Texte intégral
Monsieur le Premier Ministre, cher Pierre
Mesdames et Messieurs les Ministres
Chers amis,
Je souhaite, tout d'abord, remercier l'Unesco, qui nous accueille, et la Fondation Jean Jaurès, en la personne de son président, Pierre Mauroy et de Ghislaine Toutain, qui a pris l'heureuse initiative d'organiser cette rencontre.
J'éprouve un très vif plaisir à participer à cette journée. C'est d'abord l'occasion de revoir beaucoup d'amis français, je pense notamment à Jean-Noël Jeanneney, et européens et de rencontrer nombre de ceux qui se retrouvent, en France et en Europe, dans un même engagement au service de la culture.
Permettez-moi, à cet égard, de saluer tout particulièrement la présence de Manuel Carrilho, ministre portugais de la Culture et la participation de Michael Naumann, ministre fédéral de la Culture du nouveau gouvernement allemand. Vous savez comment la belle victoire de Gerhard Schröder, du SPD et des Verts, a été accueillie chez nous. A tous les niveaux, Français et Allemands se sont aussitôt mis au travail pour donner un nouveau souffle à leur relation bilatérale, au moteur franco-allemand au service de la construction européenne. La présence parmi nous, tout à l'heure, de M. Naumann, à ce poste nouvellement créé en Allemagne, témoigne, si besoin était, de l'attention renouvelée des autorités fédérales à ce domaine et des liens qui nous unissent.
Ouvrant vos travaux après Pierre Mauroy, j'ai du mal à dissimuler tout l'appétit que provoque chez moi le thème de cette rencontre.
Je remarque que les organisateurs ont pris le parti de nous placer dans une position particulière: en effet, nous ne sommes pas face à une question, mais invités à nous confronter à une affirmation "Europe, la force de la culture". Je reconnais là l'empreinte de Jean Jaurès, sa croyance si optimiste en la force des valeurs humanistes.
Mais j'y vois plus qu'un simple constat autour duquel nous pourrions nous retrouver, sans long débat, en répondant aux questions premières que suscite ce thème.
Oui, l'unité de l'Europe repose historiquement sur un socle de valeurs partagées, sur une même mémoire, sur un patrimoine commun, par delà les influences successives, et les tourbillons de l'histoire que Pierre Mauroy évoquait il y a quelques instants.
Oui, cette culture européenne ne signifie pas la négation des disparités et des identités nationales. Elle n'est pas un modèle qui réduirait, homogénéiserait.
Oui, enfin, il faut accorder, aujourd'hui, une place plus importante à la culture dans notre projet européen.
Tels sont nos lieux communs, au sens fort du terme. J'observe d'ailleurs que toutes ces réponses sont résumées dans les références communautaires à la base de l'action de l'Union européenne en ce domaine. C'est le Traité de Maastricht qui a véritablement fondé la compétence communautaire en matière culturelle, absente à l'origine du traité de Rome. Aux termes de son article 128, "la Communauté contribue à l'épanouissement des cultures des Etats-membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l'héritage culturel commun". Comment mieux résumer la vision des Européens de ce que peut être la culture ? Plus proche de nous, le Traité d'Amsterdam a complété ces dispositions en posant que "la Communauté tient compte des aspects culturels dans son action au titre d'autres dispositions du présent traité, afin notamment de respecter et de promouvoir la diversité de ses cultures".
Ce rappel étant fait, vous ne manquerez pas de constater qu'il existe finalement un large consensus, du moins apparent. Ne nous y trompons pas : la vraie question, pour les praticiens que nous sommes, est de savoir s'il résiste à l'épreuve des réalités et de la politique européennes. Dans cet esprit, je vous invite à situer vos réflexions au regard des enjeux les plus actuels de l'Union européenne, pour esquisser des pistes permettant d'avancer de manière aussi concrète que possible. Telles sont les préoccupations qui guideront mon propos introductif.
Essayons de mesurer, dans un premier temps, toute la portée politique, dans le contexte présent, de cette conviction qui nous rassemble ici.
Trois grandes évolutions nous y invitent ardemment :
- Il y a d'abord la dynamique interne de la construction européenne. Se dégage aujourd'hui l'impression d'une certaine finitude économique. Je pense évidemment à l'avènement de l'euro, dans un mois et demi, couronnant un marché unique en voie de parachèvement. Nous sommes tous conscients de la portée historique de cet événement. Nous sommes tout aussi imprégnés de la responsabilité qui nous échoit désormais: donner une inspiration politique à cette entreprise considérable, en d'autres termes mettre la monnaie unique au service d'une stratégie européenne pour la croissance et l'emploi.
