Texte intégral
Q - On attendait beaucoup de cette présidence française. La réforme des institutions est bloquée. C'est décevant, non ?
R - Il n'a jamais été question de réaliser des avancées historiques de type constitution sous la présidence française. Cela viendra peut-être, je l'espère, mais plus tard. Aujourd'hui nous sommes confrontés à un enjeu : l'élargissement. Dans dix à quinze ans, il n'y aura plus 15 Etats dans l'Union mais 20, 25, 30. Il est clair que les règles de fonctionnement, qui marchent déjà mal à 15, ne pourront pas marcher à 30. Avant de rebâtir un nouveau véhicule, on a besoin de réparer les pièces de l'actuel. D'où la réforme des institutions.
Q - Pourquoi ne pas faire tout de suite un véhicule plus puissant ?
R - Parce que c'est un bon véhicule. Il a connu quelques crises mais aussi des réalisations fantastiques. Et cela continue. L'Union est l'espace économique le plus prospère de la planète. La défense européenne est en train de progresser plus que les 50 dernières années. Tout ce qui concerne l'élargissement est un enjeu historique formidable. Alors ne disons pas que le véhicule européen est mort. Disons qu'il a des problèmes de révision.
Q - On dit que le Traité de Nice risque d'être maigrichon. C'est si mal parti ?
R - Pour le moment, c'est vrai, on assiste à la répétition de positions déjà connues. La négociation n'a pas encore pris l'envol que nous souhaitions. Et c'est l'enjeu de Biarritz. Mais, attention, c'est un conseil informel, "une réunion coin du feu" entre les chefs d'Etat et de gouvernement.
Il n'y a pas de texte écrit, pas de traité. Ce sera l'occasion de discuter des institutions que nous voulons, en sachant que, de toute façon, on ne peut pas faire l'Europe à la française, pas plus qu'on ne peut faire l'Europe à la Fischer. On fera forcément quelque chose qui sera un mélange. On a quatre questions à régler. D'abord, la taille de la Commission. C'est l'organe d'impulsion et de gestion. Mais, aujourd'hui, il ne fonctionne pas bien. Il faut donc qu'il ait moins de membres. Ce qui veut dire que le nombre de commissaires devra être inférieur à celui des Etats. Et j'attends des petits pays, qu'ils comprennent que c'est là l'intérêt général de l'Europe.
Q - Ce n'est pas un peu facile pour la France de demander aux petits pays de renoncer à leur commissaire alors qu'elle en gardera un de toute façon ?
R - La Commission n'est pas conçue comme cela. Elle est censée représenter la voix, européenne, pas celle de chaque pays. La France a actuellement deux commissaires. Elle n'en aura plus qu'un. Nous ne sommes pas en train de défendre notre beefsteak, mais une certaine conception de l'Europe dans laquelle la Commission est un organe placé au-dessus des Etats.
Q - Autre point, la pondération des voix au sein du Conseil
R - Au Conseil européen, chaque pays a un nombre de voix qui est lié à son poids politique et démographique. Si on en reste à la pondération actuelle, on va arriver à un système où des grands pays, comme la France, l'Allemagne et la Grande Bretagne, pourront être mis en minorité par une coalition de petits pays. L'enjeu est de garantir aux Etats un poids qui corresponde à leur influence réelle.
Q - C'est un peu la guerre des grands contre les petits ?
R - Il faut raisonner dans le cadre d'une Europe élargie. Si la Commission est un ensemble mou et désorganisé, si la pondération des voix au Conseil ne reflète pas le poids des uns et des autres, alors l'Europe sera une zone de libre échange où tout sera dilué, où il n'y aura pas de centre de gravité. Nous ne voulons pas affirmer l'hégémonie dès grands sur les petits, mais faire en sorte qu'on conserve un cur politique à l'UE. Sur le troisième thème, la majorité qualifiée, l'enjeu est essentiel. Il s'agit d'obtenir que la majorité devienne le principe de décision. Et là, on aura plus de démocratie et plus d'efficacité. Il n'y aura plus de droit de veto et il y aura, ce qu'on appelle dans le jargon communautaire, la co-décision, c'est-à-dire une décision commune du Conseil et du Parlement européen. Chacun devra faire des concessions. Mais, c'est le dossier qui avance le mieux. Enfin, dernier dossier : les coopérations renforcées, c'est-à-dire la possibilité donnée à certains Etats de mettre en place des politiques pour aller plus loin dans certains domaines. L'euro, par exemple, en est une préfiguration.
