Interview de M. Julien Dray, porte-parole du PS, à "RTL" le 22 juin 2005, sur la nécessaire ouverture d'une négociation sociale pour relancer la consommation, sur les propos de Nicolas Sarkozy après le drame de La Courneuve, sur les déficits publics.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

Q- Jean-Michel APHATIE : Bonjour Julien Dray. Dominique de Villepin présentera tout à l'heure en conseil des ministres son plan de lutte contre le chômage, qu'il espère mettre en application dès le 1er septembre. On a compris que le parti socialiste était opposé à ce plan, on n'a pas forcément compris pourquoi, c'est parce que vous êtes dans l'opposition et vous vous opposez ? Ou vous avez une bonne raison ?
R- Julien DRAY : Non, c'est parce que le plan de Villepin c'est la continuité d'une politique qu'on connaît bien depuis d'ailleurs une dizaine d'années, c'est ce qu'on appelle "les politiques de l'offre...
Q- Depuis une dizaine d'années.
R- Je fais une parenthèse, on pourra y revenir, c'est ce qu'on appelle "les politiques de l'offre". Tout est basé sur l'idée qu'il faut favoriser la compétitivité des entreprises françaises, et donc alléger leurs charges. Et pour cela, flexibiliser, précariser encore plus le travail. Tout cela a échoué.
Q- Pas en Grande Bretagne. En France, peut-être, mais pas en Grande Bretagne.
R- Oui en Grande Bretagne on a créé en même temps 400.000 emplois publics donc ce n'est pas la même chose.
Q- Mais la flexibilisation du marché du travail en Grande Bretagne, ça a payé.
R- Quand elle est compensée par des hausses de salaires substantielles, par une amélioration de la qualité des services, tout peut se discuter. Là, nous n'avons qu'un seul mot : précarité, précarité. D'ailleurs quand on fasciné par le modèle danois, le gouvernement français est fasciné par quoi ? Par la flexibilité pas par la sécurité qui est la contrepartie donnée aux salariés danois. Donc on a une politique qui a échoué et qui me fait penser un peu à cette histoire, vous savez ce ministre qui dit : tout va bien, on est au bord du gouffre mais on va faire un grand pas en avant !
Q- On n'a toujours pas compris Julien Dray - ça fait trois ans que vous avez quitté le pouvoir - ce que vous feriez pour lutter contre le chômage.
R- Alors ce qu'on aurait pu faire si nous avions la majorité dans le pays, c'est d'abord ouvrir une grande négociation sociale. Parce que la vraie question qui est posée, c'est la question du pouvoir d'achat, de la consommation. Tant qu'on n'aura pas relancé la consommation intérieure, on n'arrivera pas à s'en sortir. C'est ça l'intérêt des politiques suivies en 1997. C'est-à-dire qu'on a mis des bûches dans le foyer pour relancer le feu et pour permettre à partir de là à l'économie de tourner. Quand l'économie ne tourne pas, tout ce qu'on essaie de faire ne marche pas. Donc on aurait ouvert une grande négociation sociale, avec tous les partenaires : syndicats, patronat. Et l'argent des allégements de charges sociales, on l'aurait mis sur les salaires. Et à partir de là, on aurait pu poser la question de la précarité, de l'emploi des jeunes, en améliorant les statuts tels qu'ils sont aujourd'hui.
Q- Vingt-cinq ans de déficits publics continus. On a appris hier - c'est Thierry Breton qui nous l'a dit -
R- Non, ce n'est pas vingt-cinq de déficits continus. Je vais prendre un exemple.
Q- Ça fait vingt-cinq ans qu'on fait du déficit aux Français.
R- Non, non, faux, puisque pendant la période 97/2000, nous avons eu - par exemple - des comptes équilibrés de la Sécurité Sociale. C'était la première fois.
Q- Mais pas de comptes équilibrés du budget de l'Etat hein !
R- D'abord nous étions dans une épure qui était plus stricte que celle qui est aujourd'hui, et nous avions commencé à réduire cela. Ce qui prouve que, quand on est dans une logique de croissance, et qu'on arrive à soutenir cette croissance, alors on arrive à réduire le déficit.
Q- Thierry Breton dit - il l'a dit hier - que l'impôt sur le revenu en 2006 servira seulement à payer les intérêts de la dette. Et il a cette phrase : "La France vit au-dessus de ses moyens". Etes-vous d'accord sur le constat Julien Dray ?
R- Non je ne crois pas que la France vit au-dessus de ses moyens. Je pense que la France vit, d'abord et avant tout, dans l'injustice sociale. Parce que ce sont toujours les mêmes qui supportent le poids de l'impôt, et qui supportent surtout les conséquences d'une politique néfaste. Parce que le bilan, encore une fois je vous le dis, est un bilan catastrophique parce qu'on n'a pas pris la mesure des problèmes qui étaient posés à la société française. Et aujourd'hui, je le dis encore une fois ce matin, ce qui est fait ne permettra pas de retrouver un rythme de croissance soutenu, donc des créations d'emplois, donc des rentrées fiscales.
Q- Mais sur la situation financière du pays, sur ce déficit important, tout le monde n'a pas sa part de responsabilité Julien Dray ?
R- Écoutez, je vais vous dire une chose. Il y a un pays qui a des déficits beaucoup plus abyssaux que les nôtres : les États-unis.
Q- C'est pas nous ça, hein.
