Déclaration de M. Alain Juppé, Premier ministre, sur la parité entre les femmes et les hommes, et sur les missions de l'Observatoire de la parité entre les femmes et les hommes, Paris le 19 octobre 1995.

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Circonstance : Installation de l'Observatoire de la parité entre les femmes et les hommes, Paris le 19 octobre 1995

Texte intégral

Mesdames les Ministres,
Madame le Rapporteur Général,
Mesdames et Messieurs les membres de l'Observatoire,
Mesdames, Messieurs,
Je suis particulièrement heureux de procéder avec vous aujourd'hui à l'installation de l'Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes.
Comme vous le savez, il s'agit de la concrétisation d'un engagement pris par Monsieur le Président de la République durant la campagne électorale et que beaucoup d'entre vous ici présents ont appelé de leurs vux depuis plusieurs années.
Le combat pour la parité entre les femmes et les hommes est, en effet, pour le gouvernement, un enjeu essentiel. Car j'ai pleinement conscience que l'on ne construira une société plus juste et je serai tenté de dire plus civilisée, pour reprendre le mot de Stendhal, que si l'on parvient à une égalité réelle entre les femmes et les hommes.
Or vous le savez, dans notre société, c'est partout l'inégalité entre les femmes et les hommes qui est la règle.
C'est pour inverser cette logique que l'on ne peut plus accepter, que j'ai décidé d'installer auprès de moi un Observatoire de la parité dont la mission sera de fournir au Chef du gouvernement des informations et des propositions pour conduire dans la durée une politique visant à instaurer dans les faits la parité entre les femmes et les hommes.
Mais avant d'en venir à vos missions, je voudrais m'arrêter sur la situation des femmes dans notre pays et sur les obstacles qu'il faudra surmonter pour parvenir à la parité.
Aujourd'hui, si l'on cherche à résumer cette situation: l'égalité des droits a été conquise de haute lutte mais dans les faits, c'est l'inégalité qui est la règle.
1. La conquête de l'égalité des droits a été une étape fondamentale. Elle a été franchie au terme d'un long combat sur lequel je souhaiterais faire un bref retour, car il permet de comprendre en grande partie les blocages d'aujourd'hui.
Pour le Code Napoléon, "la femme doit obéissance à son mari", le mari administre seul la communauté des biens, il exerce seul la puissance paternelle sur les enfants et choisit le lieu du domicile conjugal. La femme est, pour reprendre le mot de Bonaparte "la propriété de l'homme comme l'arbre fruitier est celle du jardinier".
A partir d'un tel point de départ, on comprend que la marche vers l'égalité des droits ait pu être longue et difficile. Rappelons-en les étapes essentielles.
En matière de droit civil d'abord, c'est en 1905 que la femme se voit reconnaître le droit de témoigner et d'ester en justice sans le consentement de son mari.
Le divorce, institué sous la Révolution, est interdit en 1816. Son rétablissement ne se fera qu'en 1884, sous certaines conditions - très restrictives - et il faudra attendre 1975 pour que le divorce par consentement mutuel soit autorisé.
En matière d'enseignement, il faudra attendre 1924 pour qu'un décret instaure un programme identique pour les filles et les garçons dans le secondaire, ce qui aura pour conséquence l'équivalence des baccalauréats, et 1975 pour que la loi sur l'éducation instaure l'obligation de mixité de l'enseignement dans tous les établissements publics.
En matière de droit au travail, c'est seulement en 1907 qu'une femme mariée pourra disposer de son salaire et il faudra encore attendre près de 60 ans pour qu'elle puisse, grâce à la réforme des régimes matrimoniaux, exercer une activité professionnelle sans le consentement de son mari.
Il a fallu également attendre les lois de 1972 sur l'égalité de rémunération entre hommes et femmes, et la loi de 1983 sur l'égalité professionnelle pour que notre droit du travail consacre l'égalité des traitements entre les hommes et les femmes.
Enfin, je terminerai bien sûr le rappel de ces étapes par la question de la citoyenneté des femmes qui me paraît hautement symbolique.