Q - Les coopérations renforcées vont rendre l'Europe de plus en plus complexe...
R - Attention, les coopérations renforcées doivent être l'exception. Autre point essentiel : il ne faut pas que ce soit toujours les mêmes pays qui s'y engagent. Sinon, on aura une Europe à deux vitesses, avec un "groupe pionnier", pour reprendre l'expression de Jacques Chirac, et ceux qui en seront exclus. La clé du système, c'est qu'il soit ouvert. Un système dans lequel, c'est vrai, certains partent en avant, mais où les autres peuvent s'accrocher.
Q - On a l'impression d'aller vers une Europe à géométrie variable dont on ne voit plus bien le projet.
R - II y a un projet historique. Celui d'une Europe réunifiée, qui soit une puissance économique et qui possède ses propres institutions politiques. Mais plus l'Europe devient grande, plus elle devient complexe et plus on a besoin de souplesse. Dans 15 ans, quand nos amis bulgares et roumains seront à nos côtés, on ne peut pas imaginer que les Français, les Allemands les Anglais soient contraints de les attendre sur tout. Si on doit tout décider ensemble, on en restera au moins disant. La géométrie variable est une condition incontournable de l'Europe de demain.
Q - Et la charte des droits fondamentaux, on la présente comme une avancée. Mais, se bagarrer pour obtenir l'inscription du droit de grève, du droit d'association..., cela fait plutôt retour 50 ans en arrière ?
R - Ce n'est pas un pas en avant pour chacun des pays. Mais c'est un pas en avant pour l'UE. Le droit à un salaire minimum n'existe pas dans tous les pays européens. Là, il sera reconnu. Je crois vraiment que c'est un succès pour les idées françaises et progressistes parce que nous avons réussi à faire avancer les autres.
Q - Mais il existe déjà la Convention européenne des droits de l'homme et la charte ne sera pas contraignante...
R - La charte va plus loin que la Convention. C'est un texte complet qui comprend à la fois les droits civiques mais aussi des avancées sur les droits économiques et sociaux et enfin des droits nouveaux, dits de troisième génération, qui touchent à la santé, la bioéthique... Alors, c'est vrai que nous les Français et nous les socialistes, on aurait pu espérer encore plus. Mais honnêtement, pour un texte européen, le résultat est inespéré. Quant à la question de sa portée juridique, c'était fromage ou dessert. Notre stratégie a été de privilégier la substance, en faisant le pari que ce texte s'imposera de lui-même et qu'un jour il deviendra le préambule du traité constitutionnel de l'Europe élargie.
Q - Cela veut dire qu'il n'y a aucune surprise à attendre ?
R - Nous avons trouvé un équilibre entre idéalisme et pragmatisme. Et n'oublions pas les opinions nationales. On a tout de même eu quelques signaux. Sur la monnaie européenne, on a tous en tête, le "non" danois. Le fédéralisme européen, on peut en parler dans certains cénacles, mais le refus danois de l'euro, c'est aussi un vote contre une Europe fédérale. Sur l'élargissement, les opinions, notamment la nôtre, sont assez réticentes. I1 y a une véritable pédagogie à faire./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 octobre 2000)
Q - On entend parler de Bill Clinton, de Kofi Annan, de beaucoup de médiateurs au Proche-Orient mais pas de l'Europe ni de la France ?
