Texte intégral
Monsieur le Président, Monsieur le Premier ministre, mes chers collègues,
" Les Français ont voulu exprimer un triple message. Message de mécontentement face à l'inaction et à l'impuissance publique. Message de rejet du système politique traditionnel, d'une manière trop lointaine de faire de la politique. Message de désarroi. Ce désarroi a bien des causes. Doute sur la capacité de l'Etat à résoudre les graves problèmes qui se posent à la société française : la violence, le chômage, l'affaiblissement du lien social. Doute sur les marges de manuvre du politique, dans un contexte européen et mondialisé. Sentiment qu'éprouvent beaucoup de nos compatriotes et notamment beaucoup de jeunes, d'être abandonnés à leurs difficultés, d'être les oubliés du progrès. Appréhension face aux changements. "
Monsieur le Premier ministre, vous avez certainement reconnu ce court passage d'un discours prononcé à Rennes le 23 avril 2002, par le président de la République.
Ce constat, plein d'acuité et de lucidité, reste malheureusement totalement d'actualité.
Il s'est passé plus de 3 ans depuis ce discours ; pourtant, il n'a pas vieilli d'un pouce. Personne ici, sur ces bancs, ne pourrait prétendre que quelque chose a profondément changé dans la société française.
Pire peut-être, notre pays connaît une profonde dépression. Probablement pour la première fois depuis longtemps, le progrès scientifique et technique n'apparaît plus comme garant du progrès social. Les Français, inquiets, trouvent difficilement leurs repères, ils doutent de l'avenir, de leur avenir individuel, de l'avenir collectif de leur pays.
Il ne s'agit pas seulement de ceux qui ont voté NON, de ceux qui sont exclus du progrès depuis 20 ans ; de ceux qui vivent au rythme des restructurations et des plans de licenciement, à qui l'on a rien à proposer en échange ; de ceux qui, jeunes des banlieues ou habitants de zones rurales, ont le même sentiment d'être abandonnés à leur sort
Il s'agit aussi de nos compatriotes qui ont voté OUI, soit qu'ils croient en l'Europe soit qu'ils savent qu'une civilisation qui se referme sur elle-même, qui refuse d'affronter la concurrence et la compétition, est une civilisation vouée au déclin et à la disparition.
Au-delà des causes proprement liées à la construction européenne, le vote du 29 mai sur la Constitution a été l'expression du désarroi et de la souffrance de certains ; et les Français que l'économie épargne, sont désormais renvoyés à de nouvelles interrogations sur la capacité du pays à se ressaisir, sur sa capacité à retrouver son esprit de conquête.
Cette vraie déprime collective résulte aussi d'un contexte économique et social qui depuis 20 ans n'a cessé de se dégrader. Progressivement mais sûrement - et nos compatriotes n'ont pas besoin de chiffres ni de statistiques pour le ressentir -, notre pays décroche. Les chiffres sont d'ailleurs terriblement éloquents.
Avec plus de 2 % de croissance, la France a créé très peu d'emplois en 2004 ; elle en aurait même détruit au cours du 1er trimestre 2005 ; la balance des paiements courants est dans le rouge (plus de 3 milliards en avril), alors que les Allemands collectionnent des excédents à un niveau record - 42 milliards d'euros pour le seul premier trimestre 2005 -, ce qui révèle la perte de compétitivité de l'économie française et une mauvaise spécialisation. La dette de l'Etat est abyssale et enfin, pour couronner le tout, toutes les branches de la Sécu sont dans le rouge (plus de 11 milliards pour la seule branche de l'Assurance maladie).
Et d'ailleurs, si les choses avaient vraiment changé depuis 3 ans, vous-même n'auriez pas eu les mots qui ont été les vôtres depuis un mois. La référence aux cent jours indique, en elle-même, que la maison brûle ou que pour le moins elle se lézarde gravement.
En moins d'un mois, vous avez déclaré aux Français que tout n'avait pas été tenté pour lutter contre le chômage alors qu'il s'agissait de la priorité du gouvernement précèdent; et la semaine dernière, vous avez indiqué que nous en étions " à l'an I de la réforme de l'Etat ", alors qu'il y a moins d'un an la décentralisation était selon votre prédécesseur " la mère des réformes ". Enfin, notre ministre de l'Economie s'inquiétait la semaine dernière du déficit exponentiel de l'Etat, critiquant ainsi implicitement la gestion précédente.
Du fond du cur, Monsieur le Premier ministre, je souhaiterais que vous réussissiez. Mais au plus profond de moi-même, je crois que c'est quasi du domaine de l'impossible, car seule une politique de rupture absolue, reposant sur un nouveau pacte avec les Français et donc passant par le suffrage universel, permettra à un gouvernement d'engager les réformes structurelles dont le pays a besoin.
Et pour conduire cette politique, il faudra des institutions nouvelles, car c'est le système, le régime, qui est en crise. Le vote insurrectionnel du 29 mai dernier démontre bien que le diagnostic du président de la République sur le rejet du système politique traditionnel est encore d'actualité. Notre démocratie est profondément malade.
Deux chiffres sont éloquents : à la dernière élection présidentielle, 14 millions d'électeurs n'ont pas jugé bon de se déplacer ou ont voté blanc, 9 millions ont voté pour les extrêmes. C'est-à-dire que, sur un total de 41 millions d'électeurs, près de 60 % ont par un moyen ou par un autre exprimé leur mécontentement.
La Ve République telle qu'elle a évolué est à bout de souffle.
Deux facteurs ont contribué à dénaturer nos institutions : d'une part, l'acceptation de la cohabitation et l'irresponsabilité politique du Président, qui en est la conséquence.
