Tribune de M. Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, et de Mme Catherine Colonna, ministre déléguée aux affaires européennes, parue dans le quotidien "Pravo" le 6 octobre 2005 à Prague, intitulée "Croissance, solidarité, protection : l'avenir de l'Europe élargie".

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Média : Pravo - Presse étrangère

Texte intégral

Avec ses 450 millions d'habitants, ses 25 pays aujourd'hui depuis la réussite de l'élargissement l'an dernier, l'Union européenne n'est ni un Etat-nation, ni un super Etat. C'est un projet qui n'a aucun équivalent dans l'histoire, un projet radicalement neuf et profondément novateur. Le vote des Français lors du référendum du 29 mai dernier sur le traité constitutionnel ne signifie certainement pas que les Français veulent renoncer à l'Europe. Mais les Français veulent en revanche - nous en sommes convaincus - que l'Europe leur dise aujourd'hui où elle va. A l'heure où de nombreux citoyens européens s'interrogent légitimement sur le projet européen, il est en effet essentiel de réaffirmer le cap, et ce cap, disons-le clairement, c'est, pour la France comme pour beaucoup d'Etats membres, celui d'une Europe politique, forte et ambitieuse.
Par conséquent, une obligation nous incombe à nous Etats membres, anciens comme nouveaux : porter une vision claire et politique de l'avenir de l'Union, et répondre concrètement aux attentes que les citoyens expriment à l'égard du projet européen. Il nous faut aujourd'hui nous adapter sans cesse. Nous savons bien que le besoin de réforme se situe au cur du débat politique en Europe, et par conséquent au centre des préoccupations des citoyens. Mais nous devons conserver ce que notre héritage commun offre de mieux, en veillant à notre cohésion collective comme à un bien supérieur et précieux. Plus que jamais en ce début de XXIe siècle, l'Europe est un irremplaçable intermédiaire entre chacune de nos nations et le monde. Chacun des peuples européens a ses spécificités historiques, politiques, culturelles et sociales. Il ne s'agit bien sûr pas de les remettre en cause. L'Europe est riche de ces différences, de nos différences. Mais elles n'empêchent pas bien au contraire que nous partagions les mêmes valeurs, les mêmes principes et les mêmes ambitions pour l'Europe. Que l'on ne s'y trompe pas. Ce n'est qu'ensemble, dans l'Europe unie, que nous pourrons tirer pleinement avantage de la mondialisation et y faire vivre nos spécificités. Or, pour y parvenir, notre action doit reposer sur trois priorités : la croissance, la solidarité, la protection.
Tout part de la croissance et de l'emploi, comme le rappelle constamment le Premier ministre. La crainte des conflits s'éloignant aux yeux des peuples de l'Union - la paix est un bien pourtant si fragile à nos portes -, les préoccupations économiques et sociales dominent. De manière différente, cette préoccupation est partout présente dans nos pays. Chez les nouveaux Etats membres où le rattrapage économique, social, sanitaire ou encore environnemental est un impératif majeur pour nous tous. Chez les anciens Etats membres où le chômage reste souvent élevé et où la concurrence croissante des pays émergents suscite de plus en plus de craintes. Il nous faut donc, dans le respect de nos spécificités, mettre les leviers de la croissance au cur du projet européen : la réforme économique pour le dynamisme des marchés, sans laquelle rien n'est possible dans la compétition internationale ; les progrès de la coordination des politiques macro-économiques pour répondre ensemble aux cycles de l'économie et de l'emploi ; les stratégies industrielles pour faire vivre l'industrie européenne et stimuler l'innovation et la recherche ; la poursuite des efforts budgétaires européens vers les politiques de croissance (recherche, éducation, formation, transports) ; une mobilisation de tous face au problème démographique. Dans tous ces domaines, les Etats ont à l'évidence un rôle déterminant mais nous devons aussi nous appuyer sur l'Europe qui, là encore, offre un cadre d'action efficace.
