Interviews de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, à RFI le 16 et à TV5 le 18 décembre 2000, sur le traité de Nice sur la réforme des institutions communautaires, la relation franco-allemande, ainsi que l'image de M. Moscovici et la cohabitation dans l'exercice de la présidence française de l'UE.

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Média : Emission L'invité de la semaine - Radio France Internationale

Texte intégral

Interview à RFI le 16 décembre :
Q - Il y a une semaine à cette heure-ci, les quinze chefs d'Etat et de gouvernement et leurs ministres qui les accompagnaient, réunis à Nice, commençaient à travailler sur le fond de la réforme des institutions européennes, dans la perspective de l'élargissement de l'Union à 27. Près de 48 heures plus tard, un accord a été trouvé, un compromis qui règle les questions restées pendantes durant plusieurs années, mais de telle manière que les équilibres européens paraissent à certains bouleversés, que les processus semblent à d'autres s'être compliqués et que les uns et les autres parlent de manque de souffle, de projet sans âme. Les négociateurs, dont vous étiez, insistent sur le fait que désormais la porte est ouverte institutionnellement aux pays candidats. Avant d'analyser ce qui est acquis, ce qui reste à corriger ou à faire, revenons peut-être un peu sur cette négociation marathon conclue à Nice. Alain Louyot, rédacteur en chef à l'Express vous pose donc sur ce thème notre première question.
Monsieur le Ministre, à la veille du Conseil européen de Nice, vous insistiez sur le fait qu'il valait mieux pas d'accord du tout qu'un mauvais accord. A croire un certain nombre d'observateurs, ce serait un accord médiocre, un accord au rabais. Que pensez-vous de cet accord ?
R - Ce n'est pas mon sentiment. Je ne crois pas que l'on puisse, ni que l'on doive, parler d'accord au rabais. Je crois d'abord que le grand mérite de ce traité est d'exister. C'est vrai, j'ai lu des critiques, j'en ai entendu au Parlement européen quand je m'y suis rendu avec le président Chirac. Mais si on imaginait ce qui se serait produit si, au terme de ce Conseil européen qui a été le plus long de l'histoire, nous nous étions quittés au petit matin, non seulement fatigués, mais en plus défaits par un échec... N'oublions pas que l'idée européenne vacille, que les opinions s'interrogent, n'oublions pas que, dans un an, nous devons avoir l'euro comme monnaie, en espèces sonnantes et trébuchantes. N'oublions pas que la croissance européenne est là. Elle est notre capital, mais c'est un capital que nous devons conforter. Donc, il fallait ce traité. Par ailleurs, je ne crois pas que ce soit un traité médiocre, parce qu'il permet de répondre à ces deux objectifs : faire en sorte que l'Union européenne fonctionne mieux, car elle connaît des dysfonctionnements, des problèmes de décision aujourd'hui, et faire en sorte qu'elle puisse s'élargir. Je crois que l'élargissement aurait été - je cherche le mot - sans doute pas remis, mais compliqué, retardé. Donc, il fallait le faire. Je crois - je vais vous donner la formule qui résume tout, pour moi - que c'était le meilleur accord possible dans l'état actuel de l'Union.
Q - C'est-à-dire le plus petit dénominateur commun ?
R - Non, au contraire, le plus grand dénominateur commun, dans une Europe qui, aujourd'hui, voit des Etats à la fois très engagés dans cette construction européenne, mais en même temps, chacun ayant - je reprends ces mots parce qu'on en a beaucoup parlé pendant la discussion - une ligne rouge, des interdits. Chacun est venu dire : voilà, moi, j'ai mon Parlement, alors je ne peux pas faire ça, j'ai ma Constitution, ... C'est l'addition des lignes rouges qui fait que ce traité n'est pas aussi ambitieux que nous l'aurions souhaité. Mais alors à ce moment-là, nous étions confrontés à un choix, qui était soit de faire ce traité, qui est, encore une fois, le meilleur possible dans l'état actuel de l'Union, soit de nous dire qu'il y avait trop de lignes rouges et d'arrêter. Mais "on arrête" voulait dire aussi qu'on arrêtait l'expérience européenne telle qu'elle s'est déroulée jusqu'à présent. Notre jugement est que l'on peut continuer et que l'on doit continuer.
