Entretien de M. Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, avec la télévision publique tchèque "CT1" le 6 octobre 2005 à Prague, sur les questions liées à l'intégration européenne face à l'émergence de nouvelles puissances dans le monde.

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Circonstance : Voyage de Philippe Douste-Blazy et de Catherine Colonna en République tchèque les 6 et 7 octobre 2005

Média : Ceska Televize-CT1 - CT1 - Télévision

Texte intégral

Q - (...) Le Monde a écrit : "Monsieur Douste-Blazy souhaite une avant-garde européenne. Le chef de la diplomatie française reprend l'idée de noyau dur au sein de l'Union européenne". Quel rôle auront alors les nouveaux venus qui ne viennent certainement pas d'adhérer à l'Union européenne pour rester de nouveau devant la porte d'une formation qui marcherait plus vite ? Et pourquoi les nouveaux pays ne viendraient-ils pas dans l'avant-garde avec plaisir, au contraire ?
R - Je crois que le monde aujourd'hui est en train de changer très vite. En particulier il y a de nouvelles régions, des pays qui ont la taille d'un continent, l'Inde, la Chine, le Brésil, mais aussi l'Afrique du Sud, le Nigeria, qui sont en train de devenir de plus en plus riches et qui vont inverser profondément les choses dans les dix, vingt et trente prochaines années. Si l'Union européenne, face à l'émergence de ces régions, face à la puissance des Etats-Unis, ne réagit pas - prenez l'exemple de la recherche, de l'innovation, si nous ne mettons pas 100 milliards d'euros dans les technologies de l'Information, des futurs Internets, dans les nanotechnologies, cette révolution qui va complètement changer nos vies, ou dans les bio-technologies, les nouveaux vaccins, les nouveaux médicaments -, comment voulez-vous que, demain, nous puissions avoir, pour nos enfants, nos petits-enfants, la croissance qu'il faut ?
C'est une perspective de deux ou trois dizaines d'années, mais dans l'immédiat, cette Europe à deux vitesses, à deux visages, avec peut être des tensions en son sein, ne sera-t-elle pas plus faible sur la scène mondiale qu'à vingt-cinq ? Ne perdra-t-elle pas la crédibilité d'une structure compacte et ferme ?
La chose à ne pas faire, c'est un directoire, avec quatre ou cinq pays qui décident pour les autres. Ce n'est pas une bonne chose. L'idée du noyau dur n'est pas bonne parce que ceux qui n'y sont pas, se disent "nous sommes là uniquement pour suivre, on va décider pour nous".
A l'inverse, pourquoi voulez-vous que les pays qui veulent aller plus vite et plus loin dans l'intégration se mettent à la vitesse de ceux qui sont immobiles ? Par exemple, je souhaite que nous arrivions à intégrer le budget sur la recherche, comme nous l'avons fait pour le budget de la Politique agricole commune. Ce n'est pas en étant immobile dans le monde d'aujourd'hui que l'on peut se battre, relever les défis.
Une dernière question qui reflète les angoisses de ceux qui veulent plus d'Europe chez nous : est-ce que vous ne croyez pas que les opposants à une Europe plus intégrée, hier à la Constitution, demain peut être à nouveau à la Constitution, risquent de tirer argument d'une Europe un peu divisée, peut-être entre les grands et les petits ?
En ce qui me concerne, je ne donne pas de chiffre. J'espère que tout le monde pourra profiter du petit groupe d'avant-garde qui deviendra de plus en plus grand et finira à vingt-cinq. Car c'est cela mon but. Nous souhaitons rester à vingt-cinq, nous souhaitons même passer à vingt-sept, mais il n'est pas possible de ne pas aller de l'avant quand il le faut. Il faut voir la Chine, les Etats-Unis, il faut voir les fonds qu'ils consacrent à la recherche aujourd'hui. Il n'est pas pensable que nous ne le fassions pas. Donc ce n'est pas une affaire de petits ou de grands pays, de nouveaux et d'anciens. C'est une affaire de volonté politique : par exemple qui met 3 % de sa richesse nationale dans la recherche ? Et là vous allez avoir un groupe. Qui fait une harmonisation fiscale ? Qui décide d'un gouvernement économique ? Qui dit à la Banque centrale européenne "on estime que demain il faut faire un peu plus ou un peu moins de déficit"?
Cela, c'est le politique qui le fait. Il ne faut jamais oublier que la politique se fait par des politiques, pas par des fonctionnaires. Je suis fonctionnaire au départ, je n'ai rien contre les fonctionnaires, mais les hommes politiques doivent rester des hommes politiques. Il est important de définir, de dessiner l'avenir de l'Europe. Il ne faut pas avoir peur, il faut au contraire être très ambitieux pour l'Europe, et vous verrez que l'on reviendra à l'esprit des pères fondateurs. On le perd un peu aujourd'hui. A vingt-cinq, c'est très bien, mais si on ne fait pas de politiques ambitieuses à vingt-cinq, on sera doublé par le monde entier. Si à l'inverse, à quelques-uns, on tire tout le monde par le haut, alors ça ira.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 octobre 2005)