Déclaration de Mme Marylise Lebranchu, ministre de la justice, sur le projet de loi organique modifiant les règles applicables à la carrière des magistrats, au Sénat le 22 novembre 2000.

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Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
Le projet de loi organique modifiant les règles applicables à la carrière des magistrats, qui est aujourd'hui soumis à l'examen de votre Haute assemblée, est à la fois limité dans son objet et important par sa portée.
La revalorisation et la simplification du déroulement de la carrière des magistrats de l'ordre judiciaire sont en effet devenues indispensables, pour mettre fin à une situation injuste de blocage de l'avancement tout en favorisant la mobilité.
1 Un rapide état des lieux de la magistrature judiciaire permet de s'en convaincre.
Il y a aujourd'hui 6.882 magistrats. Je tiens à souligner à cette occasion que la parité est une réalité dans la magistrature, qui compte 3.413 femmes et 3.469 hommes !
Ces magistrats exercent à la Cour de cassation, dans 35 cours d'appel, 181 tribunaux de grande instance, 5 tribunaux de première instance et 473 tribunaux d'instance.
257 autres magistrats sont placés en position de détachement.
Or la structure du corps judiciaire est à la fois complexe et source de blocage des carrières :
*à la base, ou "second grade", il y a 3892 emplois, soit près de 58 % du corps
*au grade d'avancement, ou "premier grade", 2480 emplois, soit environ 37 % du corps
*enfin au sommet, des emplois "hors hiérarchie" en nombre très limité, 349, soit à peine plus de 5 % du corps.
Cette structure d'emplois crée un véritable "goulot d'étranglement" dans le déroulement de la carrière des magistrats. Une majorité d'entre eux ne peut en effet dans ces conditions accéder à un rang auquel la commission d'avancement, qui apprécie les mérites professionnels des magistrats, les a cependant reconnus aptes.
Les chiffres sont éloquents : de 654 en 1995, le nombre de magistrats inscrits au tableau d'avancement et donc en attente de promotion est passé à 1132 en 2000. Dans le cadre de l'actuel statut, et en tenant compte des projets de mouvement en cours de réalisation, ce sont plus de 800 magistrats inscrits au tableau d'avancement qui ne pourront réaliser cette année leur promotion, soit les 3/4 des inscrits.
Compte tenu de la structure démographique du corps, ce nombre ne ferait qu'augmenter dans les années à venir, si aucune mesure n'était prise pour mettre fin à cette situation d'injustice.
2. Objectifs
Le présent projet de loi organique poursuit deux objectifs complémentaires :
* tout d'abord revaloriser et simplifier le déroulement de la carrière des magistrats
* mais aussi favoriser la nécessaire mobilité des magistrats.
La revalorisation des carrières, c'est d'abord un effort budgétaire historique.
C'est une réforme d'envergure et sans précédent depuis plus de 40 ans. Le Gouvernement a décidé d'y consacrer une somme totale de 177 MF par an. Je rappelle que le précédent plan de revalorisation des carrières, initié en 1991, a porté sur une somme totale de 58 MF : c'est donc un effort financier de la Nation trois fois supérieur qui va être réalisé.
Il s'agit d'une réforme attendue depuis très longtemps. Il est en effet naturel que la reconnaissance du travail effectué par les magistrats trouve son expression dans le déroulement des carrières individuelles.
C'est la réparation d'une injustice, en comparaison avec d'autres grands corps de l'Etat. A cet effet, le présent projet de loi organique aligne le déroulement de la carrière des magistrats judiciaires sur celle des magistrats administratifs et financiers.
Il convient en outre de rendre plus attractive la carrière des magistrats judiciaires, dans la mesure où l'institution judiciaire doit être à même de concurrencer dans son recrutement le privé et d'attirer à elle les meilleurs éléments pour exercer des fonctions qui sont au coeur de l'impartialité de l'Etat.
Je voudrais aussi rappeler que la justice a fait face en 20 ans à une augmentation considérable des contentieux, que chacun connaît, avec des moyens humains qui n'ont pas été accrus dans des proportions identiques.
C'est pourquoi le Gouvernement a fait de la création des postes de magistrats une des priorités essentielles de la rénovation de l'institution judiciaire qu'il a entreprise.
Ainsi est-il prévu au PLF 2001 la création de 307 postes de magistrats. En quatre ans, 729 emplois de magistrats judiciaires ont été créés, c'est-à-dire plus que dans la période 1981-1997.
Premier objectif de la réforme, la simplification du déroulement de la carrière des magistrats s'articule autour de trois axes principaux :
- Premier axe : c'est l'inversion de la répartition des emplois entre le premier et le second grade.
Après la réforme, le grade de base ne comprendra plus que 28% de l'ensemble des magistrats, contre 58 % aujourd'hui. En revanche, 62% des magistrats contre 37% actuellement relèveront du premier grade, c'est-à-dire, globalement, près de deux magistrats sur trois.
Cette modification radicale de la structure du corps judiciaire permettra d'assurer sans délai un déblocage des carrières, mais aussi de garantir pour l'avenir un avancement fluide à chaque magistrat jugé digne de l'obtenir.
Deuxième axe : le doublement du nombre des postes hors hiérarchie.
Il s'agit des plus hauts postes de la magistrature. Leur nombre passera de 349 à 663, pour représenter environ 10% de l'ensemble des emplois.
Cette "aspiration" vers le haut des carrières aura des retentissements sur la situation de l'ensemble des magistrats.
Elle permettra en effet de "fluidifier" également les avancements en évitant de recréer, à un niveau supérieur, les obstacles qui sont actuellement ceux du passage au premier grade.
C'est l'objet de l'article 2 de ce projet, qui élève à la hors hiérarchie tous les emplois de président de chambre et d'avocat général dans les cours d'appel, offrant ainsi en province des débouchés jusqu'alors presque exclusivement réservés à la région parisienne.