Q - Mais n'a-t-on pas un peu l'impression que l'on a évité les sujets qui fâchent, que l'on s'est plutôt entendus sur des sujets secondaires ? Il n'y a rien eu sur la fiscalité ou la sécurité sociale à cause de Londres. Pas grand chose sur l'immigration à cause de Berlin. Sur les biens culturels, on a fait attention, effectivement, à ne pas contrarier la France...
R - Vous n'allez pas vous en plaindre ?
Q - Non, mais finalement ne s'est-on pas entendu sur des choses qui étaient plutôt secondaires ?
R - Ne croyez pas que l'on ait évité les sujets qui fâchent. Nous en avons parlé. Nous ne sommes pas restés plus de trois jours enfermés dans une sorte de boîte avec quatorze confessionnaux, avec des discussions multiples, avec vingt-cinq interruptions de séance, pour ne pas parler des sujets qui fâchent. Simplement, n'oublions pas qu'un traité s'adopte à l'unanimité, que chaque article doit être adopté à l'unanimité. Si, par exemple, je prends le cas de la fiscalité ; jusque dans notre dernier document de travail, nous avons poussé et maintenu la fiscalité, dans le cadre du traité, à la majorité qualifiée. La Grande-Bretagne n'a pas voulu. Que voulez-vous que nous disions à ce moment-là ? Il n'y a plus de traité, nous nous en allons, nous quittons Nice ? Non. Donc, nous avons été aussi loin que possible, et d'ailleurs, en matière de vote à la majorité qualifiée, tout de même, il y a plus de trente sujets nouveaux qui sont passés au vote à la majorité qualifiée, dont la politique commerciale extérieure. Nous avons accepté que le rôle de la Commission demeure et que ce soit le vote à la majorité qualifiée qui l'emporte dans ces matières extérieures.
Q - Revenons peut-être un petit peu sur la façon dont cela s'est passé. Fallait-il, par exemple, faire de la question de l'égalité des voix entre la France et l'Allemagne au Conseil européen, une "condition ligne rouge" ? N'avez-vous pas un peu réduit les marges de manuvre avec cette position ?
R - Non, ce n'était pas une "condition ligne rouge", c'était un véritable objectif politique, ce qui n'est pas la même chose. D'ailleurs, je ferais une observation très simple : pendant la négociation, pendant les six mois de Présidence, pendant la tournée du président de la République et pendant le Conseil européen de Nice, personne ne l'a explicitement demandé.
Q - Aurait-il été possible, pour un homme politique français, par rapport à la vie politique française, de dire avant le sommet, que la logique nous impose peut-être de ne plus raisonner comme en 1952-53 ?
R - Cela aurait été possible, mais je ne crois pas que cela aurait été fondé.
Q - Il n'y a pas eu un gel sur ce thème-là entre les deux cohabitants ? Le premier qui disait cela se déstabilisait par rapport à l'autre ?
R - Non, ce n'est pas cela. D'ailleurs, je dois vous dire que ce n'est pas l'esprit dans lequel nous avons travaillé. On parle beaucoup de la cohabitation en ce moment, je me suis déjà exprimé sur ce sujet. Je ne pense pas par ailleurs que ce soit le meilleur des systèmes. Je ne pense pas qu'il soit bon pour le pays, même dans sa politique internationale...
Q - Il est bon pour négocier au niveau européen ?
R - Ecoutez, nous nous sommes fixés une discipline que nous avons tenue jusqu'au bout. Pendant ces six mois, nous nous sommes retrouvés, je dirais une semaine sur deux, en conseil restreint, chez le président de la République, Hubert Védrine, moi-même, Lionel Jospin, Jacques Chirac.
Q - Vous étiez d'accord sur tout ?