Si les femmes ont été très actives durant la Révolution Française, la Constitution de 1793 les exclut du droit au suffrage annoncé comme universel et en 1795 elles sont interdites d'activité politique !
Ainsi, il a fallu attendre le Général de Gaulle, en 1945, pour que les femmes deviennent des citoyennes à part entière.
2. C'est au terme de cette longue marche, que les femmes ont obtenu les mêmes droits que les hommes dans notre pays. Mais, comme je viens de le souligner, et c'est le cur du débat actuel sur la parité, partout dans notre société, c'est l'inégalité qui domine.
Un exemple a frappé l'opinion publique durant la campagne présidentielle, c'est bien sûr celui de l'accès des femmes à la représentation nationale. Il est, en effet, symptomatique de l'immobilisme de notre société. La première Assemblée élue après la Libération comptait 33 femmes sur 545 députés. L'Assemblée nationale élue en 1993 : 35 sur 577. En pourcentage, nous sommes ainsi passés en 50 ans de 6,05 % à 6,06 % et entre ces deux dates, le pourcentage a oscillé entre 1,5 % et 5 %.
Mais l'inégalité ne se limite pas, hélas, à la représentation nationale. Elle est la réalité partout ailleurs.
Seulement 5 % de femmes siègent dans les conseils d'administration des grandes entreprises, aucune n'a encore pu accéder à la présidence d'une des 200 premières entreprises françaises.
La place des femmes dans le processus de décision publique est à l'image de sa place dans le corps électoral. Bien qu'étant majoritaires, les femmes restent quasi absentes des plus hautes responsabilités de l'État. Ainsi, malgré un doublement de leur pourcentage durant la dernière décennie, elles n'occupent aujourd'hui que 10 % des emplois dans les grands corps de l'État.
Dans le monde du travail, la situation n'est guère meilleure.
L'égalité des droits, acquise dans les textes, en particulier dans le domaine professionnel, n'apparaît nullement dans la réalité.
Les femmes représentent, il est vrai, 44 % de la population active. Et pourtant :
- elles sont cantonnées dans certains emplois et certaines professions, en particulier dans le domaine social : instituteurs, infirmières, assistantes sociales, employées... La catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures et intermédiaires ne compte encore qu'1/3 de femmes ;
- les écarts de salaires persistent : en moyenne, de l'ordre de 15 % à qualification et poste égal ;
- les femmes sont davantage frappées par le chômage que les hommes: avec un différentiel de l'ordre de 5 points, qui n'a guère bougé depuis 1974.
Enfin, et c'est un problème que l'on aborde trop peu, la vie privée des femmes est marquée aussi par l'inégalité et les difficultés du quotidien. Pour la femme qui travaille notamment, c'est une "seconde journée" qui commence une fois le pas de la porte du foyer franchi.
Les tâches ménagères sont encore considérées par beaucoup trop d'hommes comme réservées aux femmes. Une campagne de sensibilisation à la télévision espagnole m'avait frappé l'an passé. On y voyait un couple marchant côte à côte et une horloge qui marque le déroulement du temps. Le mari marche librement alors qu'à chaque étape, la femme est de plus en plus chargée : un nouveau-né, un plateau de petit déjeuner, des ustensiles de ménage, les courses de la journée. Au terme du film, la femme s'épuise à essayer de suivre le rythme.
Mais au-delà de cette image de tous les jours, le foyer c'est parfois aussi le lieu de l'humiliation et de la violence dont les femmes sont trop souvent encore les victimes. On ne rendra ainsi jamais assez hommage aux associations qui ont su rompre la loi du silence sur ce douloureux problème face auquel la justice doit se montrer exemplaire. Enfin, les femmes sont aujourd'hui particulièrement touchées par les processus d'exclusion : chômage, perte de logement, problèmes de santé, isolement. Comme vous le savez, j'ai souhaité que la future loi cadre contre l'exclusion apporte une réponse à ces problèmes.
3. La tâche qu'il nous faudra accomplir pour parvenir à la parité entre les femmes et les hommes est donc très importante.
