Texte intégral
Mesdames et messieurs,
Je suis très heureuse d'ouvrir les travaux de ce colloque au titre ambitieux : " Le cinéma à venir".
Je souhaite qu'à l'issue de vos travaux il nous soit donné de mieux apprécier la dynamique nouvelle dans laquelle le cinéma s'engage et les éventuels dangers auxquels l'avenir l'expose.
Il est bon d'y réfléchir en commun à un moment crucial où, après le parlant, la couleur et surtout la consommation des films à domicile via la télévision, une quatrième révolution technologique de grande ampleur, la numérisation, l'internet, va bouleverser les modes de consommation du cinéma. Comme toutes les précédentes évolutions technologiques, celle-ci va entraîner des bouleversements esthétiques, juridiques et surtout économiques dans la conception, la fabrication et la diffusion des films de cinéma. Ce bouleversement n'est en soi ni bon, ni mauvais, il est inéluctable.
C'est pourquoi je félicite le président du festival de Cannes, Pierre Viot, et le délégué général, Gilles Jacob, de leur initiative d'organiser, en collaboration avec le Monde, ces journées de réflexion en forme de prélude à la compétition elle-même, avant que le festival ne nous donne à voir le cinéma mondial dans sa richesse et sa diversité, et surtout dans sa nouveauté.
Il est très important à mes yeux que cette réflexion associe, d'une part, ceux qui font le cinéma et d'autre part, des intellectuels de tous horizons, qui peuvent nous aider à mieux situer le cinéma dans nos sociétés d'aujourd'hui.
Les premiers pourront témoigner de leur expérience personnelle et de leur vision du futur, de leurs anticipations, et des changements nécessaires pour que l'art cinématographique continue d'être en mouvement.
Les seconds-témoins éclairés- nous aideront à comprendre ce que le cinéma apporte à un monde où l'échange des images et leur circulation ont pris une ampleur sans précédent dans l'histoire. Dans ce grand marché mondial des images, le cinéma occupe une place et une fonction sans doute très particulières, qu'il nous faut à nouveau apprécier, au regard de nos ambitions pour la culture.
Je voudrais dire trois choses :
- le cinéma est bien vivant,
- technologies et évolutions économiques pèsent fortement sur son avenir,
- dès lors nous devons créer des régulations à la hauteur des enjeux culturels.
I - Le cinéma est bien vivant
Tout d'abord je crois que l'on peut se réjouir de parler, ici en Europe, aujourd'hui, de " l'avenir " du cinéma et d'exprimer un vrai désir de cet art et que ce désir ne soit pas en décalage avec l'esprit du temps et l'attrait qu'exerce à nouveau les salles sur le public. Si nous pouvons penser à l'avenir, c'est sans doute parce que nous avons su éloigner l'idée d'une " mort du cinéma ", qui hantait tous les esprits ces dernières décennies.
- L'extraordinaire essor de la télévision a bouleversé l'économie du cinéma et son statut de pratique culturelle, entraînant une crise de la fréquentation des salles que l'on aurait pu croire fatale, à la diversité du cinéma et à la culture dont il est porteur.
- Sans doute devons-nous, en France, à la capacité qu'ont eue les professionnels et les pouvoirs publics d'anticiper l'élaboration de relations durables entre le monde de la télévision et celui du cinéma, d'avoir permis à ce dernier de se fortifier et d'éprouver sa capacité de résistance et d'adaptation.
Dans les pays où ce type de relation ne s'est pas noué, le cinéma a beaucoup souffert.
- Aujourd'hui où la fréquentation s'est remis à augmenter dans de nombreux pays, la preuve semble faite qu'à l'heure où jamais autant de films n'ont été disponibles à la télévision, comme sur d'autres supports, la vision collective du film en salles retrouve toute son attractivité, pour un public de plus en plus large. Ce public retrouve l'irremplaçable communauté esthétique qui se forme le temps de la projection d'un film. La production quant à elle a atteint des niveaux qu'elle n'avait pas connus depuis près de vingt ans avec 181 films produits ou coproduits l'année passée.
Toutefois, il ne faut pas que cette embellie soit passagère. Or, elle porte encore surtout sur les films américains. Et, si le cinéma européen connaît des succès incontestables, les films à fort potentiel sont peu nombreux, et seuls quelques auteurs accèdent à la reconnaissance du plus large public. La reconquête de la salle comme lieu privilégié de découverte de films n'est donc pas forcément gagnée. Il faut soutenir par toutes les initiatives possibles ces retrouvailles entre le public et la salle.