R - Nous avons fait en sorte d'être d'accord sur tout. Non, nous nous parlons. Nous sommes des hommes politiques, des hommes responsables, des gens qui connaissent les choses. Simplement, nous avons veillé à ce que la France ne donne jamais prise à une division. Toutes les décisions ont été arrêtées en commun, toutes les positions ont été arrêtées et définies en commun. A Nice, on ne pouvait pas glisser une feuille de papier de cigarette au sein de la délégation. Cela ne veut pas dire que nous n'avons pas parlé des sujets.
Q - Cela veut-il dire qu'il y a des choses sur lesquelles vous étiez vous, peut-être, moins d'accord, mais que vous avez accepté, sur lesquelles le gouvernement était moins d'accord, mais a accepté ?
R - Les deux. Il y a des choses sur lesquelles nous pensions ceci ou cela et que le Président a acceptées. Il y a d'autres choses sur lesquelles le Président pensait ceci ou cela et que nous avons acceptées. Nous l'avons fait dans un état d'esprit où ce n'était pas un rapport de forces. Nous parlions, comme le font des hommes, des responsables politiques. Nous échangions et ensuite, nous arrêtions une position et cette position était celle de tous. C'est toujours comme cela que cela se passe. Ce n'est pas un rapport hiérarchique, c'est un rapport de travail, même si, encore une fois, le président de la République présidait le Conseil européen à lui seul.
Q - Un des regrets après Nice, c'est aussi que l'on n'ai pas pu s'entendre sur le nombre de Commissaires. N'est-ce pas ennuyeux d'attendre que nous soyons 27 membres pour avoir un gouvernement de l'Union européenne efficace ?
R - Votre question illustre bien une forme de contradiction dans laquelle nous sommes. Vous savez, il y a beaucoup de stéréotypes nationaux que l'on utilise ici ou là. C'est une forme moderne du "Dictionnaire des idées reçues". L'Espagnol est ombrageux, l'Italien désordonné...
Q - Le Français est arrogant ?
R - Le Français est, parait-il, arrogant.
Q - Vous êtes blessé quand on a dit cela de vous ? On a l'impression que vous avez été présenté comme une tête de turc à ce sommet de Nice...
R - Il faut savoir qui est une tête de turc et qui est un bouc émissaire. Ce n'est pas agréable, d'autant plus désagréable que je le crois, honnêtement, absolument injustifié. J'ai présidé un nombre incalculable de réunions, je n'ai jamais élevé la voix, jamais coupé la parole à personne. J'étais disponible pour les parlementaires, pour la presse... Peu importe, d'une certaine façon. Je crois qu'effectivement je suis devenu une sorte de stéréotype national à moi tout seul, ce qui est me faire beaucoup d'honneur et d'indignité. Je ne suis pas responsable de tout cela. Ces stéréotypes sont entrés en ligne de compte, quand nous étions en train de défendre des positions avec fermeté. Que me reprochait-on ? On me reprochait de dire : non, nous ne voulons pas la double majorité ; ou, non, nous ne voulons pas que la Commission soit pléthorique. Alors, on disait : vous êtes ambitieux, donc vous êtes arrogant. Et ensuite, on nous dit : vous avez cédé, vous avez écouté, vous êtes allés au compromis, donc vous n'avez pas de souffle ou pas de vision. Voilà une situation de Présidence et l'exercice ingrat qu'est celui-là. Mais je crois honnêtement que la France a défendu, là encore jusqu'au bout, l'idée d'une Commission resserrée, d'une Commission qui comporte moins de membres qu'il n'y a d'Etats membres. Nous avons obtenu que cela s'applique à terme, mais dans assez longtemps puisqu'il faudra aller jusqu'à 27. Ce n'était honnêtement pas notre choix. Mais encore une fois, c'est toujours le rapport "petits"/"grands". On nous dit : sur les voix, vous avez voulu écraser les "petits". Mais là, nous avons écouté les "petits". Enfin ceux qu'on appelle les "petits", car je n'accepte pas cette terminologie.
Q - Juste encore un point technique mais il est important : vous précisez que la France a - entre guillemets, je le prends à mon compte - "sauvé la parité" avec l'Allemagne au nombre de voix au Conseil européen. Mais n'est-ce pas une victoire à la Pyrrhus, quand on voit que l'Allemagne est le principal bénéficiaire des clauses démographiques ?