La Ve République créait certes les conditions d'un fort déséquilibre au sein des pouvoirs, mais la responsabilité du président de la République devant le peuple au moment des élections législatives ou d'un référendum rééquilibrait les choses.
D'autre part, le quinquennat sec - et je suis heureux d'avoir fait partie des quelques parlementaires qui se sont opposés à cette réforme, est source de déséquilibre absolu s'il ne s'accompagne pas d'un changement de loi électoral.
L'élection des députés quelques semaines après l'élection présidentielle devient une élection seconde, subordonnée. Le Parlement n'a plus de légitimité propre, sinon celle du président de la République. La majorité présidentielle et la majorité parlementaire se confondent, réduisant de facto la place et l'autorité du Premier ministre en faisant de lui plus le premier des ministres que le chef du Gouvernement, et surtout le quinquennat sec transforme le parlement en un bras mécanisé de l'exécutif.
Dès lors, l'irresponsabilité politique se conjugue à une confusion et une concentration des pouvoirs qui n'existent dans aucune autre démocratie moderne. Ce système crée les conditions d'une société de défiance, qui nuit à l'efficacité politique en rendant très difficiles les réformes structurelles dont le pays a besoin.
Dès lors, toute la question des institutions, du rejet du système démocratique dans lequel nous évoluons, n'est pas une question seconde. Elle n'est pas celle d'hommes politiques qui se regardent le nombril, elle est première, car elle conditionne la confiance de nos concitoyens dans le système politique qui les régit et elle conditionne la capacité de décision et d'action du politique.
Si l'on veut sortir de la défiance qui caractérise la société française, défiance à l'égard de ses élites, défiance à l'égard de la classe politique, si l'on veut un pouvoir politique capable d'agir, il faut réformer en profondeur notre régime politique.
Que ce soit une Ve République rénovée ou une VIe République, il nous faudra de nouvelles institutions. Une démocratie, ce n'est pas seulement l'élection des dirigeants au suffrage universel, c'est aussi un système de pouvoirs et de contre-pouvoirs ; de pouvoirs qui équilibrent le pouvoir. C'est un gage d'efficacité et un moyen de redonner à nos compatriotes confiance dans le système politique, car l'obligation de persuasion au sein de l'Assemblée oblige l'exécutif au débat, à la pédagogie vis-à-vis des Français.
Or le Parlement est en crise, puisqu'il se retrouve incapable de remplir convenablement ses trois fonctions.
D'abord, notre Assemblée représente de moins en moins bien le pays ; de la gauche à la droite, nous ne représentons que 45 % du 1er tour de l'élection présidentielle. Il nous faut donc un nouveau mode de scrutin, permettant à tous, de l'extrême gauche à l'extrême droite, d'être présents comme ils le sont au parlement européen. Ce mode de scrutin proportionnel redonnera à l'Assemblée une place centrale dans le débat, mais surtout l'autonomie et l'indépendance dont elle a besoin pour exercer ses pouvoirs.
Deuxièmement, le parlement s'est vu déposséder de sa fonction législative. Les lois ont été multipliées au point de les rendre inutiles, mais aussi dénaturées en instrument de la politique spectacle. Ce n'est pas moi qui le dis, mais le président du Conseil constitutionnel, qui déclarait le 3 janvier dernier : " La loi n'est pas faite pour affirmer des évidences, émettre des vux ou dessiner l'état idéal du monde [] La loi ne doit pas être un rite incantatoire. [] Pour s'en tenir au rôle qui est le sien, tout son rôle et rien que son rôle, le législateur doit apprendre à résister à la " demande de loi ", s'interdire de faire de la loi un instrument de communication. " En 20 ans, le code du travail a triplé de volume, passant de 737 pages de 2 353 pages ; croyez-vous que cela ait permis de mieux protéger les travailleurs ?
Pendant ces 3 dernières années, et en dépit des efforts de notre Président, l'Assemblée nationale s'est vue interdire de débattre et de voter sur des sujets aussi importants que les limites de l'Europe, donc sa nature. C'est pourquoi une partie de l'ordre du jour doit à l'avenir appartenir au parlement et c'est pourquoi le parlementarisme rationalisé doit être allégé.
A cela s'ajoutent les lois émotives, des lois censées régler des difficultés qu'elles ne règlent jamais. La Marseillaise est sifflée dans un stade de football ? Aussitôt, on crée un délit d'outrage à l'hymne national. Des feux de forêt sont allumés par des pyromanes ? Aussitôt, on aggrave les sanctions pénales à leur encontre. Des récidivistes dangereux sont arrêtés ? Aussitôt, on renforce les sanctions, alors que la lutte contre la récidive est bien plus liée à une politique pénitentiaire qu'à un renforcement des peines.
A cela s'ajoutent les lois comportant des proportions considérables de dispositions réglementaires, comme s'il fallait masquer l'impuissance de l'action publique par l'accroissement du volume des lois.
Enfin, le Parlement s'est interdit d'exercer sa fonction de contrôle, à l'exception de la commission d'enquête sur Air Lib, du rapport Warsmann sur l'application de la loi Perben II et surtout de la mission d'information sur la laïcité. Pourtant, il est probablement le meilleur vecteur pour la réforme de l'Etat, la maîtrise de la dépense publique et la lutte contre l'inertie bureaucratique.
La réalité, c'est que tous les pouvoirs nous les avons, mais que nous refusons de les exercer, soumis que nous sommes à la chape de plomb du fait majoritaire et au parlementarisme trop rationalisé.
Ce débat sur les ordonnances en est l'expression. Pour quelques semaines, le Parlement s'interdit d'examiner, d'avoir un avis sur une chose aussi essentielle que les relations sociales.
