Déclaration de M. Lionel Jospin, Premier ministre, sur la défense de la diversité culturelle et sur le bilan de la présidence française de l'Union européenne dans le domaine de la culture, Paris le 2 décembre 2000.

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Circonstance : Clôture des rencontres de la Fondation Jean Jaurès sur le thème "Les chemins de la création européenne", à Paris, Cité de la musique, le 2 décembre 2000

Texte intégral


Monsieur le Président du Conseil des ministres, Cher Massimo,
Monsieur le Premier ministre, Cher Pierre,
Messieurs les ministres,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
Les deuxièmes rencontres de la Fondation Jean JAURES nous offrent l'occasion d'une réflexion commune, pour tenter de penser ensemble le devenir de la culture en Europe. Tout au long de cette journée, vous avez exprimé le souhait que cette question soit portée au cur des débats de la construction européenne. Je suis d'autant plus sensible à ce souhait que la France, qui cherche à promouvoir au sein de l'Union une certaine idée de la culture, achève d'exercer la présidence du Conseil. L'initiative prise par les responsables de la Fondation Jean JAURES présidée par Pierre MAUROY, en liaison avec la Fondation Friedrich EBERT et l'association EUROPARTENAIRES, présidée par Jean-Noël JEANNENEY est donc particulièrement bienvenue. Qu'ils en soient ici remerciés. Je me réjouis par ailleurs de la présence parmi nous de Massimo D'ALEMA, ainsi que de celle de quatre ministres européens de la culture.
Les " chemins de la création " -pour reprendre le titre de votre colloque- sont d'abord ceux qui mènent au plus secret du travail du créateur, artiste ou intellectuel. Il revient au critique ou au philosophe, aux artistes eux-mêmes parfois, de dire le sens de ces chemins obscurs. " Je ne cherche pas, je trouve ", déclarait à ce propos PICASSO, pour couper court à la question, qui relève autant du mystère que de l'analyse.
D'autres chemins, plus visibles, lient la création et la sphère du politique en Europe, et ce depuis l'Antiquité. Pourrions-nous admirer aujourd'hui les uvres de MICHEL-ANGE et de BRAMANTE, s'il n'y avait eu JULES II ? Peut-on évoquer les pièces de MOLIERE ou les vers de RACINE sans penser à Louis XIV ? Les temps modernes ont infléchi cette relation entre le créateur et le politique. L'expérience historique des totalitarismes, sur notre continent, nous amène à modifier la perspective dans laquelle s'inscrivent les rapports nécessairement complexes entre " les arts et les lettres " et l'Etat. Au cur de la création culturelle, et quel qu'en soit le support, la liberté doit être première. Liberté de la pensée, liberté du geste, si provocateur soit-il. Là où cette liberté est entravée, ou étouffée, là commence à mourir la démocratie. Bien des créateurs ont certes trouvé la force de résister. L'histoire est riche d'uvres qui sont, en elles-mêmes, des actes de résistance aux différentes formes de dictature. Mais l'artiste ou l'intellectuel ne s'épanouit que dans la liberté de création. Il appartient au politique d'en être le garant. Les oeuvres de l'esprit sont un des contre-pouvoirs indispensables dans une démocratie. Cette tension féconde entre les créateurs et le pouvoir politique a contribué à modeler le visage de l'Europe. En effet, l'Union européenne n'est pas seulement une construction économique.
L'Europe est aussi une uvre de l'esprit.
L'unité de notre continent naît de la diversité des expériences culturelles et spirituelles qui en sont le ciment. L'héritage commun de l'Europe est celui-là même qui, du Moyen-Age aux Temps modernes, lie échanges et découverte de la diversité. C'est cette histoire nourrie par des diversités politiques et philosophiques que nous poursuivons. C'est dans cette tradition européenne de l'échange et du dialogue que nous nous inscrivons. De ce point de vue, les échanges culturels et linguistiques entre jeunes européens, les programmes communautaires permettant aux étudiants européens de réaliser une partie de leurs études dans un autres pays de l'Union doivent être soutenus et développés. Il faut développer l'apprentissage des langues d'Europe dès l'école primaire.
