Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, sur l'avènement de la société de la connaissance, les mutations récentes du monde du travail et l'action de l'UE pour la société de l'information, Paris le 8 novembre 2000.

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Circonstance : Conférence internationale "Nouveaux savoirs, nouveaux emplois" au Conseil économique et social le 8 novembre 2000

Texte intégral

Madame la Présidente du comité économique et social européen,
Monsieur le Président du Conseil économique et social,
Mesdames et Messieurs,
Je voudrais tout d'abord vous dire tout mon plaisir de me trouver ce soir, parmi vous, pour la clôture de cette journée de travail et de réflexion que vous venez de consacrer au thème important des nouveaux savoirs et des nouveaux emplois. Je salue cette initiative commune du Comité économique et social européen et du Conseil économique et social français, qui s'inscrit dans le cadre des orientations fixées par le Conseil européen de Lisbonne du printemps dernier.
J'apprécie particulièrement, alors que nous sommes maintenant à l'approche du Conseil européen de Nice, dans tout juste un mois, de trouver ainsi le temps de la réflexion, d'une respiration intellectuelle - oserais-je dire - pour mieux percevoir les enjeux qui nous attendent, et qui attendent l'Europe.
Je n'ai pas pu, malheureusement, participer à l'ensemble de vos travaux mais je souhaiterais vous faire part, très librement, de quelques réflexions qu'ils m'inspirent, notamment au vu des avis que le Comité économique et social européen et le Conseil économique et social viennent d'élaborer sur ce sujet.
1/ J'évoquerai en premier lieu l'avènement de la société de la connaissance.
Dans les années soixante dix, le rapport Nora-Minc avait prévu que l'informatique évoluerait très rapidement et bouleverserait notre culture et notre société. Ses auteurs avaient toutefois sous-estimé l'évolution technologique qu'a autorisé la puissance de calcul disponible, le micro-ordinateur et l'Internet.
A l'inverse, ils avaient surestimé les changements sociaux et surtout culturels à venir. Que l'on songe en particulier à ce qu'ils pressentaient en matière de modification du modèle hiérarchique. L'homme est ainsi fait qu'il n'est pas entièrement, et c'est heureux, surdéterminé par telle ou telle potentialité que la technologie lui ouvre. Encore faut-il que sa culture l'adopte, qu'il décide d'en faire usage.
L'annonce de l'avènement d'une société de la connaissance est déjà ancienne. Mais nous pouvons désormais juger les expériences. Les salariés de l'industrie et des services vivent la société de l'information depuis maintenant longtemps. Ceux du commerce l'éprouvent aujourd'hui, suivis par les citoyens qui utilisent ce que vos rapporteurs désignent à juste titre comme les produits des "technologies des médias et des télécommunications (TMT)".
Nous sommes à la croisée des chemins. Il nous appartient, à nous, Européens, de décider du cadre que nous allons privilégier pour accompagner et réguler leur généralisation, dans l'environnement de compétition internationale que nous connaissons, mais également dans le respect des principes et des valeurs qui fondent le modèle social européen.
Nous parlons de société de la connaissance. L'humanité a connu dans le champ de la connaissance des veilleurs, des vigies, des chercheurs, des philosophes : ils avaient des publics, des lecteurs, des auditeurs, des disciples. Leur parole, leur écriture rassemblaient les amis de la connaissance.
Leur nombre, d'abord réduit au cercle étroit de ceux qui pouvaient directement participer au dialogue, a crû chaque fois que l'homme a pu disposer de nouvelles capacités de diffusion de cette Connaissance. L'humanité a connu un "avant" : un "avant l'imprimerie", un "avant le télégraphe", un "avant l'informatique", un "avant l'Internet", etc.
Mais aujourd'hui, les freins à l'accès à la connaissance ne sont plus techniques, ils sont culturels et éducatifs, d'une part, sociaux et financiers, de l'autre.
Nous pouvons donc, plus facilement que par le passé, peser sur ces contraintes, et cela détermine notre programme d'action: déplacer les frontières, nous appuyer sur les nouvelles générations qui entrent, de plain pied, dans ce nouvel univers.
Pour cela, nous avons l'obligation historique de veiller à ne pas créer ou renforcer de nouvelles discriminations, du fait d'une mauvaise appropriation de ces outils. Nous ne devons pas superposer aux discriminations anciennes, contre lesquelles nous luttons avec déjà tant de difficultés, une discrimination technologique. Il s'agit, au contraire, de faire de ces nouveaux savoirs un instrument d'une puissance et d'une universalité inégalées, au service de l'égalité des chances entre les nations et entre leurs citoyens.