Dans un monde qui privilégie pourtant de plus en plus les usages individuels ou domestiques de l'image, cette résistance du cinéma comme spectacle en salles a bien sûr ses explications.
A l'exception de l'industrie hollywoodienne, qui doit sa pérennité à l'ampleur de son marché interne et à ses exportations mondiales, le cinéma n'a su résister au déclin que là où les Etats ont fait le choix -comme ce fut le cas en France- d'intervenir résolument en faveur de leur industrie et de leurs créateurs.
II - Technologies et évolutions économiques pèsent fortement sur son avenir
Après le défi de la télévision, bien d'autres guettent le cinéma dans sa forme traditionnelle.
Son avenir est aujourd'hui très fortement lié aux bouleversements technologiques, esthétiques et économiques que représente la numérisation de l'image.
Dans le passé déjà, l'art cinématographique s'est nourri des défis technologiques qu'il s'était lancés à lui-même.
- Le numérique d'une certaine manière est déjà en marche.
Jusqu'à présent le cinéma s'est en partie protégé de cette révolution par l'extraordinaire atout technologique que représente la qualité de l'image captée sur support chimique et diffusée en 35 mm sur grand écran, sa haute résolution et son inimitable grain.
La révolution numérique n'a donc, pour le moment, gagné le cinéma que dans les domaines où elle a fait preuve d'une incontestable supériorité : le son, les effets spéciaux, le montage.
La numérisation de l'image est créative, mais pour l'heure coûteuse ; elle privilégie aujourd'hui les effets spéciaux et introduit la création cinématographique dans un nouveau rapport à la réalité en rétablissant cette dimension du jeu et de l'illusion, jadis si chère à Méliès.
A côté des traitements numériques de l'image, certains voient déjà dans les possibilités offertes par la prise de vues en numérique, des atouts encore inexplorés : miniaturisation des matériels et gain de maniabilité qui entraînent une modification des conditions de tournage (dont quelques cinéastes, comme Thomas Vinterberg avec Festen remarqué à Cannes il y a deux ans ont déjà tiré parti avec inventivité) bouleversement de l'économie du cinéma dans un sens favorable à une plus grande créativité, grâce à un affranchissement de contraintes matérielles lourdes et à une réduction des coûts de production
- Mais aussi positives que soient ces préfigurations, elles impliquent des transformations profondes des métiers du cinéma. Elles doivent être anticipées et préparées car elles affectent en profondeur les structures actuelles de nos industries.
- Une autre conséquence de la révolution numérique, c'est le passage à des standards de diffusion et de distribution des uvres radicalement différents de ceux que nous connaissons aujourd'hui.
Je pense notamment à l'avantage que le patrimoine cinématographique mondial pourrait tirer de son transfert sur des supports numériques qui faciliteront sa diffusion et sa redécouverte.
- Je pense aussi à la projection numérique, qui n'égale pas encore totalement en qualité la projection sur support traditionnel, mais dont on annonce qu'elle pourrait se substituer à cette dernière dans un horizon de deux à trois ans
Outre les avantages techniques d'une projection sans copies, qui s'affranchit de toutes les altérations et des fragilités du support chimique, on mesure l'avantage économique qui résulterait d'une telle avancée technologique pour les distributeurs, et notamment la suppression des contraintes liées à la distribution physique des copies de films et à leur coût d'édition.
Mais il est tout aussi vertigineux de penser qu'un satellite pourrait fournir simultanément à des milliers de salles un signal numérique permettant la vision d'un film par des millions de spectateurs. On imagine aisément les risques de concentration et d'entrave à la libre diffusion des uvres qui pourraient résulter de tels dispositifs techniques, s'ils ne sont pas préalablement régulés.
Il faut aussi songer qu'aujourd'hui, c'est seulement un tiers de la production annuelle américaine qui sort en salles en France. Lorsque le coût d'une sortie en Europe sera considérablement réduit, on peut craindre l'arrivée massive d'une production de seconde zone, au moment même où s'intensifie la nécessité pour les distributeurs européens de conclure des accords-cadre avec les majors américaines.