Autant que les institutions, c'est aussi la pratique du pouvoir qui doit être changée.
Passer d'une société de défiance à une société de confiance repose notamment sur la restauration de l'impartialité de l'Etat.
Depuis 1981, après chaque grande élection, on assiste à une valse des postes, sorte de jeu des chaises musicales où les présidents de la République successifs sont devenus des experts : préfets, diplomates, directeurs d'établissements publics, recteurs doivent avoir pour talent essentiel d'être des fidèles du pouvoir ; les entreprises des amis sont rachetées par des groupes nationalisés sur ordre Si seulement ces pratiques étaient gage d'efficacité de l'action publique, elles seraient presque pardonnables.
On est bien loin du temps de la IIIe République ou des premières décennies de la Ve, où tout nouveau gouvernement ne procédait qu'à un seul changement de directeur d'administration centrale - celui du Trésor. Comme si nous avions oublié le texte de la Déclaration des Droits de l'homme
Cette question de l'impartialité de l'Etat est capitale, compte tenu de la place de l'Etat en France, du rôle qui lui est assigné par nos compatriotes - probablement unique en Europe -, le chargeant d'à peu près toutes les responsabilités, de la culture à l'économie, de la cohésion sociale au contrôle des règles de concurrence.
Le système public doit être irréprochable, donc impartial. C'est à cette condition qu'il sera entendu lorsqu'il parlera au nom de l'intérêt général, sinon son crédit, sa capacité de persuasion, sa puissance pédagogique sont irrémédiablement atteintes.
La démocratie, ce n'est pas seulement une forme politique, c'est une forme de société, disait Pierre Mendès-France, c'est un système de valeurs.
Aussi faudrait-il introduire une procédure de hearings devant le Parlement avant toutes les nominations aux postes à haute responsabilité dans la fonction publique, à l'exception de l'armée. Ce sont les meilleurs, ceux qui ont un projet, qui doivent être nommés, et non les amis du pouvoir.
Les nominations et les promotions des magistrats du parquet doivent s'effectuer sur avis conforme du Conseil Supérieur de la Magistrature, et non à la discrétion du pouvoir exécutif, comme c'est le cas actuellement, car cela ruine le sentiment des Français sur l'indépendance de la justice.
L'avis conforme du Parlement devrait être obligatoire pour toutes les nominations aux autorités administratives indépendantes et autres organismes qui régissent ou organisent des pans entiers de la vie de notre collectivité ; c'est un système de codécision en quelque sorte, comme au parlement européen, qu'il faut promouvoir. C'est le système qui existe aux Etats-Unis, où le Parlement dispose d'un droit de veto.
Finalement, notre système politique vit sur un système ancien, un modèle pyramidal, hiérarchisé, qui correspond à un autre temps. Aujourd'hui, les organisations dans la société civile et notamment dans les entreprises sont horizontales, elles reposent sur le partage des responsabilités et l'organisation en réseau. La fameuse bonne gouvernance n'est pas seulement réservée aux autres.
Le débat d'aujourd'hui, caricatural puisqu'intervenant 4 semaines après un vote de confiance, n'est donc que l'épiphénomène d'une crise plus grave du système politique. Je n'évoquerai pas le sujet des ordonnances, qui motivent cette motion de censure, puisque mon collègue Pierre Albertini a longuement développé les propositions de l'UDF sur l'organisation du marché de travail et les mesures à prendre pour améliorer la situation de l'emploi.
C'est pourquoi je voudrais aborder un second sujet.
Puisque le président de la République, dans ses deux discours d'entre deux tours de Rennes et de Villepinte, a évoqué longuement la nécessité de mener une politique d'égalité des chances, je voudrais faire quelques propositions permettant de recréer les conditions d'accès de tous les jeunes à l'école et à l'emploi.
Vous avez nommé, Monsieur le Premier ministre, ou pour être exact, vous avez proposé au président de la République de nommer un ministre de l'égalité des chances ; et vous avez indiqué quelques pistes dans votre déclaration de politique générale.
C'est un bon signe, mais il ne faudrait surtout pas s'arrêter là.
L'égalité des chances, la promotion sociale, la relance de l'ascenseur social sont des formules dont nous nous repaissons dans nos discours, sans que concrètement rien de fondamentalement significatif ne soit mis en uvre.
Et pourtant, ce sujet est fondamental pour redonner confiance dans l'avenir. Les oubliés de l'égalité des chances sont de plus en plus nombreux, et ils ne sont pas uniquement des Français issus de l'immigration, mais concernent aussi une partie des classes moyennes ; les zones rurales sont aussi durement touchées. Depuis 30 ans, une partie de nos compatriotes n'a plus sa place dans la société française. Ils ne participent plus à un destin collectif, et d'ailleurs, dans les rares périodes où la France connaît une croissance vigoureuse, elle ne les atteint pas. Ils n'ont pas accès aux fruits de la croissance, ils en touchent à peine les miettes.
Les inégalités - de revenus, de formation, de destins - se sont enracinées dans la société avec une profondeur que peu de gens soupçonnent, mais que les sociologues ont clairement mise en évidence. La ségrégation ne se limite pas à quelques centaines de quartiers difficiles, dûment répertoriés, où se concentrerait l'essentiel des exclus. En réalité, la " fracture sociale ", pour reprendre une expression qui a été vidée de son sens, ne passe pas entre une minorité de cas extrêmes et le reste de la société. La société actuelle est profondément segmentée, chaque groupe s'évertuant à fuir ou à contourner le groupe immédiatement inférieur dans l'échelle des difficultés. Les ouvriers fuient les chômeurs immigrés, les familles favorisées fuient les classes moyennes, les classes moyennes esquivent les professions intermédiaires
L'enseignement qu'il faut en tirer, c'est qu'il faut rompre avec les principes qui ont guidé ces politiques qui ont échoué. Il faut diriger les actions vers les individus et non pas vers les territoires, en appliquant résolument un principe : donner davantage aux enfants et aux adolescents qui sont les plus dépourvus de ressources familiales.