R - On ne peut pas à la fois dire qu'il fallait faire la double majorité - ce que certains laissent entendre - qu'il fallait accepter le décrochage et se plaindre que, par ailleurs, il y ait des clauses de vérification qui, elles, prennent en compte la démographie.
Q - Oui, mais qui profitent surtout aux pays les plus peuplés.
R - Non parce qu'en pratique, il y a deux choses : d'abord, ce sont des clauses de vérification. Cela veut dire que lorsque la majorité n'est pas requise, on vérifie.
Q - Ce n'est pas obligatoire à chaque fois ? Ce n'est pas une triple clé ?
R - Non, ce n'est pas du tout une triple clé ou une triple majorité. Si un Etat estime que la majorité obtenue dans le cadre de la pondération est aberrante, on vérifie l'aspect démographique... Mais en pratique, les trois choses collent toujours. Quand vous avez une majorité, vous avez 62% de la population et vous avez la majorité des Etats membres. Ce sera toujours le cas quand on sera 27. C'est une simple précaution. Mais c'est peut-être une façon symbolique pour les Allemands d'affirmer qu'ils sont plus nombreux que nous, ce que je reconnais bien volontiers.
Q - L'Allemagne : certains disent aujourd'hui que le couple franco-allemand est nécessaire pour faire avancer l'Europe, mais qu'il n'est plus suffisant ?
R - Je pense que la relation franco-allemande est vitale, centrale et indispensable. Elle a connu des jours meilleurs, depuis un certain temps d'ailleurs. C'était le cas à Amsterdam.
Q - C'est un problème d'hommes ?
R - Non, je ne crois vraiment pas. Je crois que nous n'avons pas, depuis longtemps, parlé au fond de ce qu'étaient, d'une part, nos intérêts nationaux, d'autre part, nos intérêts collectifs. Mais cela a plutôt bien fonctionné à Nice. On a su retrouver le contact à partir de discussions très franches. Mais il faut remettre les choses à plat. Vous me demandiez tout à l'heure si j'avais été blessé. Non, mais j'ai été un peu inquiet que l'on puisse prendre à parti, pour des raisons aussi fallacieuses, un ministre français des Affaires européennes dans la presse allemande. Cela m'a choqué, parce que c'est absurde.
Q - Et le triomphalisme de certains éditorialistes allemands depuis trois jours, sur le thème : nous sommes les grands vainqueurs, nous sommes les leaders de l'Europe ?
R - Mais cela les regarde. Ce que je veux dire par là c'est que nous avons un devoir, les uns et les autres, de faire vivre ce couple franco-allemand et de le faire vivre bien. C'est quelque chose de vital. C'est vital pour nos deux nations et c'est vital pour l'Europe. La relation franco-allemande reste très forte, c'est vrai. Elle est là, présente. Dans les grands moments, elle est là. A Nice, il y avait le chancelier, il y avait le président, le Premier ministre, nous avons travaillé ensemble, nous avons tout arrêté ensemble. Nous avons discuté de tout ensemble, de façon extrêmement franche. C'est cela qui, je crois, a permis de parvenir à cet accord. Mais je crois qu'il faudra repenser tout cela.
Q - De quelle façon ? Dans quelle direction ?
R - Nous verrons mais je crois qu'il faut maintenant prendre des initiatives.
Q - Par rapport à un certain nombre d'années, ne manque-t-on pas un petit peu de volontarisme politique, n'y a-t-il pas davantage d'égoïsmes nationaux ?
R - Il y a - cela rejoint l'état des opinions - une situation ambivalente par rapport à l'Europe. Nous aimons l'Europe, elle est notre toile de fond, et en même temps, nous ne sommes pas forcément prêts à renoncer à un certain nombre de réalités nationales pour elle. Toutes les enquêtes d'opinion qui paraissent, jour après jour, prouvent cela. C'est le cas pour chacun des gouvernements, chacun avec ses propres problèmes. Moi, je n'appelle pas cela des égoïsmes nationaux, j'appelle cela des intérêts nationaux ou des sensibilités nationales, dans le cadre de l'Europe.
