système dans un de vos livres, lucide et un peu cynique, en le résumant en un adjectif " système aulique ", ce qui veut dire en latin, système de cour.
C'est tout cela qui creuse le fossé.
Les apparences du pouvoir, le ballet des limousines. La langue du pouvoir, et les chaises musicales !
Et le cumul des mandats, annoncé comme forclos.
On dit beaucoup de mal, ces temps-ci, du libéralisme. On ferait bien de ne pas oublier les penseurs libéraux, les penseurs du libéralisme politique. Ils ont créé la démocratie, en pensant la séparation des pouvoirs, l'équilibre des pouvoirs, la représentation des citoyens et l'impartialité de l'Etat. Je ne parlerai pas aujourd'hui davantage de l'impartialité de l'État qui mérite un débat particulier, et en présence du Ministre de l'Intérieur...
Tout cela est aujourd'hui mis à mal, soupçonné, discuté. Notre démocratie mérite une refondation.
En face de cela, vous avez choisi les cent jours et la priorité à l'emploi. Ces deux formules m'inspirent une immense réserve.
Je ne crois pas à une politique qui dit " priorité à l'emploi ". Car nous devrions être vacciné. Avril 1977, premier pacte national pour l'emploi. Septembre 81, plan Mauroy d'exception pour l'emploi. Septembre 90, plan Rocard de priorité absolue à l'emploi. Juillet 1993, mesures d'urgence Balladur pour l'emploi. Juin 1995, plan Juppé de " mobilisation générale " pour l'emploi. Et on annonçait, j'étais membre du gouvernement, que les préfets seraient évalués, je cite Jacques Chirac nouveau Président de la République : " Sachez que je serai très attentif aux résultats de chacun d'entre vous ", il s'adresse je le rappelle aux préfets, " sachez que votre réussite sur l'emploi, dans votre département, sera le critère absolument essentiel d'appréciation de votre mérite et donc de sa reconnaissance ". Et le 25 septembre 2003, Jean-Pierre Raffarin à la télévision : " désormais, la bataille pour l'emploi sera la priorité nationale " et il ajoute : " dans le nouveau plan, la clé de tous les arbitrages a été l'emploi ". Le 31 décembre, je cite toujours Jacques Chirac, dans ses vux à la nation : " je vous annonce une grande loi de mobilisation pour l'emploi ".
Et les réponses sont toujours les mêmes : il y eut le contrat de retour à l'emploi ; et puis il y eut le contrat initiative emploi ; et puis il y eut le contrat d'avenir, et dix autres du même acabit : j'en passe et des meilleures.
Pour une refondation et une vision nouvelle
En réalité, à nos yeux, l'emploi, ce n'est non pas une politique particulière, l'emploi c'est une résultante, et le pouvoir d'achat l'est aussi.
C'est donc la perspective d'ensemble qu'il faut changer.
Pour montrer que tout se tient, je veux aborder en quelques mots trois piliers de cette politique alternative : refondation sociale, refondation de la fiscalité, refondation de l'Etat.
Vous avez reçu, hier, Moinsieur le Premier ministre, les partenaires sociaux, comme on prétend en France faire de la concertation. Vous les avez reçus moins d'une heure chacun, sans rien leur dire, comme un Sphinx.
Cette seule attitude dit le décalage avec la réalité.
L'idée que l'Etat seul, en la personne du Premier ministre, pourrait en quelques heures concevoir un plan génial qui rétablirait en cent jours l'emploi et la confiance du pays, cette idée, monsieur le Premier ministre, appartient à un temps révolu, le temps d'un pays aux frontières fermées et au pouvoir jacobin.
Notre pays, notre monde, les métiers, les attentes des consommateurs, les marchés, sont si divers, que le jacobinisme que vous illustrez jusqu'au lyrisme n'est plus de saison.