Avant d'aborder la démarche à suivre, il faut se poser d'abord la question de la stratégie à retenir. Une première voie consiste à créer dans notre droit ce que l'on appelle des quotas, notamment en politique.
Vous le savez, et au-delà des incertitudes juridiques au regard du droit communautaire, je ne suis pas favorable à cette méthode car elle repose sur une idée que je récuse : celle de l'incapacité des femmes à devenir dans les faits les égales des hommes.
Un dramaturge anglais, William Gibson, a dit : "les femmes sont des hommes comme les autres". Je crois que c'est effectivement ce que veulent les femmes : être traitées en égales et ce n'est pas la logique des quotas.
L'autre approche, qui est celle que le Président de la République a choisie, consiste dans une action concrète et dans la durée pour faire disparaître les unes après les autres les inégalités de fait entre les femmes et les hommes.
Pour cela, il faut agir sur les mentalités et les présupposés psychologiques, économiques et culturels qui sont à l'origine de ces inégalités.
Vous l'avez sûrement constaté, j'ai voulu montrer la voie en prenant douze femmes dans mon gouvernement. C'est certes un symbole, mais c'est surtout un message clair adressé au pays : il faut rompre avec les conservatismes qui nous ont trop longtemps privés de tout ce que les femmes peuvent apporter à la vie politique. Ainsi, si j'ai choisi ces femmes, ce n'est pas pour mettre des touches de couleur sur les photos prises sur les perrons des palais nationaux, mais c'est parce que j'avais besoin d'elles pour m'aider à réformer notre pays et le rendre plus juste et solidaire.
Mais il faut aussi conduire une nouvelle politique notamment en matière d'éducation et dans l'entreprise.
Notre système éducatif pousse encore nombre de jeunes filles à suivre des formations obsolètes et sans avenir qui les amènent sans qualifications utiles aux portes du chômage. L'Éducation Nationale doit donc entrer dans une politique de contrats d'objectifs pluriannuels, Académie par Académie, pour donner aux jeunes filles toute leur place dans les filières scientifiques et techniques où elles ne sont pas assez nombreuses. C'est la condition d'un réel changement en faveur des femmes, car les campagnes d'information ne suffisent pas : elles n'ont eu qu'un impact limité. Il faut aboutir concrètement et rapidement à la mixité des formations.
Et puis, il faut agir dans et par l'entreprise.
Il y a là matière à un nouveau dialogue entre partenaires sociaux, au niveau de l'entreprise et de la branche comme au niveau national interprofessionnel.
Ce qui est en jeu, ce n'est pas seulement le principe essentiel et à faire respecter avec intransigeance "à travail égal, salaire égal", mais bien : "à compétence égale, égalité des chances".
Nous ne pouvons en rester à seulement une trentaine de plans d'égalité professionnelle signés dans les entreprises depuis 1983. Le retard est inadmissible. Il doit être rapidement comblé.
C'est pour m'aider à conduire cette politique et pour institutionnaliser la question de la parité que j'ai décidé de placer auprès du Premier ministre un Observatoire de la parité entre les hommes et les femmes.
Madame CODACCIONI, en tant que ministre chargé des droits des femmes, vous présiderez l'observatoire. Vos convictions en ce domaine qui ont frappé, je le sais, l'ensemble des participants à la conférence de Pékin sont autant d'atouts pour cette nouvelle institution.
Madame le Rapporteur Général, chère Roselyne, il vous échoit la tâche de conduire au quotidien avec tous les membres de l'Observatoire les premiers pas de cet organisme.
Votre volonté, votre ténacité et votre compétence, vous ont conduite à être élue Conseiller Général en 1982, puis Conseiller Régional en 1986.
Élue à l'Assemblée Nationale en 1988, vous vous êtes spécialisée dans les affaires sociales et notamment dans la protection sociale et la lutte contre l'exclusion.
Plus récemment, votre souci de participer aux combats qui comptent vous a amenée à vous battre en première ligne sur les questions de l'emploi ; vous avez ainsi assumé la charge de rapporteur de la loi instituant le Contrat Initiative Emploi.