Comme vous le savez, le gouvernement de Lionel Jospin n'a pas ménagé ses efforts en ce sens depuis le Conseil européen d'Amsterdam en juin 1997. Que de chemin parcouru, depuis cette date. L'infléchissement de la construction européenne dans un sens plus favorable à l'emploi et à la cohésion sociale est, désormais, nettement amorcé. Les changements politiques qui sont intervenus depuis lors en Europe - dernièrement encore en Italie et en Allemagne - y contribuent bien sûr, comme l'a montré le récent Conseil européen informel de Portschach.
Dans ces conditions, comment imaginer que la culture reste à l'écart, comme oubliée entre l'économique et le social, alors même qu'elle doit donner du sens à cette entreprise, en être le ciment ?
- La deuxième évolution renvoie à la dynamique externe de l'Union, c'est-à-dire à l'élargissement. Le mouvement est lancé et la perspective d'une Union à 20, 25 ou 30 Etats-membres est fixée, même si l'horizon reste indéterminé.
L'Union, là aussi, répond ainsi à sa responsabilité historique. Cette perspective du grand élargissement marque aussi des retrouvailles avec cette autre Europe qui est partie intégrante de notre matrice commune, la fin de notre division causée par la cassure des blocs, qui constituait, je n'hésite pas à le dire, un appauvrissement dont nous prenons pleinement conscience aujourd'hui en redécouvrant l'Est. Mais, derrière cette satisfaction immense, les acteurs et les peuples de l'Union ne peuvent s'empêcher - il faut les comprendre- d'être saisis de vertige devant une interrogation nouvelle: "L'Europe jusqu'où ?". Car cet élargissement, d'une ampleur sans précédent, soulève pour la première fois la question des limites de la construction européenne. Essayer de définir ces limites géographiques et fonctionnelles, c'est s'interroger sur l'identité européenne et, plus fondamentalement, sur notre ambition pour l'Europe.
Comment alors imaginer faire l'impasse sur la géographie spirituelle, intellectuelle et artistique de cette Europe future ?
Là aussi, la dimension culturelle nous offre des clefs, mais elles sont incomplètes, car aucun critère n'offre une réponse satisfaisante et définitive à cette question des frontières de l'Union européenne.
- Enfin, notre réflexion s'inscrit dans un contexte dominé par le phénomène de la mondialisation. J'irai à l'essentiel en soulignant la force potentiellement corrosive pour nos cultures de ce phénomène.
Pour ma part, je pense qu'il est porteur de deux forces ambivalentes : C'est d'abord, pour reprendre une expression chère aux stratèges, le pouvoir égalisateur du marché. Il risque de ravaler la création au rang de produit et de l'inscrire dans l'ordre de l'échange marchand. C'est évidemment inacceptable au regard du postulat simple qui nous guide : les biens culturels ne sont pas des marchandises.
Mais c'est aussi un formidable appel d'air dont nous, Européens, ne devons pas, me semble-t-il, nous détourner, car la culture européenne a toujours été synonyme d'ouverture. Nous avons découvert et arpenté le monde. Nous avons envahi et été envahis. Fortifiés par notre patrimoine, riches de notre vitalité créatrice et assimilatrice, dotés, en un mot, d'un capital unique, nous ne devons ni nier ni craindre l'échange et les lois de l'économie, sans toutefois accepter une soumission aveugle et naïve. Notre position, exprimée récemment par le Premier ministre sur le projet d'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI) illustre de manière éclatante notre état d'esprit. Nous nous opposons à ce qui nie l'exception culturelle, mais pas à l'Union et à des modalités de régulation mondiale du commerce.
Les trois tables-rondes reflètent, d'une manière ou d'une autre, ces préoccupations. En collant ainsi aux enjeux européens, je ne doute pas que vous êtes déterminés à inscrire vos travaux dans une perspective très concrète.
C'est pourquoi, j'en viens maintenant à la deuxième série de questions : Comment faire pour traduire dans notre politique européenne cette conviction forte qui nous inspire ? Il me semble que deux principaux défis se posent :
- le défi de la méthode.
- le défi des moyens.