R - Je crois que vous êtes un peu injuste. Il est normal que la communauté internationale se mobilise. Il est très positif que le secrétaire général du Conseil de sécurité des Nations unies, M. Kofi Annan, soit parti pour le Moyen-Orient. Il est positif aussi que M. Clinton pense y aller. Tout cela veut dire qu'on prend au sérieux la situation dans cette région, qui est extrêmement grave, qui est la plus grave depuis plusieurs années. Mais l'Europe est là aussi. M. Solana, le haut représentant, celui qu'on appelle "Monsieur PESC", est prêt aussi à se rendre, dès demain, à Damas et à Beyrouth. Quant à la France, on sait qu'elle a joué un rôle la semaine dernière, puisque c'est à Paris qu'ont eu lieu les dernières rencontres entre M. Arafat et M. Barak. Nous sommes en train de travailler à une situation de fond.
Q - La France n'a-t-elle pas perdu le contact avec Israël ?
R - Je ne veux pas rentrer dans ce genre de polémique. La France a une situation équilibrée, une position qui est importante. Elle propose des solutions pour ce qui concerne la recherche de la paix : comment avancer pour Jérusalem ? Comment avancer pour les réfugiés ? Comment améliorer le climat entre les uns et les autres ? La France ne cesse de militer pour qu'il y ait des gestes réciproques entre Israéliens et Palestiniens, et aussi pour que les autres partenaires arabes - je pense aux partenaires égyptiens et aux partenaires syriens - soient présents dans le jeu. Nous jouons donc notre jeu et l'Europe joue son jeu dans une situation où, c'est vrai, les Etats-Unis et le Conseil de sécurité ont un rôle également très important à jouer.
Q - Les Européens vont aujourd'hui commencer à lever les sanctions contre la Yougoslavie. Ne font-ils pas preuve d'une euphorie excessive ? Est-on sûr des convictions démocratiques de M. Kostunica ?
R - Il faut jouer la réussite en Yougoslavie. Il y a un mois, dans cette même instance, au Conseil Affaires générales, qui se réunissait alors à Bruxelles, nous, les Européens, avions adressé un signe aux Yougoslaves. Nous leur avons dit : " si c'est la démocratie qui l'emporte, alors à ce moment-là, nous allons retrouver avec vous une relation normale." Aujourd'hui, il faut souhaiter la bienvenue en Europe à la Yougoslavie de M. Kostunica, tout en s'interrogeant et en restant vigilant sur la nature du régime qui va s'installer. Nous avons toutes les raisons de penser que M. Kostunica, qui a été démocratiquement élu, est d'abord un démocrate. Nous allons maintenant faire toute une série de gestes. Hubert Védrine devrait être à Belgrade demain pour annoncer les décisions que nous allons prendre aujourd'hui : décision de lever l'embargo pétrolier, décision de lever des sanctions en matière de contrôle aérien, décision sans doute de lever les sanctions en matière de gel des investissements - ce sera un peu plus compliqué car il s'agit des gels d'investissements privés des personnes qui étaient compromises avec l'ancien régime de Milosevic - et décision de mettre en place de nouvelles formes de coopération. Il existe des instruments financiers pour les Balkans occidentaux, le programme Cards : Assistance communautaire pour la reconstruction, la démocratisation et la stabilisation. La nouvelle Yougoslavie devrait y avoir droit. Le Président de la République va inviter M. Kostunica à Biarritz au Conseil européen qui se tient ce week-end. Le Président de la République invitera également M. Kostunica au Sommet de Zagreb sur les Balkans occidentaux en novembre. Nous devons marquer notre souci de normalisation, marquer que nous jouons la démocratie, que nous jouons l'évolution de la Yougoslavie dans un cadre pacifique.
Q - Certains se demandent quand même quels sont les pouvoirs réels de monsieur Kostunica. Certains opposants qui ont voté pour lui disent : "Il n'a pas plus de pouvoirs que la Reine d'Angleterre. En fait, les partisans de Milosevic sont toujours là, et notamment le Président de la Serbie !"
R - C'est pour cela que la situation est extrêmement complexe. Mais il faut jouer résolument sur M. Kostunica. Pourquoi ? D'abord parce que c'est un démocrate, ensuite parce que c'est autour de lui que les Serbes, principalement, que les Yougoslaves, ont décidé de faire partir M. Milosevic dans un formidable élan pacifique. On sait comment tout se produit dans ces révolutions : l'ancien est toujours là, il résiste, il s'accroche.