Le cur du projet européen, c'est aussi une exigence de solidarité entre les Etats membres. Elle est notre urgence collective. Ainsi il faut que le budget pour la période 2007-2013 soit adopté dans les meilleurs délais pour consolider les politiques communes, développer des politiques nouvelles et financer l'Europe élargie. Une participation équitable de tous au financement de l'élargissement est essentielle afin que se mette en place le vaste programme budgétaire de soutien à la convergence des économies des nouveaux et des anciens Etats membres. C'est ainsi que progressera l'adhésion de tous au projet européen : par la mise en place de grands projets d'éducation, de transport, d'énergie ou d'environnement chez les nouveaux Etats membres pour le bénéfice de tous, par le développement des échanges dans tous les domaines (commerce, scientifique, étudiants, tourisme) entre nouveaux et anciens Etats membres, et par la réduction progressive de la différence entre niveaux de vie, entre les Etats membres. Depuis longtemps, la politique de solidarité entre Etats membres a fait la preuve de son succès. Regardons du côté de l'Espagne, de l'Irlande, par exemple, pour constater les effets bénéfiques de leur rattrapage économique et social, expression de la solidarité commune. Les nouveaux Etats membres doivent à leur tour profiter de cette politique qui permettra de faire de l'élargissement, qui est d'ores et déjà un atout pour le présent, une chance pour l'avenir.
Enfin, l'Europe doit prendre toute sa part dans la mondialisation tout en répondant à une attente forte de protection. Seule l'Union européenne a la taille critique pour contribuer à maîtriser la mondialisation, pour protéger nos concitoyens de ses effets négatifs et pour les aider à en tirer tous les bénéfices. En effet, ne l'oublions pas, la mondialisation, même si elle fait parfois peur et inquiète, est positive pour la croissance, pour l'échange entre les cultures, pour l'accès de tous à la prospérité matérielle. Mais l'Europe doit savoir défendre ses intérêts et ceux de ses citoyens. Par exemple à l'OMC en défendant la vision d'une libéralisation équilibrée et maîtrisée des échanges qui profite véritablement aux plus pauvres, notamment aux pays les moins avancés du continent africain. Les Européens attendent aussi de l'Europe qu'elle les protège. Le marché, si indispensable, ne saurait y suffire.
C'est pourquoi la volonté commune des Européens doit également s'exprimer à travers l'uvre d'harmonisation. Comme l'a dit le président de la République, Jacques Chirac, il s'agit d'une exigence qui est au cur du projet européen. Dans tous nos pays, nous luttons pour la simplification des procédures et l'allègement des coûts qui pèsent sur les entreprises et les ménages, notamment au titre des impôts. Nous entendons également lutter pour le respect du principe de subsidiarité afin de privilégier les démarches communes susceptibles de mieux protéger les Européens. Mais cela ne saurait justifier la remise en cause des normes et l'élaboration de nouvelles normes, mêmes minimales, lorsqu'elles sont utiles et efficaces. Qu'il s'agisse de la santé publique, de l'environnement, des identités culturelles, de la protection des consommateurs, des services collectifs ou encore de la lutte contre la criminalité organisée, nous réaffirmons ensemble notre volonté de mettre en uvre une démarche concertée pour des normes communes au service de la croissance et de la protection des Européens.
Au-delà de nos différences, n'oublions pas que nous les Européens nous retrouvons malgré nos différences : le refus des discriminations, la protection contre les aléas de la vie, la solidarité entre les générations, l'importance du dialogue social, la place des services publics, la lutte contre le travail des enfants et bien d'autres encore. C'est fort de cette conviction que nous saurons proposer au monde une vision maîtrisée de la mondialisation, et redonner un souffle au projet européen, pour préserver le meilleur de notre héritage et le faire fructifier dans l'intérêt d'une union sans cesse plus étroite des peuples européens.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 octobre 2005)