L'enseignement qu'il faut en tirer, c'est qu'appliquer des politiques égales à des situations inégales accentue les inégalités. C'est une politique de mobilisation positive reposant sur des fondements socio-économiques et non pas raciaux ou ethniques, qu'il faut lancer.
Jamais nos grandes écoles n'ont aussi peu scolarisé d'enfants issus des milieux modestes, qu'ils s'appellent Dupont, Durand ou Belarbi. Seulement 5 % des élèves de classes prépas sont fils d'ouvriers, ils sont 8 fois moins nombreux que les fils de cadres. Or cette ghettoïsation de la société française est une gangrène qui fait autant de ravages que le chômage de masse. Quand l'appartenance nationale s'estompe faute d'avenir, le repli dans sa communauté s'accroît.
Des solutions extrêmement simples pourraient être mises en uvre, sans quotas, sans références ethniques, afin de rompre cette loi d'airain de la ghettoïsation, si bien décrite par Eric Maurin, qui fait que l'environnement social et géographique dans lequel on grandit vous détermine de façon quasi-définitive.
Alors que les marges de manuvre budgétaires sont extrêmement limitées, quelques mesures extrêmement fortes aux effets immédiatement sensibles pourraient être mises en uvre. Je voudrais vous en citer quelques-unes :
- Généraliser le système ESSEC permettant l'accompagnement des meilleurs élèves volontaires de lycées de ZEP, pendant trois ans, afin qu'ils puissent accéder aux classes préparatoires. Cette mesure, étendue à 5 % d'une classe d'âge, représenterait un effort de 240 millions d'euros. C'est peu d'argent, comparé au plan sur les banlieues.
- Donner à tous les meilleurs élèves de tous les lycées, du plus grand lycée parisien au lycée d'une petite ville de province, le droit d'accéder aux meilleures classes prépas. On sait trop aujourd'hui que le mode de sélection élimine les meilleurs élèves des lycées dont la réputation n'a pas dépassé la frontière de leur département. Il n'y a aucune raison que les lycéens de Stains ou du Gers ne puissent pas accéder à Henri IV.
- Développer un système de bourse nettement plus favorable pour les enfants issus des milieux les plus modestes.
- Créer des internats permettant de donner aux jeunes un cadre plus propice aux études. Sait-on par exemple que, dans les grands lycées, il y a très peu de places d'internat pour les filles ?
- L'égalité des chances, c'est aussi l'égalité des chances dans l'entreprise. Comme le préconise le rapport Bébéar, il faut donner aux entreprises les couleurs de la France. L'enquête menée par le Professeur Amadieu sur les CV est accablante : le même CV, identique en tous points, adressé par un jeune, blanc, parisien de 28 ans a 6 fois plus de chances de déboucher sur un entretien d'embauche que lorsqu'il est adressé par un même jeune dont le nom a une consonance maghrébine. Sans entrer dans le détail faute de temps, nombreux sont les pays occidentaux qui ont su mettre en uvre des procédures incitatives et des obligations dans les grandes entreprises, afin que l'égalité des chances en matière d'emploi ait un sens. Par exemple, des agences gouvernementales contrôlent que, pour les grandes entreprises, le profil de leurs salariés reflète bien la diversité des habitants du bassin d'emploi de ces entreprises. Si tel n'est pas le cas, ils doivent se justifier.
Nous aurions tout intérêt à nous en inspirer.
En conclusion, un sociologue britannique du milieu du 20ème siècle, Brinton, indiquait les sept critères signalant une situation pré révolutionnaire ou de crise grave :
- Un climat de relative prospérité
- Des antagonismes forts entre classes sociales
- Des groupes sociaux s'appuyant sur des intellectuels qui contestent le système
- Des institutions dépassées et confisquées
- Des dirigeants qui perdent confiance en leur autorité et en ses fondements
- Un gouvernement confronté à de grosses difficultés financières
- Et enfin : une utilisation maladroite de la force.
A l'exception du dernier critère, tout y est ou presque.
Le long fleuve tranquille de la politique française, lui, continue à couler, comme si le monde n'était pas en train de se transformer radicalement.
La réalité, Monsieur le Premier ministre, c'est que nous vivons une crise de régime. Depuis trop longtemps, nous ne disons pas la vérité aux Français alors que les hommes politiques ont un devoir de lucidité, et même si ces vérités sont difficiles à dire. Sans cet exercice, un pays s'installe dans l'illusion, les ressorts du redressement sont introuvables. Sans une pratique du pouvoir radicalement différente, s'appuyant sur des institutions renouvelées, la myopie collective qui nous atteint, l'inefficacité du système de décision qui nous frappe nous conduiront inexorablement à des lendemains douloureux.
Nous assistons aujourd'hui à l'épuisement d'un modèle, celui qui a connu son apogée pendant les Trente Glorieuses. La Grande-Bretagne nous a montré qu'un pays pouvait réussir à passer d'une situation dramatique, à la fin des années 1970, à un système qui aujourd'hui fonctionne plutôt bien aux yeux des britanniques, même si ce n'est pas le nôtre.
C'est un nouveau modèle qu'il faut reconstruire, comme d'autres pays ont su le faire avant nous.
Et ce n'est pas dans le cadre de cette motion de censure présentée par le parti socialiste, responsable en grande partie de la situation du pays, que les difficultés du pays pourront être abordées.