Q - Il veut jouer un rôle, il dit : "je suis là, je vais participer à la rénovation du pays !"
R - Soyons sérieux ! Il est inconcevable que M. Milosevic continue à jouer un rôle politique dans la nouvelle Yougoslavie. Prenons les choses dans l'ordre : il faut, encore une fois, consolider M. Kostunica, il faut aussi permettre d'accrocher la Yougoslavie à l'Europe et ainsi, - comme cela se produit toujours dans ces situations de transition - nécessairement, le nouveau balaiera l'ancien.
Q - Il n'aurait pas été sage d'attendre la mise en jugement de M. Milosevic pour la levée des sanctions ?
R - Je ne le crois pas. Je note d'ailleurs que toute une série de personnalités, parmi lesquelles le président du TPI, M. Claude Jorda - qui est Français mais surtout un magistrat indépendant - estime que la priorité est de jouer la stabilisation de la situation politique en Yougoslavie et qu'ensuite, il sera temps d'examiner ce que nous ferons avec M. Milosevic. Si nous faisons le contraire, cela serait perçu comme une provocation qui risquerait de crisper un rapport de forces qui est encore fragile. Prenons donc les choses par ordre : jouons la réussite de M. Kostunica et donc la stabilité politique de la Yougoslavie libérée, mettons en place une coopération entre la Yougoslavie et l'Europe, ensuite nous verrons. Bien sûr, il faudra un jour que ce problème soit envisagé - un jour prochain sans doute.
Q - Il y a un sommet européen à Biarritz à la fin de la semaine. Cela fait trois mois que la France est à la présidence de l'Europe et on a l'impression que rien n'a bougé depuis trois mois ?
R - C'est une perception totalement fausse. Nous avons toute une série de sujets - les transports maritimes, la lutte contre le blanchiment d'argent, la recherche de la sécurité alimentaire, l'environnement, les rapports entre l'argent et le sport, et je pourrais être long - qui avancent bien. C'est ce qu'on appelle les Conseils des ministres sectoriels. La France avait une priorité qui était d'améliorer le rapport entre les Européens et la société en général, de faire aussi une Europe plus sociale. Les choses avancent correctement.
Q - Ce qui concerne le fonctionnement de l'Europe n'a pas beaucoup bougé, chacun reste sur sa position.
R - Nous allons parler de deux sujets à Biarritz : d'abord, - et c'est très important - les Européens vont adopter une Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, qui sera enfin ce grand référentiel de valeurs dont nous avons besoin et dont l'affaire autrichienne a rappelé la cruelle urgence...
Q - Et la Belgique, où il y a une poussée d'extrême droite dans les municipales !
R - Oui, nous avons vu cela. Ce qui veut dire que nous avons effectivement besoin d'un texte qui rappelle ce que sont les valeurs des Européens et peut-être un jour d'un mécanisme préventif au sein de l'Union européenne, pour voir comment nous pouvons canaliser ce type de situations d'alliance entre la droite et l'extrême droite. Nous ne l'avions pas pour l'Autriche et nous le proposerons peut-être. C'est donc un acquis qui devrait être entériner lors du Conseil européen de Biarritz. C'est un texte extrêmement important. Reste une discussion cruciale qui est celle de la réforme des institutions. Nous y travaillons patiemment. Hier, j'ai présidé à Luxembourg ce qu'on appelle un conclave des ministres sur la Conférence intergouvernementale qui prépare cette réforme. Nous sommes en train d'enregistrer les premiers frémissements, les premiers progrès. Reste maintenant - si j'ose cette métaphore culinaire - à pousser les feux sous la casserole. C'est ce qui devrait être fait à Biarritz. J'attends que les chefs d'Etat et de Gouvernement aient une discussion tout à fait carrée, directe et franche pour donner ensuite aux négociateurs les conditions pour conclure. Aujourd'hui, je veux croire que nous aurons à Nice un traité important qui permettra de réformer les institutions européennes pour aller ensuite vers l'élargissement qui - sait-on jamais - concernera sans doute un jour la Yougoslavie. Car maintenant, nous sommes dans la perspective de réunifier l'Europe, puisque les Balkans ne vont pas rester à l'écart de ce jeu./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 octobre 2000)
R - Il n'a jamais été question de réaliser des avancées historiques de type constitution sous la présidence française. Cela viendra peut-être, je l'espère, mais plus tard. Aujourd'hui nous sommes confrontés à un enjeu : l'élargissement. Dans dix à quinze ans, il n'y aura plus 15 Etats dans l'Union mais 20, 25, 30. Il est clair que les règles de fonctionnement, qui marchent déjà mal à 15, ne pourront pas marcher à 30. Avant de rebâtir un nouveau véhicule, on a besoin de réparer les pièces de l'actuel. D'où la réforme des institutions.