Commençons par le défi de la méthode. Il n'est pas spécifique au domaine culturel. Nombre d'entre vous le savent, l'Union à quinze fonctionne déjà difficilement. Dans la perspective de l'élargissement, il est impératif de procéder à une profonde réforme de ses institutions, et en particulier de combler les lacunes du Traité d'Amsterdam en cette matière. Cet objectif figure parmi nos priorités. Mettre l'Union en état de marche, c'est lui permettre de fonctionner de manière efficace dans un cadre élargi, c'est aussi une exigence démocratique pour rendre plus lisible la mécanique communautaire, et rapprocher ainsi l'Europe du citoyen.
Mais le domaine culturel pose, me semble-t-il, des problèmes de méthode encore plus aigus. Je fais évidemment allusion à une antinomie qui se trouve au coeur de toute politique culturelle. D'un côté, l'énergie de la création, de l'autre, le poids de l'institution. Comment intervenir sans interférer, aider sans contraindre, stimuler sans étouffer ? Ces questions se posent aux autorités nationales et communautaires.
Nous retrouvons là le débat sur la subsidiarité avec une intensité particulière : comment dans ce domaine, bien identifier la valeur ajoutée communautaire, par rapport à l'échelon national, régional ou local ?
C'est pourquoi il est nécessaire de déterminer les lignes de force de l'intervention communautaire. D'une manière non exhaustive, je pense d'abord aux politiques de la connaissance - recherche, innovation, éducation et formation - et tout le domaine des investissements immatériels, en particulier les échanges de toute nature et le jeu des réseaux, qui permettent de valoriser au mieux notre formidable espace en tirant parti de la libre circulation des personnes et des idées.
Je n'oublierai évidemment pas le secteur des industries culturelles et de la communication. Nous avons tous conscience de leur importance dans le contexte international et notamment de la nécessité de promouvoir une voie européenne vers la société de l'information.
- le second défi est celui des moyens : passer de la rhétorique à l'action suppose des moyens, avec, dans la plupart des cas, une traduction budgétaire. Léonardo, Socrates, Ariane, Raphaël, ces grands noms de notre patrimoine européen ont, pour les acteurs culturels, une résonance très prosaïque que je ne leur reproche pas. Ils représentent en effet quelques uns des programmes communautaires dans le domaine culturel au sens large.
La Commission a proposé un programme-cadre "Culture 2000" dont l'objectif est de regrouper différentes actions - Ariane, Raphaël, Kaleidoscope. Nous soutenons résolument une telle approche. Mais le poids des contraintes budgétaires ne facilite pas toujours les choix, et les exemples de difficultés ne manquent pas. Je pense ainsi à la proposition française d'un fonds de garantie audiovisuel, volet à mes yeux indispensable d'une politique européenne ambitieuse à laquelle la France reste très attachée.
La question récurrente est de savoir si nous sommes nous prêts à supporter toutes les implications budgétaires de nos discours. Ma réponse personnelle sera optimiste, volontariste. Ne perdons pas de vue l'importance de ces secteurs pour la place de l'Europe sur la scène mondiale, la compétitivité de son économie et l'emploi.
Je souhaite maintenant conclure mon propos. Comme vous l'avez constaté, il avait pour seul objectif d'amorcer le débat, en vous faisant part de quelques réflexions personnelles, et non bien sûr d'apporter des réponses définitives.
Avant de vous laisser la parole, vous ne m'en voudrez pas de vous faire part de ma conviction profonde.
Les Européens sont aujourd'hui en quête de sens. Pour appréhender la direction et la signification de l'entreprise européenne, ils attendent des réponses dans l'ordre de la culture. Pour certains, la culture est un supplément d'âme à l'Europe de l'euro et de la libre circulation des marchandises et des capitaux. Pour d'autres, la culture nous appelle à la transcendance pour retrouver une identité européenne, sinon un modèle, embryonnaire, fragmentée au fil de l'Histoire par les Etats nations. Il y a là matière à de riches débats que je ne trancherai pas. Pour ma part, je suis convaincu qu'elle est au coeur de la transformation de l'ordre social que nous appelons de nos voeux en France et en Europe. Vous connaissez la phrase fameuse de Jean Jaurès sur le socialisme et la République. Je me permettrai de le paraphraser en disant que "sans l'Europe, la culture est impuissante et que sans la culture, l'Europe est vide".