Parce que l'héritage européen est celui de la pluralité, la diversité des cultures est notre bien commun et doit être préservée. Il nous faut lutter contre la menace de l'uniformisation qui signifierait un appauvrissement de l'Humanité, le renoncement à la complexité de nos mémoires, et, à terme, l'effacement de nos identités respectives. Nous défendons le modèle européen dans cet esprit, animés par le souci de protéger notre patrimoine commun, hérité de notre histoire, et de favoriser l'épanouissement des créations.
C'est là un des buts de la " Charte des droits fondamentaux ". L'article 13 rappelle le principe de la liberté de création ; l'article 22 souligne l'attachement de l'Union à la diversité culturelle, religieuse et linguistique. Ce faisant, la Charte consacre l'Union comme un espace où les créateurs, dans la diversité de leurs traditions et de leur génie, ont pleine légitimité à s'affirmer. Par la variété de vos origines et la singularité de vos uvres et de vos créations, vous êtes, Mesdames et Messieurs, les témoins de cette diversité.
Au cours de cette journée, vous avez émis le voeu de faire de la culture un fondement de l'édifice européen. Vous avez souvent regretté que ce volet essentiel apparaisse encore comme secondaire. Je partage très vivement l'aspiration que vous avez exprimée. Je ne crois pas qu'il faille déplorer la manière dont l'Europe s'est construite, dans une démarche qui a conduit, au contraire d'un mot attribué à Jean MONNET, à ne pas commencer par la culture. Il était indispensable, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, où l'Europe fut le premier théâtre au monde de l'horreur érigée en système, et face à la division que l'on croyait alors durable entre l'Est et l'Ouest, de parer au plus pressé. Il fallait cimenter au plus vite cette partie de l'Europe demeurée libre, en évitant de retomber dans les vieilles ornières des nationalismes. Nous avons donc commencé par le charbon et l'acier, qui avaient été les bases de l'industrie de guerre, et les cinquante dernières années démontrent que nous avons eu raison de bâtir un Marché commun, puis une Union économique et monétaire.
Cependant, la perspective du renforcement des liens entre les pays de l'Union, tout comme celle de son élargissement, rendent indispensable une réflexion sur la nature de l'Europe que nous voulons construire. Cette Europe est maintenant une Europe de paix. Une Europe où la liberté de circulation sous toutes ses formes est assurée. Elle doit être aussi, nous y sommes particulièrement attachés, une Europe sociale, c'est-à-dire une Europe de solidarité. Mais elle doit être avant tout une Europe consciente de son identité et de sa responsabilité. Comme le disait l'an dernier devant le Sénat le Président Vaclav HAVEL, ce dont nous avons besoin, c'est d'une Europe responsable : " c'est au moment où nous regardons le visage de l'autre que naît le sentiment de responsabilité pour le monde. J'estime que c'est de cette tradition spirituelle que l'Europe devrait se souvenir pour découvrir l'existence de l'Autre et pour assumer cette responsabilité fondamentale qui n'arborera plus jamais le visage présomptueux d'un conquérant mais le visage humble de celui qui prend la croix du monde sur son dos ".
Consciente de cette responsabilité, la France plaide pour une action résolue en faveur de la culture au niveau européen.
La dimension culturelle de l'Europe n'a été reconnue que récemment par l'Union : " la Communauté contribue à l'épanouissement des cultures des États membres, dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l'héritage culturel commun " déclare le Traité de Maastricht. Le Traité d'Amsterdam a complété cette affirmation en précisant : " la Communauté tient compte des aspects culturels dans son action au titre d'autres dispositions du présent traité, afin de respecter et de promouvoir la diversité de ses cultures ".
Dans les enceintes internationales comme au sein de l'Union, la France s'attache à faire partager une conviction profonde : permettre à la création de se développer et de s'épanouir, ce n'est pas seulement garantir et assurer la liberté du créateur.
C'est aussi agir de manière active pour préserver la culture dans l'univers marchand. Depuis plusieurs années, les gouvernements français successifs se sont battus pour défendre l'idée selon laquelle la culture n'était pas une marchandise, ni même les biens culturels des biens comme les autres. Nous avions, d'un terme un peu technique, appelé ce combat celui de " l'exception culturelle ". Cette notion a parfois été mal comprise. " Exception culturelle " signifie simplement que l'art et la culture ne peuvent pas être traités dans les négociations internationales comme le sont des marchandises indifférentes à la nationalité de leurs producteurs, et qui n'ont pas cette essence particulière. En revanche, un film, une uvre audiovisuelle, un livre sont de nature différente, en tant qu'ils sont porteurs de valeurs. Ils doivent donc être traités différemment. Voilà pourquoi nous demandions pour la culture que soit faite une exception. Il faut absolument nous battre pour éviter que la création de demain ne soit tout entière tournée du côté de l'industrie du divertissement.