- S'agissant de la diffusion ou du téléchargement des films sur Internet et sur les réseaux numériques, ce sont d'autres problèmes qui se profilent à l'horizon : celui de la qualité des copies numériques d'une uvre ; de leur possibilité de duplication, qui implique que l'on trouve des systèmes de protection spécifiques ; et aussi le caractère peu contrôlable de la diffusion des uvres sur les nouveaux réseaux.
La piraterie est un des défis posés par le cinéma numérique : il convient de ne pas le minimiser et d'envisager sans tarder la protection de la propriété intellectuelle dans ce nouveau contexte de diffusion.
Enfin, la rencontre, à la fois attendue et redoutée, entre le monde de l'Internet et le cinéma, va introduire ce dernier dans une économie aux contours plus larges encore que celle des médias audiovisuels. On peut craindre tous les risques de concentration de la part d'acteurs industriels de la taille des géants récemment constitués dans le domaine des nouveaux médias - comme AOL/ Time Warner - où on voit une major du cinéma devenir un petit sous-ensemble de la plus puissante entreprise mondiale de communication. Il en va de même du rôle que pourront, dans un futur proche, jouer les opérateurs de télécommunications dans le domaine de la création de contenus.
III - Dès lors nous devons créer des régulations à la hauteur des enjeux culturels.
Face à ces nouvelles configurations économiques, il convient de défendre ce qui a toujours représenté le meilleur gage de dynamisme et de créativité pour le cinéma : un secteur indépendant fort, par une politique active de soutien, et la limitation de l'intégration et de la concentration, dès lors que celles-ci peuvent constituer des obstacles au pluralisme de la création et de l'offre de films.
Le secteur indépendant ne saurait être considéré comme une réserve indienne. On ne peut se limiter à opposer gros et petits. Il faut plutôt adopter une politique volontariste aussi en faveur d'entreprises de taille moyenne, à la condition qu'elles jouent également le jeu de l'innovation.
- Je crois donc que pour l'avenir, ce qu'il faut préserver avant tout, c'est la diversité des uvres : faire en sorte que l'industrie cinématographique continue d'offrir aux publics des films qui ne relèvent pas exclusivement d'une ambition commerciale, mais qui sont porteurs de valeurs différentes. Des uvres qui peuvent s'affranchir des impératifs limités du divertissement, et contribuent à renouveler le langage cinématographique, avec la fragilité commerciale mais l'ambition artistique propre à ce que l'on a appelé en France le cinéma d'art et essai, auquel se consacrent plus de 800 salles de cinéma. Le principe que nous défendons de la diversité culturelle des contenus et des publics n'a pas perdu de son actualité et l'apparition de nouveaux services ne doit pas le remettre en cause.
- C'est cette vigilance et ce souci de régulation que doivent avoir les pouvoirs publics. Ils ne peuvent mener à bien cette tâche seuls et ont besoin de l'appui et des propositions des professionnels eux-mêmes, toutes catégories confondues : artistes et créateurs, techniciens, producteurs, distributeurs, exploitants, et aussi bien les entreprises indépendantes que les groupes industriels dont l'Europe a besoin pour que ses uvres franchissent les frontières. Pendant la Présidence française de l'Union européenne, je m'efforcerai de faire progresser cette communauté de vue sur les enjeux du cinéma.
Les principales actions nécessaires me semble être les suivantes :
A- il faut assurer, de manière urgente, la protection des ayants-droit sur les nouveaux modes de diffusion des uvres ; cela concerne aussi bien les copies numériques que la diffusion sur Internet ou la diffusion des films en salle par satellite. C'est un énorme et difficile chantier.
B - il paraît nécessaire d'élaborer une nouvelle forme de régulation économique de l'industrie du cinéma, qui préserve ses acquis, afin d'offrir au public la plus grande diversité de choix et l'accès à toutes les tendances et à toutes les cultures cinématographiques. Pour cela, il faudra concilier les exigences du droit commun de la concurrence avec l'architecture des aides d'Etat au cinéma en Europe qui ont fait leurs preuves, et qu'il serait bien imprudent de menacer ou de limiter dans leurs effets. Ce droit de la concurrence doit être respectueux de nos ambitions culturelles. Encore une fois, alors que le cinéma s'apprête à entrer dans un monde où les acteurs économiques ont une taille et une puissance jamais rencontrées jusque là, c'est sa spécificité qu'il faut reconnaître et protéger.