Vos convictions, votre caractère et votre expérience, vous allez désormais les mettre au service de toutes les femmes.
Ma chère Roselyne, vous êtes entourée, dans votre mission par 18 personnalités qui, à des titres différents, sont engagées dans le combat pour les droits des femmes.
J'ai voulu d'abord des représentantes et des représentants des associations parce que depuis toujours, celles-ci mènent un combat difficile pour les femmes tant au niveau national que local.
J'ai voulu aussi que l'Observatoire comprenne des chercheurs car il se doit de fonder sa réflexion et ses propositions sur des analyses approfondies de la situation des femmes dans notre société.
J'ai voulu également que l'Observatoire ancre sa dynamique dans le monde de l'entreprise et dans le monde du travail. Il s'agit là, comme le rappelait le Président de la République, "d'une autre terre de conquête pour les femmes".
Enfin, j'ai choisi d'autres personnalités qualifiées, élues, syndicalistes ou écrivains, qui, par ce qu'ils ont fait, ont montré que le combat pour les femmes est gagnable quelle que soit la vie que l'on choisit.
Je souhaite remercier vivement chacun des membres de l'Observatoire, d'avoir bien voulu accepter de participer à cette démarche. Car je le sais, mettre en place une nouvelle institution n'est jamais tâche facile.
Venons-en maintenant aux missions de l'Observatoire de la Parité.
1. Votre première mission sera d'alerter le gouvernement et l'opinion publique en mettant en lumière tous les domaines dans lesquels des actions s'imposent pour avancer dans la voie de la parité entre les femmes et les hommes. Vous devez donc, en quelque sorte, être les amplificateurs ou les censeurs de nos retards.
Vous pourrez pour cela vous appuyer sur les travaux de différents services de l'État, et notamment l'INSEE, l'INED, l'INSERM, le Conseil Supérieur de l'Égalité Professionnelle, le Conseil Supérieur de l'Information Sexuelle. Vous pourrez également commander des travaux d'études, en particulier dans le domaine des comparaisons internationales où beaucoup reste à connaître. Non pas par esprit d'imitation, bien sûr, mais parce que le pragmatisme et le souci d'efficacité commandent de ne pas négliger les leçons des expériences étrangères.
2. Il vous faudra aussi informer en profondeur l'opinion publique sur la situation des femmes dans notre pays.
Vous le ferez par un rapport général permettant de faire le point tous les deux ans sur l'évolution de la marche vers la parité dans notre pays ainsi que par les rapports thématiques que vous aurez décidé d'élaborer.
3. Votre troisième mission sera de donner des avis sur les projets de loi ou de règlement dont vous estimerez qu'ils ont une incidence sur les droits des femmes.
Je suis convaincu, en effet, qu'il faut, pour toute mesure à portée générale, se poser la question suivante : aura-t-elle les mêmes effets pour les femmes et pour les hommes ?
4. Enfin votre quatrième mission sera de proposer.
Il vous faudra ainsi faire toute recommandation et proposition afin de permettre au gouvernement de passer du constat à l'action en faveur de la parité.
Bien entendu, pour l'ensemble de ces missions, vous disposerez du service des droits des femmes.
Comme vous l'avez compris, j'attache une grande importance à la réussite de votre mission qui doit nous permettre de donner une réelle impulsion à la marche vers la parité entre les femmes et les hommes dans notre pays.
Mais l'action du gouvernement ne doit pas se limiter au seul champ national.
Beaucoup d'entre-vous reviennent ou ont suivi de très près les travaux de la IVe Conférence Mondiale sur les femmes à Pékin. Ces travaux ont montré que la lutte pour les droits des femmes dans le monde est un des combats essentiels de notre temps. La France, qui a toujours été à la pointe du combat pour les droits de l'homme sera, je m'y engage, à la pointe de ce combat qui va bien au-delà de la seule question des droits des femmes.
Car, j'en ai la profonde conviction, lutter pour l'égalité et la dignité des femmes, c'est agir pour la liberté de chacun.
Je vous remercie.