Telle est, Mesdames et Messieurs, la conception que nous tentons de faire prévaloir dans les instances européennes et mondiales : celle d'une légitimité de l'intervention de l'État -ou plus généralement des acteurs publics- pour défendre et protéger la diversité culturelle.
En ce qui concerne le cinéma, la France a mis en place et organisé cette intervention et cette protection depuis plus de cinquante ans, par l'intermédiaire du Centre National de la Cinématographie. Elle l'a largement étendue à d'autres champs culturels grâce à l'action d'André MALRAUX à la tête du ministère de la Culture. Elle l'a amplifiée depuis 1981 sous l'impulsion conjointe du président François MITTERRAND et du ministre de la Culture, Jack LANG. L'essor du spectacle vivant, la diversité des talents doivent beaucoup à cette action résolue des pouvoirs publics. A travers les divers systèmes d'aides qu'il met en place, il revient à l'État de corriger les effets du marché pour permettre à une création authentique et diversifiée de toucher les plus larges publics.
Au-delà de l'État, il est d'ailleurs essentiel que l'ensemble de la communauté nationale se mobilise pour mieux assurer la vie professionnelle des créateurs. Cela passe par un effort partagé pour permettre aux créateurs et aux acteurs de la vie artistique de travailler dans ce secteur avec une relative tranquillité d'esprit. Notre régime social reconnaît ainsi la spécificité des professions du spectacle en garantissant l'assurance chômage des intermittents. Je l'ai dit à Avignon l'été dernier. Je profite de l'occasion qui m'est donnée aujourd'hui pour réaffirmer l'attachement profond du Gouvernement à ce régime, condition de la vie culturelle au sein de notre pays. Nous veillerons à ce que, dans le cadre créé par la nouvelle convention d'assurance-chômage en cours de procédure d'agrément, ce régime soit préservé.
Ce combat contre l'uniformisation culturelle, nous essayons de le faire partager à l'ensemble de nos amis européens. Je sais que certains d'entre vous ont pu, au cours de cette journée de réflexion, faire part de leurs inquiétudes à ce sujet. Il est vrai que, pour le moment, l'Europe semble aborder beaucoup de ces questions à travers le seul prisme du droit de la concurrence : les aides publiques à la télévision, les mécanismes d'aides au cinéma, les accords transfrontaliers sur le prix unique du livre sont examinés par la direction générale en charge de la concurrence au regard des seules exigences de la libre circulation des marchandises. La France n'est pas, par principe, hostile à cette intervention du droit de la concurrence dans la sphère culturelle, intervention dont je remarque au demeurant qu'elle est souvent provoquée par des plaintes émanant des acteurs du champ culturel eux-mêmes. Nous croyons aux vertus de la concurrence, lorsqu'elle permet d'enrichir l'offre culturelle et d'éviter les abus de position dominante. Mais parce que la culture ne relève pas exclusivement de la sphère marchande, nous restons fermement opposés à une analyse purement économique de la création. Nous pensons donc que la régulation et le respect du pluralisme sont et demeurent plus que jamais nécessaires.
L'élargissement des champs de la création a conduit à une interpénétration toujours plus étroite de la sphère marchande et de la culture, et rendent parfois difficile la définition d'une frontière. De façon plus préoccupante, nous assistons aujourd'hui à une exploitation toujours plus agressive des ressources culturelles, niées dans leur singularité et réduite à des fonctions de pur divertissement. Le danger vient d'une confusion grandissante entre ce qui relève de l'échange de biens de consommation, si ludiques soient-ils, et de ce que, nous autres européens, persistons à penser et à vivre comme des valeurs, fondatrices de notre civilisation. Il est de notre devoir de mettre un terme à cette confusion, qui porte en elle le risque, majeur, d'une absorption totalisante de la sphère culturelle par la sphère économique.