Q - Mais n'y avait-il pas plus de volontarisme il y a quelques années ?
R - Il y avait moins de diversité. C'est vrai qu'en s'élargissant, l'Union européenne a intégré des nations qui ont des visions très différentes de l'Europe des pays fondateurs. Le plus frappant c'est la Grande-Bretagne, bien sûr. En effet, même si Tony Blair essaie de tirer son pays vers l'Europe, il y a encore, en Grande-Bretagne, des réticences fortes. Mais des pays comme la Suède, l'Irlande - encore une fois je ne porte aucun jugement de valeur, c'est un constat - ont une conception différente.
Q - Vous parliez d'initiative, tout à l'heure, vous avez employé ce mot. L'initiative pour faire faire un pas de plus à l'Europe, qui doit venir maintenant, dans les mois, dans les années qui viennent, doit-elle être une initiative d'abord politique ?
R - Oui, une initiative politique. La complexité des choses c'est que c'est peut-être un problème de timing. Jusqu'à Nice, nous n'avons pas voulu poser le grand débat sur l'avenir de l'Europe parce que nous ne voulions pas compromettre les résultats de Nice. Maintenant, nous ne devons pas compromettre non plus la ratification du traité de Nice.
Q - Alors cela veut dire quoi ? Pas d'initiative du gouvernement français ?
R - Non je ne dis pas cela. Je dis qu'en même temps, il faut prendre garde à ne pas heurter nos partenaires. N'oubliez jamais qu'un traité n'entre en vigueur qu'à partir du moment où il est ratifié par les quinze Etats membres.
Q - Cela veut dire que pendant trois ans il ne se passe rien ?
R - Non, pas du tout, mais cela veut dire qu'il faut faire preuve de subtilité.
Q - Alors allons-y : par exemple ?
R - Laissez-nous peut-être nous reposer, quelques jours par rapport à cela. Quand je parle de timing, cela veut dire que sans aller jusqu'à trois, nous ne sommes pas obligés non plus, quatre jours ou une semaine après le sommet de Nice, de dire : voilà, maintenant nous l'avons fait et nous passons à autre chose.
Q - Enfin par exemple, on a beaucoup reproché à Lionel Jospin - vous venez d'expliquer pourquoi - de ne pas avoir justement donné de grandes directions politiques pendant les six mois de cette Présidence. D'autres s'en sont peut-être chargés en France ou à l'étranger. Pensez-vous qu'il serait temps qu'il le fasse, que cela soit fait ?
R - D'abord, la raison pour laquelle il ne s'est pas exprimé est facile à comprendre. Il ne fallait pas donner la sensation qu'il y avait deux opinions sur l'Europe en France.
Q - S'il avait parlé, c'est ce que cela aurait donné ?
R - S'il avait parlé et dit des choses différentes de ce qu'a dit Jacques Chirac, on se serait dit qu'il y avait un bicéphalisme français sur l'Europe, qu'il y avait deux conceptions. Et d'ailleurs, il n'y a pas de raison de penser qu'ils pensent exactement la même chose. Vous avez peut-être remarqué qu'ils ne sont pas, ni de la même formation politique, ni de la même formation intellectuelle, qu'ils n'ont pas les mêmes idées sur tout. Pourquoi auraient-ils la même idée là-dessus ? Ils peuvent très bien vivre ensemble et ils l'ont fait. Mais quand on parle d'avenir, il s'agit probablement de dire autre chose. Donc, nous ne voulions pas, ou tout simplement il ne voulait pas compromettre le succès de la Présidence française. Il voulait s'inscrire dans ce mouvement-là, et être absolument irréprochable, y compris vis-à-vis de nos partenaires étrangers. Je pense maintenant qu'il retrouvera une liberté de parole sur ce thème et qu'il utilisera, j'en suis sûr, à bon escient, au moment qu'il choisira.
Q - A Nice on a parlé de fusion. Vous avez l'impression que vraiment la cohabitation a été exemplaire à Nice ?