Q - Pourquoi ne pas faire tout de suite un véhicule plus puissant ?
R - Parce que c'est un bon véhicule. Il a connu quelques crises mais aussi des réalisations fantastiques. Et cela continue. L'Union est l'espace économique le plus prospère de la planète. La défense européenne est en train de progresser plus que les 50 dernières années. Tout ce qui concerne l'élargissement est un enjeu historique formidable. Alors ne disons pas que le véhicule européen est mort. Disons qu'il a des problèmes de révision.
Q - On dit que le Traité de Nice risque d'être maigrichon. C'est si mal parti ?
R - Pour le moment, c'est vrai, on assiste à la répétition de positions déjà connues. La négociation n'a pas encore pris l'envol que nous souhaitions. Et c'est l'enjeu de Biarritz. Mais, attention, c'est un conseil informel, "une réunion coin du feu" entre les chefs d'Etat et de gouvernement.
Il n'y a pas de texte écrit, pas de traité. Ce sera l'occasion de discuter des institutions que nous voulons, en sachant que, de toute façon, on ne peut pas faire l'Europe à la française, pas plus qu'on ne peut faire l'Europe à la Fischer. On fera forcément quelque chose qui sera un mélange. On a quatre questions à régler. D'abord, la taille de la Commission. C'est l'organe d'impulsion et de gestion. Mais, aujourd'hui, il ne fonctionne pas bien. Il faut donc qu'il ait moins de membres. Ce qui veut dire que le nombre de commissaires devra être inférieur à celui des Etats. Et j'attends des petits pays, qu'ils comprennent que c'est là l'intérêt général de l'Europe.
Q - Ce n'est pas un peu facile pour la France de demander aux petits pays de renoncer à leur commissaire alors qu'elle en gardera un de toute façon ?
R - La Commission n'est pas conçue comme cela. Elle est censée représenter la voix, européenne, pas celle de chaque pays. La France a actuellement deux commissaires. Elle n'en aura plus qu'un. Nous ne sommes pas en train de défendre notre beefsteak, mais une certaine conception de l'Europe dans laquelle la Commission est un organe placé au-dessus des Etats.
Q - Autre point, la pondération des voix au sein du Conseil
R - Au Conseil européen, chaque pays a un nombre de voix qui est lié à son poids politique et démographique. Si on en reste à la pondération actuelle, on va arriver à un système où des grands pays, comme la France, l'Allemagne et la Grande Bretagne, pourront être mis en minorité par une coalition de petits pays. L'enjeu est de garantir aux Etats un poids qui corresponde à leur influence réelle.
Q - C'est un peu la guerre des grands contre les petits ?
R - Il faut raisonner dans le cadre d'une Europe élargie. Si la Commission est un ensemble mou et désorganisé, si la pondération des voix au Conseil ne reflète pas le poids des uns et des autres, alors l'Europe sera une zone de libre échange où tout sera dilué, où il n'y aura pas de centre de gravité. Nous ne voulons pas affirmer l'hégémonie dès grands sur les petits, mais faire en sorte qu'on conserve un cur politique à l'UE. Sur le troisième thème, la majorité qualifiée, l'enjeu est essentiel. Il s'agit d'obtenir que la majorité devienne le principe de décision. Et là, on aura plus de démocratie et plus d'efficacité. Il n'y aura plus de droit de veto et il y aura, ce qu'on appelle dans le jargon communautaire, la co-décision, c'est-à-dire une décision commune du Conseil et du Parlement européen. Chacun devra faire des concessions. Mais, c'est le dossier qui avance le mieux. Enfin, dernier dossier : les coopérations renforcées, c'est-à-dire la possibilité donnée à certains Etats de mettre en place des politiques pour aller plus loin dans certains domaines. L'euro, par exemple, en est une préfiguration.