(Source http://www.udf.org, le 6 juillet 2005)
" Les Français ont voulu exprimer un triple message. Message de mécontentement face à l'inaction et à l'impuissance publique. Message de rejet du système politique traditionnel, d'une manière trop lointaine de faire de la politique. Message de désarroi. Ce désarroi a bien des causes. Doute sur la capacité de l'Etat à résoudre les graves problèmes qui se posent à la société française : la violence, le chômage, l'affaiblissement du lien social. Doute sur les marges de manuvre du politique, dans un contexte européen et mondialisé. Sentiment qu'éprouvent beaucoup de nos compatriotes et notamment beaucoup de jeunes, d'être abandonnés à leurs difficultés, d'être les oubliés du progrès. Appréhension face aux changements. "
Monsieur le Premier ministre, vous avez certainement reconnu ce court passage d'un discours prononcé à Rennes le 23 avril 2002, par le président de la République.
Ce constat, plein d'acuité et de lucidité, reste malheureusement totalement d'actualité.
Il s'est passé plus de 3 ans depuis ce discours ; pourtant, il n'a pas vieilli d'un pouce. Personne ici, sur ces bancs, ne pourrait prétendre que quelque chose a profondément changé dans la société française.
Pire peut-être, notre pays connaît une profonde dépression. Probablement pour la première fois depuis longtemps, le progrès scientifique et technique n'apparaît plus comme garant du progrès social. Les Français, inquiets, trouvent difficilement leurs repères, ils doutent de l'avenir, de leur avenir individuel, de l'avenir collectif de leur pays.
Il ne s'agit pas seulement de ceux qui ont voté NON, de ceux qui sont exclus du progrès depuis 20 ans ; de ceux qui vivent au rythme des restructurations et des plans de licenciement, à qui l'on a rien à proposer en échange ; de ceux qui, jeunes des banlieues ou habitants de zones rurales, ont le même sentiment d'être abandonnés à leur sort
Il s'agit aussi de nos compatriotes qui ont voté OUI, soit qu'ils croient en l'Europe soit qu'ils savent qu'une civilisation qui se referme sur elle-même, qui refuse d'affronter la concurrence et la compétition, est une civilisation vouée au déclin et à la disparition.
Au-delà des causes proprement liées à la construction européenne, le vote du 29 mai sur la Constitution a été l'expression du désarroi et de la souffrance de certains ; et les Français que l'économie épargne, sont désormais renvoyés à de nouvelles interrogations sur la capacité du pays à se ressaisir, sur sa capacité à retrouver son esprit de conquête.
Cette vraie déprime collective résulte aussi d'un contexte économique et social qui depuis 20 ans n'a cessé de se dégrader. Progressivement mais sûrement - et nos compatriotes n'ont pas besoin de chiffres ni de statistiques pour le ressentir -, notre pays décroche. Les chiffres sont d'ailleurs terriblement éloquents.
Avec plus de 2 % de croissance, la France a créé très peu d'emplois en 2004 ; elle en aurait même détruit au cours du 1er trimestre 2005 ; la balance des paiements courants est dans le rouge (plus de 3 milliards en avril), alors que les Allemands collectionnent des excédents à un niveau record - 42 milliards d'euros pour le seul premier trimestre 2005 -, ce qui révèle la perte de compétitivité de l'économie française et une mauvaise spécialisation. La dette de l'Etat est abyssale et enfin, pour couronner le tout, toutes les branches de la Sécu sont dans le rouge (plus de 11 milliards pour la seule branche de l'Assurance maladie).
Et d'ailleurs, si les choses avaient vraiment changé depuis 3 ans, vous-même n'auriez pas eu les mots qui ont été les vôtres depuis un mois. La référence aux cent jours indique, en elle-même, que la maison brûle ou que pour le moins elle se lézarde gravement.
En moins d'un mois, vous avez déclaré aux Français que tout n'avait pas été tenté pour lutter contre le chômage alors qu'il s'agissait de la priorité du gouvernement précèdent; et la semaine dernière, vous avez indiqué que nous en étions " à l'an I de la réforme de l'Etat ", alors qu'il y a moins d'un an la décentralisation était selon votre prédécesseur " la mère des réformes ". Enfin, notre ministre de l'Economie s'inquiétait la semaine dernière du déficit exponentiel de l'Etat, critiquant ainsi implicitement la gestion précédente.
Du fond du cur, Monsieur le Premier ministre, je souhaiterais que vous réussissiez. Mais au plus profond de moi-même, je crois que c'est quasi du domaine de l'impossible, car seule une politique de rupture absolue, reposant sur un nouveau pacte avec les Français et donc passant par le suffrage universel, permettra à un gouvernement d'engager les réformes structurelles dont le pays a besoin.
Et pour conduire cette politique, il faudra des institutions nouvelles, car c'est le système, le régime, qui est en crise. Le vote insurrectionnel du 29 mai dernier démontre bien que le diagnostic du président de la République sur le rejet du système politique traditionnel est encore d'actualité. Notre démocratie est profondément malade.
Deux chiffres sont éloquents : à la dernière élection présidentielle, 14 millions d'électeurs n'ont pas jugé bon de se déplacer ou ont voté blanc, 9 millions ont voté pour les extrêmes. C'est-à-dire que, sur un total de 41 millions d'électeurs, près de 60 % ont par un moyen ou par un autre exprimé leur mécontentement.
La Ve République telle qu'elle a évolué est à bout de souffle.
Deux facteurs ont contribué à dénaturer nos institutions : d'une part, l'acceptation de la cohabitation et l'irresponsabilité politique du Président, qui en est la conséquence.