C - Il faut développer la formation professionnelle, qui devra accompagner l'installation progressive des nouvelles technologies numériques dans le cinéma et permettre une évolution des métiers, sans oublier la formation des exploitants. Il est fondamental de favoriser l'accès des jeunes à la création. Cela me donne l'occasion de saluer la création récente de la Cinéfondation qui permet à de jeunes réalisateurs de tous pays de confronter leurs projets à des professionnels en dehors de leur pays d'origine.
D - Je souhaite aussi rappeler combien l'éducation du jeune public et tout particulièrement l'éducation à l'image, la sensibilisation aux richesses du patrimoine cinématographique mondial et l'éveil de la cinéphilie constituent des enjeux importants pour l'avenir. Il s'agit ni plus ni moins que de former les spectateurs de demain, de leur donner le goût du cinéma, de tous les cinémas. En France, l'école s'est déjà engagée dans cette voie à travers de multiples expériences qu'il faut développer. Et, je souhaiterais que la télévision, tout particulièrement la télévision publique, fasse place à des émissions allant dans ce sens.
E - Enfin, la circulation des oeuvres est un enjeu de la plus haute importance. Comme a eu l'occasion de le dire, Youssef Chahine, " ... Cannes ! ... et la rencontre avec l'autre... celui qui est venu aussi de son coin du monde pour nous enrichir de son expérience... et de sa différence. "
Vous avez raison de dire que le cinéma est un art mondial. La sélection 2000 du Festival témoigne de cette vitalité, par son ouverture à des cinéastes comme IM Kwon Taek, qui va représenter la Corée en compétition pour la première fois depuis l'origine du Festival.
Voilà brièvement énoncés, quelques éléments d'une politique du " cinéma à-venir". Il ne m'appartenait pas aujourd'hui de dresser devant vous une vision du cinéma de demain : cette réponse incombe en priorité aux créateurs. Il m'appartenait plutôt de dire comment à mes yeux l'Etat doit accompagner ces évolutions. J'espère sur ce point avoir contribué à nourrir vos débats dont j'attends avec intérêt les conclusions.
Je vous remercie de votre attention et vous souhaite d'excellents travaux.
(source http://www.culture.gouv.fr, le 15 mai 2000)
Je suis très heureuse d'ouvrir les travaux de ce colloque au titre ambitieux : " Le cinéma à venir".
Je souhaite qu'à l'issue de vos travaux il nous soit donné de mieux apprécier la dynamique nouvelle dans laquelle le cinéma s'engage et les éventuels dangers auxquels l'avenir l'expose.
Il est bon d'y réfléchir en commun à un moment crucial où, après le parlant, la couleur et surtout la consommation des films à domicile via la télévision, une quatrième révolution technologique de grande ampleur, la numérisation, l'internet, va bouleverser les modes de consommation du cinéma. Comme toutes les précédentes évolutions technologiques, celle-ci va entraîner des bouleversements esthétiques, juridiques et surtout économiques dans la conception, la fabrication et la diffusion des films de cinéma. Ce bouleversement n'est en soi ni bon, ni mauvais, il est inéluctable.
C'est pourquoi je félicite le président du festival de Cannes, Pierre Viot, et le délégué général, Gilles Jacob, de leur initiative d'organiser, en collaboration avec le Monde, ces journées de réflexion en forme de prélude à la compétition elle-même, avant que le festival ne nous donne à voir le cinéma mondial dans sa richesse et sa diversité, et surtout dans sa nouveauté.
Il est très important à mes yeux que cette réflexion associe, d'une part, ceux qui font le cinéma et d'autre part, des intellectuels de tous horizons, qui peuvent nous aider à mieux situer le cinéma dans nos sociétés d'aujourd'hui.
Les premiers pourront témoigner de leur expérience personnelle et de leur vision du futur, de leurs anticipations, et des changements nécessaires pour que l'art cinématographique continue d'être en mouvement.
Les seconds-témoins éclairés- nous aideront à comprendre ce que le cinéma apporte à un monde où l'échange des images et leur circulation ont pris une ampleur sans précédent dans l'histoire. Dans ce grand marché mondial des images, le cinéma occupe une place et une fonction sans doute très particulières, qu'il nous faut à nouveau apprécier, au regard de nos ambitions pour la culture.