Par ailleurs la liste des emplois hors hiérarchie dans les tribunaux de grande instance, désormais fixée par décret en Conseil d'Etat en fonction de critères prévus par la loi organique, sera également élargie.
Troisième et dernier axe : la suppression des groupes de fonctions dans le premier grade.
L'article 1er du projet supprime cet obstacle que constitue, au sein du grade d'avancement, l'existence de deux groupes, la promotion au groupe supérieur s'effectuant actuellement au choix. Une simplification de même nature était d'ailleurs intervenue dès 1992 pour le grade de base, au sein duquel les groupes avaient été fusionnés.
Concrètement, cela signifie que tous les magistrats du premier grade ont vocation à voir leur classement indiciaire terminal relevé à l'échelle B. D'autre part, l'ancienneté nécessaire pour prétendre à une inscription au tableau d'avancement sera réduite de 10 ans à 7 ans.
Ainsi non seulement les magistrats pourront enfin accéder à un statut indiciaire revalorisé, mais encore ils y accéderont plus rapidement et sans les blocages actuels.
A titre indicatif, l'accès à l'échelon terminal B au lieu de l'échelon terminal A représente un gain net mensuel d'environ 3.500 francs par mois, primes comprises, et la fin de carrière au nouveau premier grade représente un gain mensuel de 8.500 francs par mois par rapport à la fin de carrière actuelle du second grade.
Mais cette revalorisation reste subordonnée à la nomination du magistrat dans un nouveau poste, au premier grade ou en hors hiérarchie, et sera à chacune de ces étapes assortie d'une exigence de mobilité.
Car le second objectif de la réforme, c'est la mobilité des magistrats. Elle est encouragée par de nouvelles exigences statutaires :
La mobilité du corps judiciaire est essentielle. Nécessaire à l'enrichissement du parcours professionnel du magistrat, la mobilité géographique et fonctionnelle est aussi une condition fondamentale de son impartialité. Elle est enfin indispensable à une gestion dynamique de l'institution judiciaire, propre à favoriser les pratiques nouvelles.
Cette nécessaire mobilité est favorisée par deux dispositions de ce projet.
L'article 1er prévoit ainsi qu'un magistrat ne pourra être promu au premier grade dans une juridiction où il est affecté depuis plus de cinq ans.
Cette disposition, rapprochée de l'ancienneté minimale de sept ans pour l'inscription au tableau d'avancement, signifie concrètement que pour accéder à un poste du premier grade tout magistrat devra avoir changé de juridiction au moins une fois avant la réalisation de son avancement, ou effectuer ce changement lors de la réalisation de son avancement.
L'article 3 pose une autre condition de mobilité, cette fois pour l'accès aux emplois hors hiérarchie, puisque nul ne pourra y être nommé sans avoir au préalable occupé deux postes du premier grade dans deux juridictions différentes.
Des mesures transitoires d'application sont naturellement nécessaires, et c'est notamment l'objet de l'article 6 du projet en ce qui concerne l'accès à la Cour de cassation des présidents de chambres et avocats généraux de cour d'appel.
Votre commission des Lois a elle-même proposé par voie d'amendement d'autres dispositions transitoires ou de clarification des dispositions du projet, à l'esprit desquelles le Gouvernement est tout à fait favorable.
En revanche, d'autres amendements de votre Commission des Lois sont à mon sens étrangers à l'objet du texte aujourd'hui débattu. Je pense en particulier aux dispositions qui tendent à modifier la procédure et les sanctions disciplinaires, ou encore à limiter la durée de l'exercice de certaines fonctions.
Je tiens en effet à rappeler que le texte, examiné par votre Haute-Assemblée, est limité aux dispositions strictement nécessaires à la mise en oeuvre du déroulement de la carrière des magistrats judiciaires. Le Gouvernement a lui-même renoncé à y inclure certaines dispositions par ailleurs utiles mais sans lien direct avec l'unique objet de ce texte.
Ce texte en discussion ne constitue donc pas un démembrement de l'avant-projet de réforme statutaire élaboré dans la perspective de l'adoption par le Congrès du projet de loi constitutionnelle relatif au Conseil supérieur de la magistrature.
Cet avant-projet avait une cohérence :
renforcement de l'indépendance des magistrats, et son corollaire en terme de responsabilités.
Mais aussi, modernisation de la gestion de l'institution judiciaire
et ouverture, par la diversification de son recrutement, du corps des magistrats.
Je ne pourrai donc que, dans ce souci de cohérence, m'opposer aux amendements de votre Commission des Lois, mais aussi à ceux déposés par MM. HAENEL, GELARD, ANDRE et par Mme BORVO. J'y reviendrai au cours de la discussion du texte.
Je mesure, aujourd'hui votre "frustration" au regard de la teneur limitée du texte qui vous est proposé. Ce n'est pas une grande réforme du statut de la magistrature. Mais, le Gouvernement ne porte pas la responsabilité politique de l'absence de saisine du Congrès.
Cependant faisons le pari de l'avenir, dès l'adoption par le Congrès du Projet de Loi Constitutionnelle, nous pourrons travailler ensemble, je le souhaite, à une réforme en profondeur du Statut de la Magistrature.
Je sais aussi que le texte que je vous propose aujourd'hui n'a pas la prétention d'apporter une réponse à l'ensemble des défis auxquels la Justice, ni même la seule magistrature, est aujourd'hui confrontée. Mais il doit permettre d'apporter sans retard une solution juste et équilibrée à la situation de blocage que connaît aujourd'hui la magistrature judiciaire. Je ne doute pas que vous partagez cet objectif.

(source http://www.justice.gouv.fr, le 21 novembre 2000)