Nous devons faire en sorte que l'Europe occupe le premier rang dans l'économie et la société du savoir, c'est l'objectif fixé par le Conseil européen de Lisbonne.
Ceci implique également d'inscrire dans les faits un véritable espace européen de la connaissance et de la science, sans plus aucune barrière. Vous avez évoqué ces aspects tout à fait déterminants si nous voulons que l'Europe utilise au mieux des ressources d'intelligence infinies, mais trop morcelées.
Accroître la mobilité des étudiants, des enseignants, des chercheurs est un objectif essentiel pour l'avenir de l'Europe, qui figurait en bonne place dans les conclusions de Lisbonne. Il doit devenir tout à fait naturel, dans les prochaines années, pour un étudiant français d'aller passer un semestre dans une université allemande, ou pour un chercheur italien d'aller passer un an dans un institut de recherche britannique.
De ce point de vue, je crois pouvoir dire que la Présidence française nous aura permis d'avancer considérablement. Dans le domaine de l'enseignement, un Plan d'action pour la mobilité a été élaboré et devrait être adopté demain, lors du Conseil des ministres de l'Education, pour être transmis au Conseil européen de Nice. Ce plan, issu à l'origine des travaux du professeur Jean Germain, à qui j'avais demandé, en 1999, un rapport sur ces questions, constituera une sorte de "boite à outils" au sein de laquelle les Etats pourront choisir les moyens par lesquels ils élimineront progressivement tous les obstacles à la mobilité.
De même, c'est un véritable espace européen de la recherche qui se met actuellement en place, au sein duquel la mobilité des chercheurs doit occuper une place essentielle.
2/ J'en viens maintenant aux conséquences des mutations récentes sur le travail et l'emploi.
L'industrie et les services sont aujourd'hui devenus méconnaissables. Les équipements, l'organisation et la nature même du travail n'ont plus grand chose à voir avec ce qui existait il y a seulement vingt ou trente ans. L'homme au travail n'est plus le même, sa qualification, et son environnement ont été modifiés de manière incommensurable.
L'organisation même du travail a connu des transformations aussi radicales que l'introduction en leur temps du fordisme ou du taylorisme. La gestion en temps réel des flux de matières premières et de produits a touché la grande industrie, et la chaîne est devenue un ensemble organisé d'ateliers flexibles. La gestion à flux tendus est venue supplanter la notion de stock et a généré une mutation des logiques d'approvisionnement. L'administration des entreprises est devenue inséparable de l'informatique et de la télématique.
L'équilibre entre les fonctions confiées à l'homme et celles qui sont conduites par des processus automatisés a basculé, dans l'industrie, au cours des années 80, entraînant une modification substantielle de la quantité des salariés impliqués dans la production et une transformation des qualifications et des aptitudes attendues de ces travailleurs.
Quelles en sont les implications pour l'emploi ?
La conjugaison de cette mutation sans précédent avec la crise économique -qui a réduit, dans le même temps, la demande de produits et de services- a parfois fait attribuer aux nouvelles technologies une responsabilité importante dans la dégradation massive de l'Emploi.
Avec le recul, il est possible d'observer que la situation de l'emploi est différenciée d'un pays à un autre et que le taux de pénétration des nouvelles technologies n'est pas une variable explicative déterminante, dans un sens positif ou négatif.
Les phénomènes sont complexes. D'un côté, des emplois sont nés dans les nouvelles technologies elles même, au point qu'aujourd'hui, nous souffrons en Europe d'une pénurie de certains personnels.
D'un autre côté, il n'est pas possible de recycler directement un opérateur sur machine en programmeur. Il a donc fallu rechercher des solutions parfois longues et difficiles. Tandis que la solidarité sociale prenait en charge ceux dont le savoir faire ne trouvait plus à s'employer directement, la mutation des qualifications a souvent été résolue par l'appel aux nouvelles générations.
En effet, à technologie et organisation du travail comparables, ce sont les hommes et la qualité de leur formation qui font la différence, ainsi que l'environnement socio-économique dans lequel ils sont insérés. Or, nous ne sommes pas dépourvus de capacité d'anticipation et d'intervention dans ces matières. Nous avons prise, les pays et l'Union européenne ont prise. Nous pouvons créer un environnement favorable, ce que vos rapporteurs nomment "la modification des règles du jeu dans la société du savoir et de l'information". Nous pouvons également accélérer la prise en charge des exigences nouvelles, par la formation initiale comme par la formation tout au long de la vie.