Je voudrais dire trois choses :
- le cinéma est bien vivant,
- technologies et évolutions économiques pèsent fortement sur son avenir,
- dès lors nous devons créer des régulations à la hauteur des enjeux culturels.
I - Le cinéma est bien vivant
Tout d'abord je crois que l'on peut se réjouir de parler, ici en Europe, aujourd'hui, de " l'avenir " du cinéma et d'exprimer un vrai désir de cet art et que ce désir ne soit pas en décalage avec l'esprit du temps et l'attrait qu'exerce à nouveau les salles sur le public. Si nous pouvons penser à l'avenir, c'est sans doute parce que nous avons su éloigner l'idée d'une " mort du cinéma ", qui hantait tous les esprits ces dernières décennies.
- L'extraordinaire essor de la télévision a bouleversé l'économie du cinéma et son statut de pratique culturelle, entraînant une crise de la fréquentation des salles que l'on aurait pu croire fatale, à la diversité du cinéma et à la culture dont il est porteur.
- Sans doute devons-nous, en France, à la capacité qu'ont eue les professionnels et les pouvoirs publics d'anticiper l'élaboration de relations durables entre le monde de la télévision et celui du cinéma, d'avoir permis à ce dernier de se fortifier et d'éprouver sa capacité de résistance et d'adaptation.
Dans les pays où ce type de relation ne s'est pas noué, le cinéma a beaucoup souffert.
- Aujourd'hui où la fréquentation s'est remis à augmenter dans de nombreux pays, la preuve semble faite qu'à l'heure où jamais autant de films n'ont été disponibles à la télévision, comme sur d'autres supports, la vision collective du film en salles retrouve toute son attractivité, pour un public de plus en plus large. Ce public retrouve l'irremplaçable communauté esthétique qui se forme le temps de la projection d'un film. La production quant à elle a atteint des niveaux qu'elle n'avait pas connus depuis près de vingt ans avec 181 films produits ou coproduits l'année passée.
Toutefois, il ne faut pas que cette embellie soit passagère. Or, elle porte encore surtout sur les films américains. Et, si le cinéma européen connaît des succès incontestables, les films à fort potentiel sont peu nombreux, et seuls quelques auteurs accèdent à la reconnaissance du plus large public. La reconquête de la salle comme lieu privilégié de découverte de films n'est donc pas forcément gagnée. Il faut soutenir par toutes les initiatives possibles ces retrouvailles entre le public et la salle.
Dans un monde qui privilégie pourtant de plus en plus les usages individuels ou domestiques de l'image, cette résistance du cinéma comme spectacle en salles a bien sûr ses explications.
A l'exception de l'industrie hollywoodienne, qui doit sa pérennité à l'ampleur de son marché interne et à ses exportations mondiales, le cinéma n'a su résister au déclin que là où les Etats ont fait le choix -comme ce fut le cas en France- d'intervenir résolument en faveur de leur industrie et de leurs créateurs.
II - Technologies et évolutions économiques pèsent fortement sur son avenir
Après le défi de la télévision, bien d'autres guettent le cinéma dans sa forme traditionnelle.
Son avenir est aujourd'hui très fortement lié aux bouleversements technologiques, esthétiques et économiques que représente la numérisation de l'image.
Dans le passé déjà, l'art cinématographique s'est nourri des défis technologiques qu'il s'était lancés à lui-même.
- Le numérique d'une certaine manière est déjà en marche.
Jusqu'à présent le cinéma s'est en partie protégé de cette révolution par l'extraordinaire atout technologique que représente la qualité de l'image captée sur support chimique et diffusée en 35 mm sur grand écran, sa haute résolution et son inimitable grain.
La révolution numérique n'a donc, pour le moment, gagné le cinéma que dans les domaines où elle a fait preuve d'une incontestable supériorité : le son, les effets spéciaux, le montage.
La numérisation de l'image est créative, mais pour l'heure coûteuse ; elle privilégie aujourd'hui les effets spéciaux et introduit la création cinématographique dans un nouveau rapport à la réalité en rétablissant cette dimension du jeu et de l'illusion, jadis si chère à Méliès.