Q - Les coopérations renforcées vont rendre l'Europe de plus en plus complexe...
R - Attention, les coopérations renforcées doivent être l'exception. Autre point essentiel : il ne faut pas que ce soit toujours les mêmes pays qui s'y engagent. Sinon, on aura une Europe à deux vitesses, avec un "groupe pionnier", pour reprendre l'expression de Jacques Chirac, et ceux qui en seront exclus. La clé du système, c'est qu'il soit ouvert. Un système dans lequel, c'est vrai, certains partent en avant, mais où les autres peuvent s'accrocher.
Q - On a l'impression d'aller vers une Europe à géométrie variable dont on ne voit plus bien le projet.
R - II y a un projet historique. Celui d'une Europe réunifiée, qui soit une puissance économique et qui possède ses propres institutions politiques. Mais plus l'Europe devient grande, plus elle devient complexe et plus on a besoin de souplesse. Dans 15 ans, quand nos amis bulgares et roumains seront à nos côtés, on ne peut pas imaginer que les Français, les Allemands les Anglais soient contraints de les attendre sur tout. Si on doit tout décider ensemble, on en restera au moins disant. La géométrie variable est une condition incontournable de l'Europe de demain.
Q - Et la charte des droits fondamentaux, on la présente comme une avancée. Mais, se bagarrer pour obtenir l'inscription du droit de grève, du droit d'association..., cela fait plutôt retour 50 ans en arrière ?
R - Ce n'est pas un pas en avant pour chacun des pays. Mais c'est un pas en avant pour l'UE. Le droit à un salaire minimum n'existe pas dans tous les pays européens. Là, il sera reconnu. Je crois vraiment que c'est un succès pour les idées françaises et progressistes parce que nous avons réussi à faire avancer les autres.
Q - Mais il existe déjà la Convention européenne des droits de l'homme et la charte ne sera pas contraignante...
R - La charte va plus loin que la Convention. C'est un texte complet qui comprend à la fois les droits civiques mais aussi des avancées sur les droits économiques et sociaux et enfin des droits nouveaux, dits de troisième génération, qui touchent à la santé, la bioéthique... Alors, c'est vrai que nous les Français et nous les socialistes, on aurait pu espérer encore plus. Mais honnêtement, pour un texte européen, le résultat est inespéré. Quant à la question de sa portée juridique, c'était fromage ou dessert. Notre stratégie a été de privilégier la substance, en faisant le pari que ce texte s'imposera de lui-même et qu'un jour il deviendra le préambule du traité constitutionnel de l'Europe élargie.
Q - Cela veut dire qu'il n'y a aucune surprise à attendre ?
R - Nous avons trouvé un équilibre entre idéalisme et pragmatisme. Et n'oublions pas les opinions nationales. On a tout de même eu quelques signaux. Sur la monnaie européenne, on a tous en tête, le "non" danois. Le fédéralisme européen, on peut en parler dans certains cénacles, mais le refus danois de l'euro, c'est aussi un vote contre une Europe fédérale. Sur l'élargissement, les opinions, notamment la nôtre, sont assez réticentes. I1 y a une véritable pédagogie à faire./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 octobre 2000)
Q - On entend parler de Bill Clinton, de Kofi Annan, de beaucoup de médiateurs au Proche-Orient mais pas de l'Europe ni de la France ?
R - Je crois que vous êtes un peu injuste. Il est normal que la communauté internationale se mobilise. Il est très positif que le secrétaire général du Conseil de sécurité des Nations unies, M. Kofi Annan, soit parti pour le Moyen-Orient. Il est positif aussi que M. Clinton pense y aller. Tout cela veut dire qu'on prend au sérieux la situation dans cette région, qui est extrêmement grave, qui est la plus grave depuis plusieurs années. Mais l'Europe est là aussi. M. Solana, le haut représentant, celui qu'on appelle "Monsieur PESC", est prêt aussi à se rendre, dès demain, à Damas et à Beyrouth. Quant à la France, on sait qu'elle a joué un rôle la semaine dernière, puisque c'est à Paris qu'ont eu lieu les dernières rencontres entre M. Arafat et M. Barak. Nous sommes en train de travailler à une situation de fond.
