Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à France-Inter le 30 mai 2005, sur les conséquences politiques du vote "non" au référendum sur la Constitution européenne notamment sur le processus de ratification et sur la crise des institutions françaises depuis le 21 avril 2002.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France Inter

Texte intégral

QUESTION : Je parlais à l'instant "un choc politique". Parlez-vous de la "force" de ce choc, de la "violence" de ce choc et comment l'interprétez-vous ? Y voyez-vous, d'ailleurs, une sorte de retour à un certain 21 avril ?
François BAYROU : C'est la même chose. Le 21 avril s'est exprimé avec force, sans que l'on en tienne compte par la suite. De la même manière, il y a eu plusieurs avertissements. Mais si vous remontez dans le temps, à chaque élection, sans exception, depuis vingt-cinq ans, à chaque consultation électorale sans exception depuis vingt-cinq ans, les Français ont dit leur refus, leur frustration et leur rejet. C'est exactement un mouvement de même nature que le 21 avril. Cette fois, il prend l'Europe comme victime, il fait de la Constitution européenne une victime...
QUESTION : Mais c'est le "qu'avez-vous fait de vos voix ?" que vous lisez aussi dans ce résultat ?
François BAYROU : Sans aucun doute. Vous savez bien que j'avais exprimé mon désaccord au lendemain de l'élection présidentielle sur la manière dont les choses étaient organisées, parce qu'il me semblait que de ce vote, à plus de 80 %, il fallait faire une refondation. J'avais dit à l'époque qu'on aurait dû être en 1958, c'est-à-dire au moment où l'on créait à la fois une rupture et un nouvel ordre, une rupture et une démocratie nouvelle dans laquelle la volonté française s'exprimerait mieux. Voilà, on en est là, c'est une situation extrêmement brutale.
QUESTION : Non seulement brutale mais complexe. Où voyez-vous ce matin la hiérarchie des importances ? Faut-il d'abord poser la question de l'exécutif français : que doit faire le président de la République ? Faut-il d'abord poser la question de la construction européenne : quid du découplage, notamment entre la France et l'Allemagne ? Selon vous, qu'est-ce qui prime ce matin ?
François BAYROU : Ce qui prime ce matin, c'est la situation française. La situation européenne, on y reviendra. Le processus de ratification va se poursuivre dans les pays qui, jusqu'à maintenant - ce sont près des deux tiers -, quinze pays européens n'ont pas encore répondu à cette question. Il va se poursuivre, je ne doute pas que le "non" français va avoir un impact très fort sur les autres, en particulier sur le vote des Pays-Bas qui va intervenir cette semaine. Mais l'urgence, elle est en France. Ce qui est malade, c'est la société française, et si l'on ne comprend pas qu'il faut une rupture profonde, changer les attitudes et les comportements, donner au pays un cap clair dans lequel il se reconnaisse, alors on ne comprend rien. Ajoutons que c'est extrêmement difficile, parce que c'est extrêmement difficile à faire après un "non". Vous vous trouvez dans une situation où c'est le soutien du peuple français qui, désormais, manque et cela rend les choses extrêmement difficiles pour tout gouvernement, quel qu'il soit.
QUESTION : Mais rupture jusqu'où ? Je rappelle le score, parce qu'il est très important : 54,87 % pour le "non", 45,13 % pour le "oui" et pas loin de 70 % de participation. On voit encore une fois la force de la réponse politique. Quand vous parlez de "rupture", qu'est-ce que cela veut dire, s'agissant, par exemple du président de la République ? Que peut-il faire, que doit-il faire ?
François BAYROU : Nous avons quatre crises françaises. Nous avons une crise institutionnelle : les Français ne se sentent plus représentés dans la démocratie qui est la leur. La preuve, c'est que 90 % des sièges à l'Assemblée nationale égalent à peine 45 % du pays. Donc, vous avez là quelque chose qui ne marche pas, qui ne va pas, qui est très lourdement ressenti par les Français. C'est un doute et un rejet à l'égard de leur représentation, parce qu'elle n'est pas authentique. Première crise. Deuxième crise : il y a une crise économique profonde. Troisième crise : il y a une crise sociale, le modèle social français ou l'idée que les Français se font de leur place dans la société est une idée aujourd'hui très fragilisée, avec beaucoup de fêlures... Il y a une quatrième crise, qui est une crise morale. C'est-à-dire que les Français ne ressentent pas un sentiment de justice devant l'action publique. L'action qui est menée en leur nom, ne leur donne pas le sentiment de justice, ne leur donne pas le sentiment de réalité, de sincérité. Evidemment, c'est une situation extrêmement lourde de conséquences, qui pénalise beaucoup notre pays et qui est pour beaucoup dans sa crise.