A côté des traitements numériques de l'image, certains voient déjà dans les possibilités offertes par la prise de vues en numérique, des atouts encore inexplorés : miniaturisation des matériels et gain de maniabilité qui entraînent une modification des conditions de tournage (dont quelques cinéastes, comme Thomas Vinterberg avec Festen remarqué à Cannes il y a deux ans ont déjà tiré parti avec inventivité) bouleversement de l'économie du cinéma dans un sens favorable à une plus grande créativité, grâce à un affranchissement de contraintes matérielles lourdes et à une réduction des coûts de production
- Mais aussi positives que soient ces préfigurations, elles impliquent des transformations profondes des métiers du cinéma. Elles doivent être anticipées et préparées car elles affectent en profondeur les structures actuelles de nos industries.
- Une autre conséquence de la révolution numérique, c'est le passage à des standards de diffusion et de distribution des uvres radicalement différents de ceux que nous connaissons aujourd'hui.
Je pense notamment à l'avantage que le patrimoine cinématographique mondial pourrait tirer de son transfert sur des supports numériques qui faciliteront sa diffusion et sa redécouverte.
- Je pense aussi à la projection numérique, qui n'égale pas encore totalement en qualité la projection sur support traditionnel, mais dont on annonce qu'elle pourrait se substituer à cette dernière dans un horizon de deux à trois ans
Outre les avantages techniques d'une projection sans copies, qui s'affranchit de toutes les altérations et des fragilités du support chimique, on mesure l'avantage économique qui résulterait d'une telle avancée technologique pour les distributeurs, et notamment la suppression des contraintes liées à la distribution physique des copies de films et à leur coût d'édition.
Mais il est tout aussi vertigineux de penser qu'un satellite pourrait fournir simultanément à des milliers de salles un signal numérique permettant la vision d'un film par des millions de spectateurs. On imagine aisément les risques de concentration et d'entrave à la libre diffusion des uvres qui pourraient résulter de tels dispositifs techniques, s'ils ne sont pas préalablement régulés.
Il faut aussi songer qu'aujourd'hui, c'est seulement un tiers de la production annuelle américaine qui sort en salles en France. Lorsque le coût d'une sortie en Europe sera considérablement réduit, on peut craindre l'arrivée massive d'une production de seconde zone, au moment même où s'intensifie la nécessité pour les distributeurs européens de conclure des accords-cadre avec les majors américaines.
- S'agissant de la diffusion ou du téléchargement des films sur Internet et sur les réseaux numériques, ce sont d'autres problèmes qui se profilent à l'horizon : celui de la qualité des copies numériques d'une uvre ; de leur possibilité de duplication, qui implique que l'on trouve des systèmes de protection spécifiques ; et aussi le caractère peu contrôlable de la diffusion des uvres sur les nouveaux réseaux.
La piraterie est un des défis posés par le cinéma numérique : il convient de ne pas le minimiser et d'envisager sans tarder la protection de la propriété intellectuelle dans ce nouveau contexte de diffusion.
Enfin, la rencontre, à la fois attendue et redoutée, entre le monde de l'Internet et le cinéma, va introduire ce dernier dans une économie aux contours plus larges encore que celle des médias audiovisuels. On peut craindre tous les risques de concentration de la part d'acteurs industriels de la taille des géants récemment constitués dans le domaine des nouveaux médias - comme AOL/ Time Warner - où on voit une major du cinéma devenir un petit sous-ensemble de la plus puissante entreprise mondiale de communication. Il en va de même du rôle que pourront, dans un futur proche, jouer les opérateurs de télécommunications dans le domaine de la création de contenus.
III - Dès lors nous devons créer des régulations à la hauteur des enjeux culturels.
Face à ces nouvelles configurations économiques, il convient de défendre ce qui a toujours représenté le meilleur gage de dynamisme et de créativité pour le cinéma : un secteur indépendant fort, par une politique active de soutien, et la limitation de l'intégration et de la concentration, dès lors que celles-ci peuvent constituer des obstacles au pluralisme de la création et de l'offre de films.
Le secteur indépendant ne saurait être considéré comme une réserve indienne. On ne peut se limiter à opposer gros et petits. Il faut plutôt adopter une politique volontariste aussi en faveur d'entreprises de taille moyenne, à la condition qu'elles jouent également le jeu de l'innovation.