Il s'agit avant tout d'information, et l'information a ceci de spécifique par rapport à toutes les autres technologies existantes qu'elle imprègne toutes les autres. L'alimentation informationnelle nous sera bientôt aussi naturelle que l'alimentation électrique. Nous aurons bientôt oublié qu'il y eut des machines isolées les unes des autres et ignorantes de la gestion en amont ou en aval du flux des objets que chacune transforme.
L'industrie, avec la robotique, les services, avec l'informatique, et la connaissance, avec les bases de données, se voient conférer une universalité potentielle. Encore faut il veiller à ce que ces moyens immenses ne deviennent pas l'apanage d'une minorité de puissances ou de citoyens.
3/ J'en viens donc à l'enjeu que représente la société de l'information pour tous.
L'e-égalité, comme on dit l'e-Europe ou l'e-commerce, doit devenir un objectif de développement durable et équitable entre les grandes puissances mondiales -et l'Europe a vocation à tenir sa place dans le peloton de tête- et entre ces puissances et les pays en développement. Elle doit également constituer un objectif d'intégration sociale à l'intérieur de nos pays.
C'est dire si un tel enjeu commercial , économique, et citoyen doit être l'objet de tous nos soins, pour que la société de la connaissance connaisse la plus grande extension, et une extension maîtrisée, régulée pour être mise au service du développement économique, social, culturel et individuel.
C'est ce que l'Union européenne a compris avec l'initiative e-Europe, suivie du plan d'action pour la société de l'information, adopté par le Conseil européen de Feira, et qui vise à mettre à la portée des citoyens les potentialités de la société de l'information.
L'Europe, vous le savez, s'est fixé trois objectifs:
- Un Internet moins cher, plus rapide et plus sûr.
Cela passe par le dégroupage de l'accès à la boucle locale d'ici la fin de l'année 2000. Nous y sommes presque: le Parlement a adopté cette disposition le 26 octobre, elle est à l'ordre du jour du Conseil des ministres et entrera en vigueur le 1er janvier 2001. Par ailleurs, un réseau transeuropéen à haut débit pour les chercheurs et les étudiants et leurs communications scientifiques sera créé.
- Le deuxième point est l'investissement dans les hommes et les compétences.
Nous devons permettre aux hommes et aux femmes d'entrer dans l'ère numérique, par le financement de la connexion des établissements scolaires à Internet d'ici la fin 2001.
Il s'agit également de travailler dans l'économie de la connaissance par le financement de formations, le soutien au télétravail et le développement de points d'accès à Internet dans les lieux publics.
- Il faut enfin stimuler l'utilisation de l'Internet.
Le commerce électronique des particuliers pèse aujourd'hui 30 milliards de dollars aux Etats Unis contre 22 en Europe. Nous devrions viser le rééquilibrage pour 2005.
Nous devons veiller, par ailleurs, à ce que l'Internet ait une identité européenne : par la mise en place de noms de domaines européens, par la mise en ligne des services publics, comme la santé, par exemple.
- Pour conclure, je voudrais souligner la qualité du travail effectué par vos rapporteurs. Ils ont mis en évidence les enjeux, les difficultés liées à la "nouvelle économie" et les solutions à apporter à ses conséquences pour la société.
Le gouvernement français, et tout particulièrement le ministre des Affaires européennes que je suis, apprécie le caractère constructif de vos observations et de vos préconisations, que je ne saurai trop recommander à mes collègues français et européens. Votre Comité et votre Conseil ont fait avec ce rapport uvre utile, à la mesure de ce que vous représentez.
En particulier, je me retrouve tout à fait dans les axes d'action que vos deux assemblées ont définis conjointement dans leur déclaration commune, et qui indiquent bien le chemin à suivre, dans l'esprit, d'ailleurs, de ce que la présidence française va proposer avec l'Agenda social.
L'Europe a des atouts pour réussir et parvenir aux objectifs ambitieux qu'elle s'est fixée à Lisbonne. Notre système de formation générale manifeste une bonne réactivité, les administrations et les services d'intérêt général sont également de bonne qualité. Nous avons les moyens de développer des contenus de qualité. Il ne suffit pas de disposer, dans ce domaine, de bons vecteurs. Encore faut-il que leur prix d'accès soient abordables et que leur alimentation puisse manifester une qualité à la hauteur du niveau de notre culture. C'est dire qu'il faut allier l'excellence au développement d'applications, de nature à rencontrer les aspirations du plus large public.
J'espère bien, dans ces questions, qu'après celui de Lisbonne, le Conseil européen de Nice marquera une nouvelle étape, pour que l'Europe soit pleinement en mesure d'affronter les défis du XXIème siècle./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 novembre 2000).