C'est en bas que seront prises les meilleures décisions d'adaptation de notre pays. Non pas dans un plan solitaire et lyrique, mais dans la légitimité de ceux qui savent et connaissent. Plus on fera appel aux partenaires sociaux, plus les décisions seront légitimes et justes. Mais tout se tient, parce que dès lors se pose aussi la question de la méthode et la question de la vérification de la légitimité, aujourd'hui mise à mal de ceux qui représentent travailleurs et entreprises.
Sans refondation sociale, pas de décisions justes.
Pas de nouvelle croissance, sans une refonte de la fiscalité. On voit bien qu'on a deux besoins aussi exigeants l'un que l'autre : garantir des conditions de vie décentes, qui sont un droit, à ceux qui traversent des difficultés; et en même temps, favoriser la création, favoriser le créateur d'entreprise, l'inventeur, le chercheur, ceux qui sont les éclaireurs et les défricheurs de notre temps. Avec notre fiscalité bloquée, les yeux braqués, comme cela avait été, avant votre annonce, uniquement le cas ces dernières années, sur la baisse du seul impôt sur le revenu, et concentrée en fait sur la seule partie la plus avantagée de la population, rien ne changera, en fait, dans le paysage français.
Sans réforme fiscale, pas de nouvelle croissance, pas de justice établie.
Et sans réforme de l'Etat, la multiplication des blocages divers et variés, la paperasse, les casse-tête, citoyens qui ont l'impression d'être laminés, par des administrations toujours multiples et qui ne les comprennnent pas, épuisement de l'énergie nationale.
Et sans réforme de l'Etat, pas de naissance des pôles de créativité, universités, recherche, entreprises confirmées, entreprises naissantes, dont Christian Blanc nous a appris qu'on devait les nommer " clusters ", ce qui veut dire essaim, ou grappes, ou bouquet, ce qui évoque " différents " et " ensemble ", et qui suppose un changement profond du mode de gouvernement des collectivités locales ou des universités.
C'est d'une vision nouvelle dont on a besoin. Et sans cette vision nouvelle, globale, pas plus de justice sociale que de justice territoriale. Tout le monde a perçu l'expression dramatique de la fracture territoriale.
La confiance du pays
Qu'ont-ils commis comme faute, les habitants des villages et des vallées, les habitants des banlieues, pour éprouver ainsi le sentiment de l'abandon national ? On dit adaptation, on dit modernité. De quel manque d'adaptation se sont-ils rendus coupables, pour éprouver ainsi le sentiment de l'abandon ? Ce sont eux qui ont payé le plus lourd tribut au bouleversement des temps.
Or ceci est crucial : pas de nouvelle croissance sans sentiment de justice ! Et pas de sentiment de justice sans preuves de justice !
Et pour tout cela, que faut-il ? Il faut la légitimité du soutien populaire. Il faut un contrat avec le pays.
Si nous ne votons pas la confiance, Monsieur le Premier ministre, c'est que nous ne ressentons pas de confiance.
Mais si par extraordinaire à nos yeux, les choses changeaient, tant mieux : tout ce que nous pourrons faire pour que les mois qui viennent soient utiles, nous le ferons. Si vous défendez de bonnes idées, nous les soutiendrons.
Mais nous ne croyons pas aux cent jours. Gilbert Cesbron a écrit autrefois un roman dont le titre dit ce que je ressens : " il est plus tard que tu ne penses ". Nous croyons que la question qui est posée à notre maison République, à notre maison France, exige beaucoup plus qu'un énième plan pour l'emploi. Il ne s'agit pas, dans cette maison, de changer une ardoise ici ou là, alors que le toit est en train de céder. Il ne s'agit plus de boucher les lézardes. Il y a eu un glissement de terrain. Il faut d'urgence reconstruire la maison sur un terrain ferme. Il faut la reconstruire avec tous ceux qui le voudront, d'où qu'ils viennent, pourvu que l'on s'accorde sur le plan. Et le plus tôt sera le mieux.
(Source http://www.udf.org.gouv.fr, le 9 juin 2005)