Mes meilleurs voeux de succès vous accompagnent
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 octobre 2001)
Mesdames et Messieurs les Ministres
Chers amis,
Je souhaite, tout d'abord, remercier l'Unesco, qui nous accueille, et la Fondation Jean Jaurès, en la personne de son président, Pierre Mauroy et de Ghislaine Toutain, qui a pris l'heureuse initiative d'organiser cette rencontre.
J'éprouve un très vif plaisir à participer à cette journée. C'est d'abord l'occasion de revoir beaucoup d'amis français, je pense notamment à Jean-Noël Jeanneney, et européens et de rencontrer nombre de ceux qui se retrouvent, en France et en Europe, dans un même engagement au service de la culture.
Permettez-moi, à cet égard, de saluer tout particulièrement la présence de Manuel Carrilho, ministre portugais de la Culture et la participation de Michael Naumann, ministre fédéral de la Culture du nouveau gouvernement allemand. Vous savez comment la belle victoire de Gerhard Schröder, du SPD et des Verts, a été accueillie chez nous. A tous les niveaux, Français et Allemands se sont aussitôt mis au travail pour donner un nouveau souffle à leur relation bilatérale, au moteur franco-allemand au service de la construction européenne. La présence parmi nous, tout à l'heure, de M. Naumann, à ce poste nouvellement créé en Allemagne, témoigne, si besoin était, de l'attention renouvelée des autorités fédérales à ce domaine et des liens qui nous unissent.
Ouvrant vos travaux après Pierre Mauroy, j'ai du mal à dissimuler tout l'appétit que provoque chez moi le thème de cette rencontre.
Je remarque que les organisateurs ont pris le parti de nous placer dans une position particulière: en effet, nous ne sommes pas face à une question, mais invités à nous confronter à une affirmation "Europe, la force de la culture". Je reconnais là l'empreinte de Jean Jaurès, sa croyance si optimiste en la force des valeurs humanistes.
Mais j'y vois plus qu'un simple constat autour duquel nous pourrions nous retrouver, sans long débat, en répondant aux questions premières que suscite ce thème.
Oui, l'unité de l'Europe repose historiquement sur un socle de valeurs partagées, sur une même mémoire, sur un patrimoine commun, par delà les influences successives, et les tourbillons de l'histoire que Pierre Mauroy évoquait il y a quelques instants.
Oui, cette culture européenne ne signifie pas la négation des disparités et des identités nationales. Elle n'est pas un modèle qui réduirait, homogénéiserait.
Oui, enfin, il faut accorder, aujourd'hui, une place plus importante à la culture dans notre projet européen.
Tels sont nos lieux communs, au sens fort du terme. J'observe d'ailleurs que toutes ces réponses sont résumées dans les références communautaires à la base de l'action de l'Union européenne en ce domaine. C'est le Traité de Maastricht qui a véritablement fondé la compétence communautaire en matière culturelle, absente à l'origine du traité de Rome. Aux termes de son article 128, "la Communauté contribue à l'épanouissement des cultures des Etats-membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l'héritage culturel commun". Comment mieux résumer la vision des Européens de ce que peut être la culture ? Plus proche de nous, le Traité d'Amsterdam a complété ces dispositions en posant que "la Communauté tient compte des aspects culturels dans son action au titre d'autres dispositions du présent traité, afin notamment de respecter et de promouvoir la diversité de ses cultures".
Ce rappel étant fait, vous ne manquerez pas de constater qu'il existe finalement un large consensus, du moins apparent. Ne nous y trompons pas : la vraie question, pour les praticiens que nous sommes, est de savoir s'il résiste à l'épreuve des réalités et de la politique européennes. Dans cet esprit, je vous invite à situer vos réflexions au regard des enjeux les plus actuels de l'Union européenne, pour esquisser des pistes permettant d'avancer de manière aussi concrète que possible. Telles sont les préoccupations qui guideront mon propos introductif.
Essayons de mesurer, dans un premier temps, toute la portée politique, dans le contexte présent, de cette conviction qui nous rassemble ici.
Trois grandes évolutions nous y invitent ardemment :
- Il y a d'abord la dynamique interne de la construction européenne. Se dégage aujourd'hui l'impression d'une certaine finitude économique. Je pense évidemment à l'avènement de l'euro, dans un mois et demi, couronnant un marché unique en voie de parachèvement. Nous sommes tous conscients de la portée historique de cet événement. Nous sommes tout aussi imprégnés de la responsabilité qui nous échoit désormais: donner une inspiration politique à cette entreprise considérable, en d'autres termes mettre la monnaie unique au service d'une stratégie européenne pour la croissance et l'emploi.