Q - La France n'a-t-elle pas perdu le contact avec Israël ?
R - Je ne veux pas rentrer dans ce genre de polémique. La France a une situation équilibrée, une position qui est importante. Elle propose des solutions pour ce qui concerne la recherche de la paix : comment avancer pour Jérusalem ? Comment avancer pour les réfugiés ? Comment améliorer le climat entre les uns et les autres ? La France ne cesse de militer pour qu'il y ait des gestes réciproques entre Israéliens et Palestiniens, et aussi pour que les autres partenaires arabes - je pense aux partenaires égyptiens et aux partenaires syriens - soient présents dans le jeu. Nous jouons donc notre jeu et l'Europe joue son jeu dans une situation où, c'est vrai, les Etats-Unis et le Conseil de sécurité ont un rôle également très important à jouer.
Q - Les Européens vont aujourd'hui commencer à lever les sanctions contre la Yougoslavie. Ne font-ils pas preuve d'une euphorie excessive ? Est-on sûr des convictions démocratiques de M. Kostunica ?
R - Il faut jouer la réussite en Yougoslavie. Il y a un mois, dans cette même instance, au Conseil Affaires générales, qui se réunissait alors à Bruxelles, nous, les Européens, avions adressé un signe aux Yougoslaves. Nous leur avons dit : " si c'est la démocratie qui l'emporte, alors à ce moment-là, nous allons retrouver avec vous une relation normale." Aujourd'hui, il faut souhaiter la bienvenue en Europe à la Yougoslavie de M. Kostunica, tout en s'interrogeant et en restant vigilant sur la nature du régime qui va s'installer. Nous avons toutes les raisons de penser que M. Kostunica, qui a été démocratiquement élu, est d'abord un démocrate. Nous allons maintenant faire toute une série de gestes. Hubert Védrine devrait être à Belgrade demain pour annoncer les décisions que nous allons prendre aujourd'hui : décision de lever l'embargo pétrolier, décision de lever des sanctions en matière de contrôle aérien, décision sans doute de lever les sanctions en matière de gel des investissements - ce sera un peu plus compliqué car il s'agit des gels d'investissements privés des personnes qui étaient compromises avec l'ancien régime de Milosevic - et décision de mettre en place de nouvelles formes de coopération. Il existe des instruments financiers pour les Balkans occidentaux, le programme Cards : Assistance communautaire pour la reconstruction, la démocratisation et la stabilisation. La nouvelle Yougoslavie devrait y avoir droit. Le Président de la République va inviter M. Kostunica à Biarritz au Conseil européen qui se tient ce week-end. Le Président de la République invitera également M. Kostunica au Sommet de Zagreb sur les Balkans occidentaux en novembre. Nous devons marquer notre souci de normalisation, marquer que nous jouons la démocratie, que nous jouons l'évolution de la Yougoslavie dans un cadre pacifique.
Q - Certains se demandent quand même quels sont les pouvoirs réels de monsieur Kostunica. Certains opposants qui ont voté pour lui disent : "Il n'a pas plus de pouvoirs que la Reine d'Angleterre. En fait, les partisans de Milosevic sont toujours là, et notamment le Président de la Serbie !"
R - C'est pour cela que la situation est extrêmement complexe. Mais il faut jouer résolument sur M. Kostunica. Pourquoi ? D'abord parce que c'est un démocrate, ensuite parce que c'est autour de lui que les Serbes, principalement, que les Yougoslaves, ont décidé de faire partir M. Milosevic dans un formidable élan pacifique. On sait comment tout se produit dans ces révolutions : l'ancien est toujours là, il résiste, il s'accroche.
Q - Il veut jouer un rôle, il dit : "je suis là, je vais participer à la rénovation du pays !"