La Ve République créait certes les conditions d'un fort déséquilibre au sein des pouvoirs, mais la responsabilité du président de la République devant le peuple au moment des élections législatives ou d'un référendum rééquilibrait les choses.
D'autre part, le quinquennat sec - et je suis heureux d'avoir fait partie des quelques parlementaires qui se sont opposés à cette réforme, est source de déséquilibre absolu s'il ne s'accompagne pas d'un changement de loi électoral.
L'élection des députés quelques semaines après l'élection présidentielle devient une élection seconde, subordonnée. Le Parlement n'a plus de légitimité propre, sinon celle du président de la République. La majorité présidentielle et la majorité parlementaire se confondent, réduisant de facto la place et l'autorité du Premier ministre en faisant de lui plus le premier des ministres que le chef du Gouvernement, et surtout le quinquennat sec transforme le parlement en un bras mécanisé de l'exécutif.
Dès lors, l'irresponsabilité politique se conjugue à une confusion et une concentration des pouvoirs qui n'existent dans aucune autre démocratie moderne. Ce système crée les conditions d'une société de défiance, qui nuit à l'efficacité politique en rendant très difficiles les réformes structurelles dont le pays a besoin.
Dès lors, toute la question des institutions, du rejet du système démocratique dans lequel nous évoluons, n'est pas une question seconde. Elle n'est pas celle d'hommes politiques qui se regardent le nombril, elle est première, car elle conditionne la confiance de nos concitoyens dans le système politique qui les régit et elle conditionne la capacité de décision et d'action du politique.
Si l'on veut sortir de la défiance qui caractérise la société française, défiance à l'égard de ses élites, défiance à l'égard de la classe politique, si l'on veut un pouvoir politique capable d'agir, il faut réformer en profondeur notre régime politique.
Que ce soit une Ve République rénovée ou une VIe République, il nous faudra de nouvelles institutions. Une démocratie, ce n'est pas seulement l'élection des dirigeants au suffrage universel, c'est aussi un système de pouvoirs et de contre-pouvoirs ; de pouvoirs qui équilibrent le pouvoir. C'est un gage d'efficacité et un moyen de redonner à nos compatriotes confiance dans le système politique, car l'obligation de persuasion au sein de l'Assemblée oblige l'exécutif au débat, à la pédagogie vis-à-vis des Français.
Or le Parlement est en crise, puisqu'il se retrouve incapable de remplir convenablement ses trois fonctions.
D'abord, notre Assemblée représente de moins en moins bien le pays ; de la gauche à la droite, nous ne représentons que 45 % du 1er tour de l'élection présidentielle. Il nous faut donc un nouveau mode de scrutin, permettant à tous, de l'extrême gauche à l'extrême droite, d'être présents comme ils le sont au parlement européen. Ce mode de scrutin proportionnel redonnera à l'Assemblée une place centrale dans le débat, mais surtout l'autonomie et l'indépendance dont elle a besoin pour exercer ses pouvoirs.
Deuxièmement, le parlement s'est vu déposséder de sa fonction législative. Les lois ont été multipliées au point de les rendre inutiles, mais aussi dénaturées en instrument de la politique spectacle. Ce n'est pas moi qui le dis, mais le président du Conseil constitutionnel, qui déclarait le 3 janvier dernier : " La loi n'est pas faite pour affirmer des évidences, émettre des vux ou dessiner l'état idéal du monde [] La loi ne doit pas être un rite incantatoire. [] Pour s'en tenir au rôle qui est le sien, tout son rôle et rien que son rôle, le législateur doit apprendre à résister à la " demande de loi ", s'interdire de faire de la loi un instrument de communication. " En 20 ans, le code du travail a triplé de volume, passant de 737 pages de 2 353 pages ; croyez-vous que cela ait permis de mieux protéger les travailleurs ?
Pendant ces 3 dernières années, et en dépit des efforts de notre Président, l'Assemblée nationale s'est vue interdire de débattre et de voter sur des sujets aussi importants que les limites de l'Europe, donc sa nature. C'est pourquoi une partie de l'ordre du jour doit à l'avenir appartenir au parlement et c'est pourquoi le parlementarisme rationalisé doit être allégé.
A cela s'ajoutent les lois émotives, des lois censées régler des difficultés qu'elles ne règlent jamais. La Marseillaise est sifflée dans un stade de football ? Aussitôt, on crée un délit d'outrage à l'hymne national. Des feux de forêt sont allumés par des pyromanes ? Aussitôt, on aggrave les sanctions pénales à leur encontre. Des récidivistes dangereux sont arrêtés ? Aussitôt, on renforce les sanctions, alors que la lutte contre la récidive est bien plus liée à une politique pénitentiaire qu'à un renforcement des peines.
A cela s'ajoutent les lois comportant des proportions considérables de dispositions réglementaires, comme s'il fallait masquer l'impuissance de l'action publique par l'accroissement du volume des lois.
Enfin, le Parlement s'est interdit d'exercer sa fonction de contrôle, à l'exception de la commission d'enquête sur Air Lib, du rapport Warsmann sur l'application de la loi Perben II et surtout de la mission d'information sur la laïcité. Pourtant, il est probablement le meilleur vecteur pour la réforme de l'Etat, la maîtrise de la dépense publique et la lutte contre l'inertie bureaucratique.
La réalité, c'est que tous les pouvoirs nous les avons, mais que nous refusons de les exercer, soumis que nous sommes à la chape de plomb du fait majoritaire et au parlementarisme trop rationalisé.
Ce débat sur les ordonnances en est l'expression. Pour quelques semaines, le Parlement s'interdit d'examiner, d'avoir un avis sur une chose aussi essentielle que les relations sociales.
Autant que les institutions, c'est aussi la pratique du pouvoir qui doit être changée.