QUESTION : Mais est-ce d'un pays partagé ou d'un pays divisé dont vous prenez conscience ce matin - peut-être l'avez-vous fait avant d'ailleurs ?
François BAYROU : Oui, en effet, depuis des années, je viens à votre micro pour dire cela, que je le dis à la tribune de l'Assemblée nationale ! Vous savez que j'ai refusé d'entrer au Gouvernement pour cette raison. La grande fracture de Maastricht ne s'est pas effacée. Maastricht, 21 avril : c'est la même chose. C'est-à-dire un pays, des responsables politiques, médiatiques, économiques et puis, en même temps, un pays, des Français qui se ressentent comme sans pouvoir, sans voix et sans expression. Cette fracture-là, il y a quinze ans qu'elle traverse la société française. On n'a pas su, non seulement pas y porter remède ni même l'exprimer. Quand on exprime quelque chose, on commence à le guérir ; pour l'instant, on en est là.
QUESTION : La formation d'un nouveau Gouvernement vous parait-elle être un nouvel élan ? D'ailleurs, est-ce que vous, est-ce que F. Bayrou, est-ce que l'UDF y entrerait ?
François BAYROU : De la manière dont cela se présente à l'instant où nous parlons, pour moi, cette formation d'un nouveau gouvernement apparaît comme pas du tout à la hauteur de ce qui se présente.
QUESTION : Mais qu'est-ce qui est à la hauteur alors ? Dites-nous !
François BAYROU : Attendez, j'y viens ! Ce qu'on entend dire, moi, je n'ai pas d'informations, vous, vous en avez peut-être, mais moi je n'en ai pas -, c'est, grosso modo, que c'est à peu près les mêmes équipes, les mêmes noms en bougeant l'un ou l'autre, et surtout, sans avoir défini préalablement un cadre nouveau. Vous allez voir. En France, traditionnellement, on nomme un gouvernement sans avoir dit clairement au pays sur quels points les changements interviendraient. Souvenez-vous de ce qui se passe aux régionales et aux européennes : exactement ça. Au fond, un vote extrêmement sévère du pays et pas de changement clairement exprimé. Donc, dans ce climat-là, non, pour moi, cela ne correspond pas à la gravité de ce qui est en train de se passer.
QUESTION : Une chose encore et elle est essentielle, puisque, après tout, il s'agit quand même de la construction européenne : qu'en est-il de cette construction, puisque, si on en croit les textes, juridiquement, techniquement, le "non" français bloque-t-il aujourd'hui la machine européenne ?
François BAYROU : Le "non" français empêche que la construction européenne entre en vigueur. Aujourd'hui, dans deux ans, la question se posera à l'identique : il y a vingt-cinq pays, il faut que les vingt-cinq pays disent "oui". Alors, les ratifications, l'examen par chaque pays de cette Constitution va évidemment se poursuivre. Pour l'instant, neuf pays ont dit "oui", un a dit "non". Je crains beaucoup que ce "non"-là ne fasse naître un autre climat dans cette consultation. Si plus de quatre pays disent "non", la Constitution est par terre ; si moins de quatre pays disent "non", dans dix-huit mois, les responsables - les chefs d'Etat et de Gouvernement - examineront la situation et verront s'ils y a moyen de rattraper les choses.
QUESTION : Une dernière chose [...] : la Grande-Bretagne et T. Blair vont prendre la présidence tournante de l'Union européenne dans quelques semaines. On a beaucoup parlé, pendant la campagne, d'un modèle européen. Est-ce que c'est un modèle anglo-saxon qui serait sur le point d'émerger tout à coup, dans ce déséquilibre qui vient de s'instruire ?
François BAYROU : Dans les deux grands modèles qui s'opposent depuis des décennies pour la construction européenne, il n'y a pas de doute qu'hier, le modèle anglo-saxon marque un point. Le modèle français, c'est le modèle de l'intégration politique, construisant peu à peu une démocratie européenne. Et hier, ce sont les Français qui ont abattu leur propre modèle. C'est un paradoxe très attristant pour beaucoup d'entre nous. Il n'est pas attristant pour tout le monde, comme J.-M. Sylvestre vient de le dire entre les lignes. Les grandes puissances financières sont ravies ; vous avez vu la Bourse, en anticipant le "non" depuis déjà huit ou dix jours. Et évidemment, le fait de ne pas avoir en face d'eux une autorité politique capable de réguler les choses, cela les arrange considérablement. Donc, oui, c'est une crise européenne, mais à partir d'une crise française. Et ceci met sur nos épaules une très grande responsabilité.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 31 mai 2005)