R - Soyons sérieux ! Il est inconcevable que M. Milosevic continue à jouer un rôle politique dans la nouvelle Yougoslavie. Prenons les choses dans l'ordre : il faut, encore une fois, consolider M. Kostunica, il faut aussi permettre d'accrocher la Yougoslavie à l'Europe et ainsi, - comme cela se produit toujours dans ces situations de transition - nécessairement, le nouveau balaiera l'ancien.
Q - Il n'aurait pas été sage d'attendre la mise en jugement de M. Milosevic pour la levée des sanctions ?
R - Je ne le crois pas. Je note d'ailleurs que toute une série de personnalités, parmi lesquelles le président du TPI, M. Claude Jorda - qui est Français mais surtout un magistrat indépendant - estime que la priorité est de jouer la stabilisation de la situation politique en Yougoslavie et qu'ensuite, il sera temps d'examiner ce que nous ferons avec M. Milosevic. Si nous faisons le contraire, cela serait perçu comme une provocation qui risquerait de crisper un rapport de forces qui est encore fragile. Prenons donc les choses par ordre : jouons la réussite de M. Kostunica et donc la stabilité politique de la Yougoslavie libérée, mettons en place une coopération entre la Yougoslavie et l'Europe, ensuite nous verrons. Bien sûr, il faudra un jour que ce problème soit envisagé - un jour prochain sans doute.
Q - Il y a un sommet européen à Biarritz à la fin de la semaine. Cela fait trois mois que la France est à la présidence de l'Europe et on a l'impression que rien n'a bougé depuis trois mois ?
R - C'est une perception totalement fausse. Nous avons toute une série de sujets - les transports maritimes, la lutte contre le blanchiment d'argent, la recherche de la sécurité alimentaire, l'environnement, les rapports entre l'argent et le sport, et je pourrais être long - qui avancent bien. C'est ce qu'on appelle les Conseils des ministres sectoriels. La France avait une priorité qui était d'améliorer le rapport entre les Européens et la société en général, de faire aussi une Europe plus sociale. Les choses avancent correctement.
Q - Ce qui concerne le fonctionnement de l'Europe n'a pas beaucoup bougé, chacun reste sur sa position.
R - Nous allons parler de deux sujets à Biarritz : d'abord, - et c'est très important - les Européens vont adopter une Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, qui sera enfin ce grand référentiel de valeurs dont nous avons besoin et dont l'affaire autrichienne a rappelé la cruelle urgence...
Q - Et la Belgique, où il y a une poussée d'extrême droite dans les municipales !
R - Oui, nous avons vu cela. Ce qui veut dire que nous avons effectivement besoin d'un texte qui rappelle ce que sont les valeurs des Européens et peut-être un jour d'un mécanisme préventif au sein de l'Union européenne, pour voir comment nous pouvons canaliser ce type de situations d'alliance entre la droite et l'extrême droite. Nous ne l'avions pas pour l'Autriche et nous le proposerons peut-être. C'est donc un acquis qui devrait être entériner lors du Conseil européen de Biarritz. C'est un texte extrêmement important. Reste une discussion cruciale qui est celle de la réforme des institutions. Nous y travaillons patiemment. Hier, j'ai présidé à Luxembourg ce qu'on appelle un conclave des ministres sur la Conférence intergouvernementale qui prépare cette réforme. Nous sommes en train d'enregistrer les premiers frémissements, les premiers progrès. Reste maintenant - si j'ose cette métaphore culinaire - à pousser les feux sous la casserole. C'est ce qui devrait être fait à Biarritz. J'attends que les chefs d'Etat et de Gouvernement aient une discussion tout à fait carrée, directe et franche pour donner ensuite aux négociateurs les conditions pour conclure. Aujourd'hui, je veux croire que nous aurons à Nice un traité important qui permettra de réformer les institutions européennes pour aller ensuite vers l'élargissement qui - sait-on jamais - concernera sans doute un jour la Yougoslavie. Car maintenant, nous sommes dans la perspective de réunifier l'Europe, puisque les Balkans ne vont pas rester à l'écart de ce jeu./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 octobre 2000)