- Je crois donc que pour l'avenir, ce qu'il faut préserver avant tout, c'est la diversité des uvres : faire en sorte que l'industrie cinématographique continue d'offrir aux publics des films qui ne relèvent pas exclusivement d'une ambition commerciale, mais qui sont porteurs de valeurs différentes. Des uvres qui peuvent s'affranchir des impératifs limités du divertissement, et contribuent à renouveler le langage cinématographique, avec la fragilité commerciale mais l'ambition artistique propre à ce que l'on a appelé en France le cinéma d'art et essai, auquel se consacrent plus de 800 salles de cinéma. Le principe que nous défendons de la diversité culturelle des contenus et des publics n'a pas perdu de son actualité et l'apparition de nouveaux services ne doit pas le remettre en cause.
- C'est cette vigilance et ce souci de régulation que doivent avoir les pouvoirs publics. Ils ne peuvent mener à bien cette tâche seuls et ont besoin de l'appui et des propositions des professionnels eux-mêmes, toutes catégories confondues : artistes et créateurs, techniciens, producteurs, distributeurs, exploitants, et aussi bien les entreprises indépendantes que les groupes industriels dont l'Europe a besoin pour que ses uvres franchissent les frontières. Pendant la Présidence française de l'Union européenne, je m'efforcerai de faire progresser cette communauté de vue sur les enjeux du cinéma.
Les principales actions nécessaires me semble être les suivantes :
A- il faut assurer, de manière urgente, la protection des ayants-droit sur les nouveaux modes de diffusion des uvres ; cela concerne aussi bien les copies numériques que la diffusion sur Internet ou la diffusion des films en salle par satellite. C'est un énorme et difficile chantier.
B - il paraît nécessaire d'élaborer une nouvelle forme de régulation économique de l'industrie du cinéma, qui préserve ses acquis, afin d'offrir au public la plus grande diversité de choix et l'accès à toutes les tendances et à toutes les cultures cinématographiques. Pour cela, il faudra concilier les exigences du droit commun de la concurrence avec l'architecture des aides d'Etat au cinéma en Europe qui ont fait leurs preuves, et qu'il serait bien imprudent de menacer ou de limiter dans leurs effets. Ce droit de la concurrence doit être respectueux de nos ambitions culturelles. Encore une fois, alors que le cinéma s'apprête à entrer dans un monde où les acteurs économiques ont une taille et une puissance jamais rencontrées jusque là, c'est sa spécificité qu'il faut reconnaître et protéger.
C - Il faut développer la formation professionnelle, qui devra accompagner l'installation progressive des nouvelles technologies numériques dans le cinéma et permettre une évolution des métiers, sans oublier la formation des exploitants. Il est fondamental de favoriser l'accès des jeunes à la création. Cela me donne l'occasion de saluer la création récente de la Cinéfondation qui permet à de jeunes réalisateurs de tous pays de confronter leurs projets à des professionnels en dehors de leur pays d'origine.
D - Je souhaite aussi rappeler combien l'éducation du jeune public et tout particulièrement l'éducation à l'image, la sensibilisation aux richesses du patrimoine cinématographique mondial et l'éveil de la cinéphilie constituent des enjeux importants pour l'avenir. Il s'agit ni plus ni moins que de former les spectateurs de demain, de leur donner le goût du cinéma, de tous les cinémas. En France, l'école s'est déjà engagée dans cette voie à travers de multiples expériences qu'il faut développer. Et, je souhaiterais que la télévision, tout particulièrement la télévision publique, fasse place à des émissions allant dans ce sens.
E - Enfin, la circulation des oeuvres est un enjeu de la plus haute importance. Comme a eu l'occasion de le dire, Youssef Chahine, " ... Cannes ! ... et la rencontre avec l'autre... celui qui est venu aussi de son coin du monde pour nous enrichir de son expérience... et de sa différence. "
Vous avez raison de dire que le cinéma est un art mondial. La sélection 2000 du Festival témoigne de cette vitalité, par son ouverture à des cinéastes comme IM Kwon Taek, qui va représenter la Corée en compétition pour la première fois depuis l'origine du Festival.
Voilà brièvement énoncés, quelques éléments d'une politique du " cinéma à-venir". Il ne m'appartenait pas aujourd'hui de dresser devant vous une vision du cinéma de demain : cette réponse incombe en priorité aux créateurs. Il m'appartenait plutôt de dire comment à mes yeux l'Etat doit accompagner ces évolutions. J'espère sur ce point avoir contribué à nourrir vos débats dont j'attends avec intérêt les conclusions.
Je vous remercie de votre attention et vous souhaite d'excellents travaux.
(source http://www.culture.gouv.fr, le 15 mai 2000)