L'Europe ne doit pas se tromper d'analyse ni se laisser mettre sur la défensive. Le protectionnisme en matière culturelle n'existe plus depuis longtemps. En France, plus de 60 % des entrées au cinéma concernent des films venus des Etats-Unis. Ailleurs en Europe, elles atteignent parfois 80 %. C'est de la préservation de la création européenne et des créateurs dont il est ici question, c'est leur droit à exister qui est menacé.
Face à l'uniformisation de l'offre, nous sommes convaincus que seules des actions positives permettront de défendre nos cultures. L'enjeu est de taille : il ne s'agit de rien de moins que d'affirmer, face à l'essor des communications de masse et à l'émergence d'un monde multipolaire, notre identité d'européens. Si les deux derniers siècles ont vu l'émergence et la victoire des combats pour les droits sociaux, universellement consacrés par la déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, il ne fait pas de doute que le début de ce nouveau siècle sera celui de la lutte pour les droits culturels.
Mesdames et Messieurs,
Malgré les difficultés que rencontre encore la France à faire comprendre le sens de son action sur ce point, je ne suis pas pessimiste. La prise de conscience de l'importance de ces enjeux progresse en Europe. Je crois que les idées ont beaucoup avancé et votre colloque d'aujourd'hui en est un témoignage marquant. Les progrès enregistrés de ce point de vue sous la présidence française, grâce notamment à la force de conviction et à la ténacité de la ministre de la Culture et de la Communication, Catherine TASCA, montrent que la volonté politique, dans ce domaine comme dans d'autres, peut beaucoup. Un plan " MEDIA ", doté de 400 millions d'euros, destiné à favoriser la circulation en Europe des oeuvres cinématographiques et audiovisuelles a été adopté lors du dernier Conseil des ministres de la culture européen. Le précédent, je le rappelle, n'était que de 310 millions d'euros. La résolution destinée à défendre le principe des aides au cinéma, celle qui réaffirme le droit des Etats à défendre leurs réseaux de librairie par des lois sur le prix unique du livre sont autant de signes que l'Europe accepte peu à peu l'idée qu'il est légitime de consacrer plus de ressources aux échanges entre les cultures européennes. En défendant nos singularités, contre la menace de l'uniformisation, nous défendons la qualité de l'environnement culturel et humain dans lequel nos enfants vont avoir à vivre. Des solutions sont en préparation, quant à la question, cruciale pour les créateurs, de la défense du droit d'auteur dans l'environnement numérique de demain. La France y a pesé de tout son poids.
Mesdames et Messieurs,
Les " chemins de la création " sont assurément mystérieux. Ils relèvent pour une part de cette " grâce " qui saisit l'artiste au moment où il crée son uvre. Les uvres de l'esprit sont un don, d'une absolue gratuité, au monde dans son entier. Depuis qu'à commencé l'ère du monde fini, la crainte de voir cette grâce disparaître au profit d'un univers uniforme et aseptisé se fait jour ça et là. Elle n'est pas sans fondement. Au-delà même de l'Europe, le combat pour la diversité culturelle peut être et doit être un combat partagé : ni l'Afrique, à laquelle nous sommes profondément liés, ni l'Asie, où l'art prend aujourd'hui une vitalité nouvelle, comme en témoigne le renouveau de son cinéma, ni les Amériques n'entendent rompre avec leur histoire, avec leurs langues, avec leurs traditions. Le monde globalisé n'est souhaitable que s'il est celui des échanges culturels, non de la victoire d'une seule culture sur les autres.
L'Union européenne a un rôle central à jouer dans ce combat. Parce qu'elle est le berceau des arts et de la civilisation occidentale, parce qu'elle est riche d'une histoire et d'un patrimoine singulièrement féconds, nourris d'une multiplicité d'échanges. Mais aussi parce qu'elle porte, aux regards des générations futures, la responsabilité de l'Europe de demain. A nos enfants nés avec cette Europe, nous ne devons pas seulement transmettre des outils de connaissance et des moyens d'adaptation aux nouvelles réalités économiques et technologiques. Nous avons à leur léguer ce qui constitue l'essentiel de notre patrimoine : notre identité. L'identité de l'Europe s'incarne dans les valeurs universelles de liberté, de partage et de tolérance comme dans les uvres de création qui jalonnent son histoire. L'identité de l'Europe s'enracine également et entend se prolonger dans des territoires d'une infinie diversité. Elle est le lien qui nous constitue, par-delà nos différences et nos frontières, comme communauté humaine.
( source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 8 décembre 2000)