Passer d'une société de défiance à une société de confiance repose notamment sur la restauration de l'impartialité de l'Etat.
Depuis 1981, après chaque grande élection, on assiste à une valse des postes, sorte de jeu des chaises musicales où les présidents de la République successifs sont devenus des experts : préfets, diplomates, directeurs d'établissements publics, recteurs doivent avoir pour talent essentiel d'être des fidèles du pouvoir ; les entreprises des amis sont rachetées par des groupes nationalisés sur ordre Si seulement ces pratiques étaient gage d'efficacité de l'action publique, elles seraient presque pardonnables.
On est bien loin du temps de la IIIe République ou des premières décennies de la Ve, où tout nouveau gouvernement ne procédait qu'à un seul changement de directeur d'administration centrale - celui du Trésor. Comme si nous avions oublié le texte de la Déclaration des Droits de l'homme
Cette question de l'impartialité de l'Etat est capitale, compte tenu de la place de l'Etat en France, du rôle qui lui est assigné par nos compatriotes - probablement unique en Europe -, le chargeant d'à peu près toutes les responsabilités, de la culture à l'économie, de la cohésion sociale au contrôle des règles de concurrence.
Le système public doit être irréprochable, donc impartial. C'est à cette condition qu'il sera entendu lorsqu'il parlera au nom de l'intérêt général, sinon son crédit, sa capacité de persuasion, sa puissance pédagogique sont irrémédiablement atteintes.
La démocratie, ce n'est pas seulement une forme politique, c'est une forme de société, disait Pierre Mendès-France, c'est un système de valeurs.
Aussi faudrait-il introduire une procédure de hearings devant le Parlement avant toutes les nominations aux postes à haute responsabilité dans la fonction publique, à l'exception de l'armée. Ce sont les meilleurs, ceux qui ont un projet, qui doivent être nommés, et non les amis du pouvoir.
Les nominations et les promotions des magistrats du parquet doivent s'effectuer sur avis conforme du Conseil Supérieur de la Magistrature, et non à la discrétion du pouvoir exécutif, comme c'est le cas actuellement, car cela ruine le sentiment des Français sur l'indépendance de la justice.
L'avis conforme du Parlement devrait être obligatoire pour toutes les nominations aux autorités administratives indépendantes et autres organismes qui régissent ou organisent des pans entiers de la vie de notre collectivité ; c'est un système de codécision en quelque sorte, comme au parlement européen, qu'il faut promouvoir. C'est le système qui existe aux Etats-Unis, où le Parlement dispose d'un droit de veto.
Finalement, notre système politique vit sur un système ancien, un modèle pyramidal, hiérarchisé, qui correspond à un autre temps. Aujourd'hui, les organisations dans la société civile et notamment dans les entreprises sont horizontales, elles reposent sur le partage des responsabilités et l'organisation en réseau. La fameuse bonne gouvernance n'est pas seulement réservée aux autres.
Le débat d'aujourd'hui, caricatural puisqu'intervenant 4 semaines après un vote de confiance, n'est donc que l'épiphénomène d'une crise plus grave du système politique. Je n'évoquerai pas le sujet des ordonnances, qui motivent cette motion de censure, puisque mon collègue Pierre Albertini a longuement développé les propositions de l'UDF sur l'organisation du marché de travail et les mesures à prendre pour améliorer la situation de l'emploi.
C'est pourquoi je voudrais aborder un second sujet.
Puisque le président de la République, dans ses deux discours d'entre deux tours de Rennes et de Villepinte, a évoqué longuement la nécessité de mener une politique d'égalité des chances, je voudrais faire quelques propositions permettant de recréer les conditions d'accès de tous les jeunes à l'école et à l'emploi.
Vous avez nommé, Monsieur le Premier ministre, ou pour être exact, vous avez proposé au président de la République de nommer un ministre de l'égalité des chances ; et vous avez indiqué quelques pistes dans votre déclaration de politique générale.
C'est un bon signe, mais il ne faudrait surtout pas s'arrêter là.
L'égalité des chances, la promotion sociale, la relance de l'ascenseur social sont des formules dont nous nous repaissons dans nos discours, sans que concrètement rien de fondamentalement significatif ne soit mis en uvre.
Et pourtant, ce sujet est fondamental pour redonner confiance dans l'avenir. Les oubliés de l'égalité des chances sont de plus en plus nombreux, et ils ne sont pas uniquement des Français issus de l'immigration, mais concernent aussi une partie des classes moyennes ; les zones rurales sont aussi durement touchées. Depuis 30 ans, une partie de nos compatriotes n'a plus sa place dans la société française. Ils ne participent plus à un destin collectif, et d'ailleurs, dans les rares périodes où la France connaît une croissance vigoureuse, elle ne les atteint pas. Ils n'ont pas accès aux fruits de la croissance, ils en touchent à peine les miettes.
Les inégalités - de revenus, de formation, de destins - se sont enracinées dans la société avec une profondeur que peu de gens soupçonnent, mais que les sociologues ont clairement mise en évidence. La ségrégation ne se limite pas à quelques centaines de quartiers difficiles, dûment répertoriés, où se concentrerait l'essentiel des exclus. En réalité, la " fracture sociale ", pour reprendre une expression qui a été vidée de son sens, ne passe pas entre une minorité de cas extrêmes et le reste de la société. La société actuelle est profondément segmentée, chaque groupe s'évertuant à fuir ou à contourner le groupe immédiatement inférieur dans l'échelle des difficultés. Les ouvriers fuient les chômeurs immigrés, les familles favorisées fuient les classes moyennes, les classes moyennes esquivent les professions intermédiaires
L'enseignement qu'il faut en tirer, c'est qu'il faut rompre avec les principes qui ont guidé ces politiques qui ont échoué. Il faut diriger les actions vers les individus et non pas vers les territoires, en appliquant résolument un principe : donner davantage aux enfants et aux adolescents qui sont les plus dépourvus de ressources familiales.