R - Le mot fusion est effectivement un mot d'enthousiasme, qui correspond à la situation du matin. Le moment était historique. Nous avons vécu cela avec un certain bonheur puisque nous avions craint l'échec. Jusqu'à la dernière minute, les choses étaient incertaines. Alors la fusion, du coup, devient une forme d'effusion, si vous voulez. Mais je dirais qu'en tous cas, vraiment, on a travaillé de façon extrêmement soudée. Tous ces fonctionnaires ont travaillé de façon irréprochable et sans état d'âme, sans arrière pensée, comme nous l'avons fait avec le Président. J'ai lu dans un journal quelque chose que je peux confirmer : nous pouvions être à trois en train de parler avec Lionel Jospin dans son bureau, Jacques Chirac entrait, s'asseyait et puis inversement, on pouvait entrer dans son bureau pour lui dire : tiens, j'ai vu untel, j'ai parlé avec José-Maria Aznar. Donc, oui, cela a très bien marché. Mais c'est un cas un peu à part. C'est l'extraterritorialité européenne qui fait que les choses sont ainsi.
Q - Vous avez parlé de ratification, il faudra ratifier ce traité comment ? Référendum ? Parlement ?
R - Je pense que c'est toujours pareil. On peut discuter : il y a des problèmes de légitimité sur le référendum ; et puis il y a des problèmes dus au fait que c'est un traité extrêmement complexe, c'est un traité épais, qui traite de questions formidablement techniques. Je pense qu'il faudra que le Parlement joue en tous cas d'abord son rôle. Pour le référendum, vous savez qu'il y a des règles constitutionnelles. Moi je suis plutôt, en général, pour la voie parlementaire.
Q - Sur le plan du développement de l'Europe, d'ici à 2004, un nouveau chantier va s'ouvrir.
R - Absolument.
Q - Qu'est-ce qu'il serait important de régler pour 2004 ?
R - Ce qui est important de régler pour 2004, c'est la question centrale de l'Europe de demain, c'est savoir qui fait quoi. C'est ce qu'on appelle la répartition des compétences. En pratique, c'est définir ce qui doit rester au niveau d'une région, ce qui doit être dans une commune, ce qui doit être au niveau d'une nation, ce qui doit être au niveau de l'Europe. C'est la question de la subsidiarité. Je crois que sur cette base-là, on peut effectivement penser à un avenir constitutionnel à l'Europe, qui intègre peut-être la Charte des droits fondamentaux.
Q - Quand vous dites avenir constitutionnel, vous pensez à un texte qui serait une Constitution, même s'il avait un autre nom ?
R - Moi, je suis favorable à ce qu'il y ait un jour une Constitution de l'Europe. Vous me parlez de l'avenir, je n'en ai jamais parlé avec timidité, je ne vais pas commencer maintenant, je pense que nous devons aller vers une Constitution dont le préambule serait la Charte des droits fondamentaux, adoptée par les Européens et signée à Nice. Je crois que ce chantier est devant nous. Il sera très compliqué parce que, réfléchissons quand même, pendant cinq ans nous avons eu une discussion sur quatre points techniques, qui s'est terminée dans les conditions que l'on connaît, au finish, à l'arraché, avec un texte qui est certes le meilleur possible, mais qui n'est pas celui dont nous aurions pu rêver. Alors, ouvrir un chantier constitutionnel à traiter en trois ans, bon courage ! Il faudra peut-être réfléchir aux méthodes.
Q - Justement, la méthode qui a été suivie depuis des années pour modifier les institutions européennes n'a-t-elle pas fait son temps ? Ne faut-il pas la changer ?