R- Pourtant il a une croissance très forte donc arrêtons d'être obsédés. Il y a des déficits qui sont porteurs, et puis il y a des déficits qui sont négatifs. Si vous faites du déficit pour investir, vous allez faire un retour sur l'investissement. Si vous faites du déficit simplement pour combler les trous, parce que vous n'avez pas de politique de l'avenir, eh bien vous vous retrouvez dans l'équation dans laquelle se trouve aujourd'hui le gouvernement. Alors par ailleurs si vous voulez, je vois bien la petite campagne engagée par le gouvernement aujourd'hui sur le modèle social français, et tout ce qui va avec. C'est récurant là aussi le discours de la droite...
Q- C'est ce qu'a dit Jacques Chirac, "le modèle social français, il faut le préserver". C'est ce qu'il dit.
R- Il faudrait savoir, puisque le principal ministre du gouvernement explique, lui, que ce qui empêche la France d'avancer c'est son modèle social français. Donc on voit bien qu'il y a une contradiction. Moi je ne valorise pas le modèle social français, je valorise moi ce qui peut marcher. Et je crois que ce qui marche - on le voit à l'échelle de ce qui se passe dans un certain nombre de pays - c'est quand effectivement il y a une consommation soutenue, et quand la politique soutient cette consommation et crée les conditions après du redéploiement des richesses, et du partage de ces richesses. Parce que la question qui est posée, si vous me permettez, c'est quand même que nous vivons dans un pays qui vit profondément l'injustice sociale.
Q- On commente beaucoup ces jours-ci la phrase de Nicolas Sarkozy : "je veux nettoyer la cité de La Courneuve de ses délinquants". L'utilisation de ce verbe, Julien Dray, "nettoyer", vous a choqué ou pas ?
R- Écoutez, quand on est face à ces problèmes de violence - et vous le savez je me suis souvent investi dans ce combat-là, moi je ne fais pas de la polémique. Il y a un drame. Il y a un père de famille et une mère de famille, qui ont perdu un enfant de 11 ans. Il n'y a pas de drame plus terrible dans la vie. Et donc on n'a pas le droit d'utiliser ce qui s'est passé. Mais on n'a pas le droit non plus quand on est ministre de l'Intérieur de dire n'importe quoi.
Q- Et là en l'occurrence Nicolas Sarkozy dit n'importe quoi ?
R- Là, en l'occurrence le terme est déplacé.
Q- Pourquoi ?
R- Le terme est déplacé parce que les populations qui vivent à La Courneuve sont des populations qui ont une vie mêlée à une histoire, notamment la guerre d'Algérie. Et que le terme "nettoyer" à l'époque voulait dire quelque chose. Donc je crois qu'on ne doit pas dire ça. Et surtout, ce qui me pose problème, mais moi je ne cherche pas la polémique là-dessus, moi ce qui me pose problème c'est quand le ministre de l'Intérieur dit la chose suivante : "quand je vois des bandes qui trafiquent de la drogue dans les cours d'immeubles, je dis qu'il faut nettoyer. Quand je vois des voyous avec des fusils à pompe, je dis qu'il faut nettoyer". Mais qu'a t-il fait alors depuis 2002 ? Depuis des mois et des mois je dis, je suis venu ici le dire, que le dispositif mis en place par le ministre de l'Intérieur, et sans esprit de polémique, puisque j'ai même été accusé à gauche parfois de "complicité avec le ministère de l'Intérieur", puisque lorsqu'il a demandé des moyens j'ai été un parlementaire qui a dit : "donnons-lui les moyens". Je dis depuis maintenant plusieurs mois : le dispositif mis en place est un dispositif qui ne répond pas aux problèmes. Je vais prendre un exemple très simple : quand vous avez 118 policiers pour la zone de police qui couvre La Courneuve, Bobigny, Drancy. Chez moi, à Sainte Geneviève des Bois, j'ai aussi le même effectif de police pour à peu près la même population, ça fait quoi ? Ça veut dire que par exemple le soir, vous savez combien il y a de policiers actifs sur le terrain ? Entre 18 et 20. Si vous avez deux incidents en même temps, vous n'arriverez pas à répondre à la situation.
Q- Mais ça veut dire quoi ? Qu'il n'y a pas assez de policiers ou qu'il faut les redéployer ? Il faut encore embaucher des policiers ? Parce que, depuis 2002, il y en a eu des créations de policiers.
R- Non, les effectifs ne sont pas sur le terrain. Ça veut dire que justement on a sécurisé les centres-villes, mais on ne s'est pas occupé de ces quartiers délaissés, abandonnés, dans lesquels effectivement les populations vivent toutes les insécurités. La première, c'est l'insécurité sociale, et après, le reste. Et si vous voulez, le paradoxe de l'aveu d'impuissance. C'est pour ça que je pense qu'il y a une sorte de symétrie entre les mots employés et la réalité de l'action. Le paradoxe, c'est que le ministre de l'Intérieur nous dit maintenant : je n'y arrive pas, et j'appelle la religion à l'aide et j'appelle la spiritualité à l'aide.
Q- Non c'était au cours d'un autre discours, ça n'avait pas grand chose à voir avec La Courneuve hein.
R- Non mais c'est révélateur de l'impuissance. Vous savez cette phrase qui dit : "Aide-toi et le ciel t'aidera". A l'époque quand j'étais jeune on appelait ça : "la religion, l'opium du peuple". C'est-à-dire faire que les gens acceptent leur situation parce qu'il y a soi-disant un au-delà. Quand la République abandonne ses populations, alors elle va chercher la religion.
Q- Julien Dray, opposé à l'opium des peuples, on va le dire comme ça.
R- Julien Dray, qui dit simplement qu'il y a maintenant des années que les choses se dégradent et qu'on n'a pas pris la mesure de cette dégradation.
Julien Dray était l'invité d'RTL ce matin. Bonne journée
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 23 juin 2005)