L'enseignement qu'il faut en tirer, c'est qu'appliquer des politiques égales à des situations inégales accentue les inégalités. C'est une politique de mobilisation positive reposant sur des fondements socio-économiques et non pas raciaux ou ethniques, qu'il faut lancer.
Jamais nos grandes écoles n'ont aussi peu scolarisé d'enfants issus des milieux modestes, qu'ils s'appellent Dupont, Durand ou Belarbi. Seulement 5 % des élèves de classes prépas sont fils d'ouvriers, ils sont 8 fois moins nombreux que les fils de cadres. Or cette ghettoïsation de la société française est une gangrène qui fait autant de ravages que le chômage de masse. Quand l'appartenance nationale s'estompe faute d'avenir, le repli dans sa communauté s'accroît.
Des solutions extrêmement simples pourraient être mises en uvre, sans quotas, sans références ethniques, afin de rompre cette loi d'airain de la ghettoïsation, si bien décrite par Eric Maurin, qui fait que l'environnement social et géographique dans lequel on grandit vous détermine de façon quasi-définitive.
Alors que les marges de manuvre budgétaires sont extrêmement limitées, quelques mesures extrêmement fortes aux effets immédiatement sensibles pourraient être mises en uvre. Je voudrais vous en citer quelques-unes :
- Généraliser le système ESSEC permettant l'accompagnement des meilleurs élèves volontaires de lycées de ZEP, pendant trois ans, afin qu'ils puissent accéder aux classes préparatoires. Cette mesure, étendue à 5 % d'une classe d'âge, représenterait un effort de 240 millions d'euros. C'est peu d'argent, comparé au plan sur les banlieues.
- Donner à tous les meilleurs élèves de tous les lycées, du plus grand lycée parisien au lycée d'une petite ville de province, le droit d'accéder aux meilleures classes prépas. On sait trop aujourd'hui que le mode de sélection élimine les meilleurs élèves des lycées dont la réputation n'a pas dépassé la frontière de leur département. Il n'y a aucune raison que les lycéens de Stains ou du Gers ne puissent pas accéder à Henri IV.
- Développer un système de bourse nettement plus favorable pour les enfants issus des milieux les plus modestes.
- Créer des internats permettant de donner aux jeunes un cadre plus propice aux études. Sait-on par exemple que, dans les grands lycées, il y a très peu de places d'internat pour les filles ?
- L'égalité des chances, c'est aussi l'égalité des chances dans l'entreprise. Comme le préconise le rapport Bébéar, il faut donner aux entreprises les couleurs de la France. L'enquête menée par le Professeur Amadieu sur les CV est accablante : le même CV, identique en tous points, adressé par un jeune, blanc, parisien de 28 ans a 6 fois plus de chances de déboucher sur un entretien d'embauche que lorsqu'il est adressé par un même jeune dont le nom a une consonance maghrébine. Sans entrer dans le détail faute de temps, nombreux sont les pays occidentaux qui ont su mettre en uvre des procédures incitatives et des obligations dans les grandes entreprises, afin que l'égalité des chances en matière d'emploi ait un sens. Par exemple, des agences gouvernementales contrôlent que, pour les grandes entreprises, le profil de leurs salariés reflète bien la diversité des habitants du bassin d'emploi de ces entreprises. Si tel n'est pas le cas, ils doivent se justifier.
Nous aurions tout intérêt à nous en inspirer.
En conclusion, un sociologue britannique du milieu du 20ème siècle, Brinton, indiquait les sept critères signalant une situation pré révolutionnaire ou de crise grave :
- Un climat de relative prospérité
- Des antagonismes forts entre classes sociales
- Des groupes sociaux s'appuyant sur des intellectuels qui contestent le système
- Des institutions dépassées et confisquées
- Des dirigeants qui perdent confiance en leur autorité et en ses fondements
- Un gouvernement confronté à de grosses difficultés financières
- Et enfin : une utilisation maladroite de la force.
A l'exception du dernier critère, tout y est ou presque.
Le long fleuve tranquille de la politique française, lui, continue à couler, comme si le monde n'était pas en train de se transformer radicalement.
La réalité, Monsieur le Premier ministre, c'est que nous vivons une crise de régime. Depuis trop longtemps, nous ne disons pas la vérité aux Français alors que les hommes politiques ont un devoir de lucidité, et même si ces vérités sont difficiles à dire. Sans cet exercice, un pays s'installe dans l'illusion, les ressorts du redressement sont introuvables. Sans une pratique du pouvoir radicalement différente, s'appuyant sur des institutions renouvelées, la myopie collective qui nous atteint, l'inefficacité du système de décision qui nous frappe nous conduiront inexorablement à des lendemains douloureux.
Nous assistons aujourd'hui à l'épuisement d'un modèle, celui qui a connu son apogée pendant les Trente Glorieuses. La Grande-Bretagne nous a montré qu'un pays pouvait réussir à passer d'une situation dramatique, à la fin des années 1970, à un système qui aujourd'hui fonctionne plutôt bien aux yeux des britanniques, même si ce n'est pas le nôtre.
C'est un nouveau modèle qu'il faut reconstruire, comme d'autres pays ont su le faire avant nous.
Et ce n'est pas dans le cadre de cette motion de censure présentée par le parti socialiste, responsable en grande partie de la situation du pays, que les difficultés du pays pourront être abordées.
(Source http://www.udf.org, le 6 juillet 2005)