Comme vous le savez, le gouvernement de Lionel Jospin n'a pas ménagé ses efforts en ce sens depuis le Conseil européen d'Amsterdam en juin 1997. Que de chemin parcouru, depuis cette date. L'infléchissement de la construction européenne dans un sens plus favorable à l'emploi et à la cohésion sociale est, désormais, nettement amorcé. Les changements politiques qui sont intervenus depuis lors en Europe - dernièrement encore en Italie et en Allemagne - y contribuent bien sûr, comme l'a montré le récent Conseil européen informel de Portschach.
Dans ces conditions, comment imaginer que la culture reste à l'écart, comme oubliée entre l'économique et le social, alors même qu'elle doit donner du sens à cette entreprise, en être le ciment ?
- La deuxième évolution renvoie à la dynamique externe de l'Union, c'est-à-dire à l'élargissement. Le mouvement est lancé et la perspective d'une Union à 20, 25 ou 30 Etats-membres est fixée, même si l'horizon reste indéterminé.
L'Union, là aussi, répond ainsi à sa responsabilité historique. Cette perspective du grand élargissement marque aussi des retrouvailles avec cette autre Europe qui est partie intégrante de notre matrice commune, la fin de notre division causée par la cassure des blocs, qui constituait, je n'hésite pas à le dire, un appauvrissement dont nous prenons pleinement conscience aujourd'hui en redécouvrant l'Est. Mais, derrière cette satisfaction immense, les acteurs et les peuples de l'Union ne peuvent s'empêcher - il faut les comprendre- d'être saisis de vertige devant une interrogation nouvelle: "L'Europe jusqu'où ?". Car cet élargissement, d'une ampleur sans précédent, soulève pour la première fois la question des limites de la construction européenne. Essayer de définir ces limites géographiques et fonctionnelles, c'est s'interroger sur l'identité européenne et, plus fondamentalement, sur notre ambition pour l'Europe.
Comment alors imaginer faire l'impasse sur la géographie spirituelle, intellectuelle et artistique de cette Europe future ?
Là aussi, la dimension culturelle nous offre des clefs, mais elles sont incomplètes, car aucun critère n'offre une réponse satisfaisante et définitive à cette question des frontières de l'Union européenne.
- Enfin, notre réflexion s'inscrit dans un contexte dominé par le phénomène de la mondialisation. J'irai à l'essentiel en soulignant la force potentiellement corrosive pour nos cultures de ce phénomène.
Pour ma part, je pense qu'il est porteur de deux forces ambivalentes : C'est d'abord, pour reprendre une expression chère aux stratèges, le pouvoir égalisateur du marché. Il risque de ravaler la création au rang de produit et de l'inscrire dans l'ordre de l'échange marchand. C'est évidemment inacceptable au regard du postulat simple qui nous guide : les biens culturels ne sont pas des marchandises.
Mais c'est aussi un formidable appel d'air dont nous, Européens, ne devons pas, me semble-t-il, nous détourner, car la culture européenne a toujours été synonyme d'ouverture. Nous avons découvert et arpenté le monde. Nous avons envahi et été envahis. Fortifiés par notre patrimoine, riches de notre vitalité créatrice et assimilatrice, dotés, en un mot, d'un capital unique, nous ne devons ni nier ni craindre l'échange et les lois de l'économie, sans toutefois accepter une soumission aveugle et naïve. Notre position, exprimée récemment par le Premier ministre sur le projet d'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI) illustre de manière éclatante notre état d'esprit. Nous nous opposons à ce qui nie l'exception culturelle, mais pas à l'Union et à des modalités de régulation mondiale du commerce.
Les trois tables-rondes reflètent, d'une manière ou d'une autre, ces préoccupations. En collant ainsi aux enjeux européens, je ne doute pas que vous êtes déterminés à inscrire vos travaux dans une perspective très concrète.
C'est pourquoi, j'en viens maintenant à la deuxième série de questions : Comment faire pour traduire dans notre politique européenne cette conviction forte qui nous inspire ? Il me semble que deux principaux défis se posent :
- le défi de la méthode.
- le défi des moyens.
Commençons par le défi de la méthode. Il n'est pas spécifique au domaine culturel. Nombre d'entre vous le savent, l'Union à quinze fonctionne déjà difficilement. Dans la perspective de l'élargissement, il est impératif de procéder à une profonde réforme de ses institutions, et en particulier de combler les lacunes du Traité d'Amsterdam en cette matière. Cet objectif figure parmi nos priorités. Mettre l'Union en état de marche, c'est lui permettre de fonctionner de manière efficace dans un cadre élargi, c'est aussi une exigence démocratique pour rendre plus lisible la mécanique communautaire, et rapprocher ainsi l'Europe du citoyen.
Mais le domaine culturel pose, me semble-t-il, des problèmes de méthode encore plus aigus. Je fais évidemment allusion à une antinomie qui se trouve au coeur de toute politique culturelle. D'un côté, l'énergie de la création, de l'autre, le poids de l'institution. Comment intervenir sans interférer, aider sans contraindre, stimuler sans étouffer ? Ces questions se posent aux autorités nationales et communautaires.
Nous retrouvons là le débat sur la subsidiarité avec une intensité particulière : comment dans ce domaine, bien identifier la valeur ajoutée communautaire, par rapport à l'échelon national, régional ou local ?
C'est pourquoi il est nécessaire de déterminer les lignes de force de l'intervention communautaire. D'une manière non exhaustive, je pense d'abord aux politiques de la connaissance - recherche, innovation, éducation et formation - et tout le domaine des investissements immatériels, en particulier les échanges de toute nature et le jeu des réseaux, qui permettent de valoriser au mieux notre formidable espace en tirant parti de la libre circulation des personnes et des idées.
Je n'oublierai évidemment pas le secteur des industries culturelles et de la communication. Nous avons tous conscience de leur importance dans le contexte international et notamment de la nécessité de promouvoir une voie européenne vers la société de l'information.
- le second défi est celui des moyens : passer de la rhétorique à l'action suppose des moyens, avec, dans la plupart des cas, une traduction budgétaire. Léonardo, Socrates, Ariane, Raphaël, ces grands noms de notre patrimoine européen ont, pour les acteurs culturels, une résonance très prosaïque que je ne leur reproche pas. Ils représentent en effet quelques uns des programmes communautaires dans le domaine culturel au sens large.
La Commission a proposé un programme-cadre "Culture 2000" dont l'objectif est de regrouper différentes actions - Ariane, Raphaël, Kaleidoscope. Nous soutenons résolument une telle approche. Mais le poids des contraintes budgétaires ne facilite pas toujours les choix, et les exemples de difficultés ne manquent pas. Je pense ainsi à la proposition française d'un fonds de garantie audiovisuel, volet à mes yeux indispensable d'une politique européenne ambitieuse à laquelle la France reste très attachée.
La question récurrente est de savoir si nous sommes nous prêts à supporter toutes les implications budgétaires de nos discours. Ma réponse personnelle sera optimiste, volontariste. Ne perdons pas de vue l'importance de ces secteurs pour la place de l'Europe sur la scène mondiale, la compétitivité de son économie et l'emploi.
Je souhaite maintenant conclure mon propos. Comme vous l'avez constaté, il avait pour seul objectif d'amorcer le débat, en vous faisant part de quelques réflexions personnelles, et non bien sûr d'apporter des réponses définitives.
Avant de vous laisser la parole, vous ne m'en voudrez pas de vous faire part de ma conviction profonde.
Les Européens sont aujourd'hui en quête de sens. Pour appréhender la direction et la signification de l'entreprise européenne, ils attendent des réponses dans l'ordre de la culture. Pour certains, la culture est un supplément d'âme à l'Europe de l'euro et de la libre circulation des marchandises et des capitaux. Pour d'autres, la culture nous appelle à la transcendance pour retrouver une identité européenne, sinon un modèle, embryonnaire, fragmentée au fil de l'Histoire par les Etats nations. Il y a là matière à de riches débats que je ne trancherai pas. Pour ma part, je suis convaincu qu'elle est au coeur de la transformation de l'ordre social que nous appelons de nos voeux en France et en Europe. Vous connaissez la phrase fameuse de Jean Jaurès sur le socialisme et la République. Je me permettrai de le paraphraser en disant que "sans l'Europe, la culture est impuissante et que sans la culture, l'Europe est vide".
Mes meilleurs voeux de succès vous accompagnent
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 octobre 2001)