R - Il faut l'épicer ou la mixer. Je crois qu'il faut être capable d'associer davantage les sociétés, les syndicats, les parlements, que nous ne l'avons fait. Mais en même temps, pour terminer, pour graver cela dans un traité, rien ne remplacera la méthode intergouvernementale et pour une raison très simple : les gouvernements représentent la légitimité des peuples et on ne peut pas faire de traité contre des peuples. N'oublions jamais, j'y reviens, qu'un bon traité qui n'est pas ratifié est un traité qui n'existe pas./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 décembre 2000)
interview à TV5 le 18 décembre :
Q - La Présidence française de l'Union européenne prend fin dans quelques jours, le 31 décembre. Le Sommet de Nice, début décembre, a accouché d'un compromis dans la douleur entre les Quinze. Le poids de chaque Etat dans l'Union a été revu pour permettre l'arrivée de nouveaux membres dans les prochaines années. Mais beaucoup de chemin reste à faire, on va le voir. La plupart des pays ont gardé un droit de veto sur les dossiers qu'ils estiment les plus sensibles pour leur intérêt national. Vous avez parlé de " meilleur résultat possible "à Nice" dans l'état actuel de l'Union". Justement, l'Europe à 27 pourra-t-elle fonctionner avec les institutions actuelles ? Ou faudra-t-il encore une fois les changer dans un avenir relativement proche ?
R - Non, cette réforme, ce Traité de Nice doivent permettre à l'Union européenne de s'élargir jusqu'à 27. C'était d'ailleurs l'objectif que s'étaient fixé les Quinze. Je crois que cet objectif-là est atteint. D'ailleurs, si l'on veut revenir un instant en arrière, notons tout de même que nous avons réussi à Nice à faire ce que nous n'avions pas fait à Amsterdam, c'est-à-dire à conclure un traité qui permette à l'Union européenne de continuer à fonctionner - je pense de fonctionner mieux - avec un certain nombre d'améliorations et aussi de s'élargir. Je note d'ailleurs que les réactions dans les pays candidats sont extrêmement positives, ce qui prouve bien que nous sommes maintenant en état de nous élargir. Les questions qui se posent sont les suivantes : quelle Europe pour cet élargissement ? Sommes-nous allés assez loin dans la voie des réformes ? Avons-nous vraiment bâti l'Europe du futur ? Donc, je veux rassurer, d'un certain point de vue : il n'est pas besoin de faire une nouvelle Conférence intergouvernementale pour l'élargissement. Il n'y aura pas de préconditions nouvelles à l'élargissement. La marche vers l'élargissement va pouvoir poursuivre sa route. La question de savoir si les réformes décidées à Nice sont suffisantes ou non, elle, est sur la table. Je répète que je considère qu'il s'agit du meilleur traité possible dans l'état actuel de l'Union. Bien sûr, il a été critiqué. Nous ne pouvions pas faire mieux, compte tenu de ce qu'est aujourd'hui la position de chacun des 15 Etats qui constituent l'Union européenne.
Q - On a quand même assisté à des marchandages sur le poids de chaque pays. Cela a pris du temps, 4 jours...C'était le plus long sommet européen de l'histoire. N'avez-vous pas l'impression que l'Europe est encore souvent une addition d'intérêts nationaux, voire d'égoïsmes nationaux ?
R - Cela l'est et l'est peut-être plus qu'avant. Je ne parlerai pas d'égoïsmes nationaux car l'égoïsme, c'est connoté. Qui est capable de faire le partage entre l'égoïsme et l'intérêt ? C'est vrai que chaque pays est venu avec ses intérêts, les " petits ", comme on dit, souhaitaient absolument conserver un commissaire par Etat membre, alors que je continue de penser que l'intérêt général européen eût commandé que l'on ait une Commission plus restreinte, plus resserrée...
Q - Y arrivera-t-on dans dix ans...
R - Oui, on y arrivera dans dix ans. Mais on a pris une décision importante pour l'avenir de plafonner le nombre des membres de la Commission une fois que l'on sera 27. Je pense qu'il eût été plus raisonnable de procéder plus vite. Je prends cet exemple-là. D'autres pays, comme la Grande-Bretagne, ont tenu à conserver jusqu'au bout leur droit de veto dans certains domaines qui devaient passer à la majorité qualifiée, comme la fiscalité ou les matières sociales. C'est sans doute regrettable. Mais c'est vrai que l'Union européenne, ce sont aussi des Etats membres et chacun a le droit de défendre ses intérêts. Je ne dis pas que c'est critiquable. La question est la suivante : comment arriver, tout en ayant des intérêts nationaux, à transcender cela pour arriver à bâtir un intérêt général européen, une idée européenne qui puissent exister à côté des nations, sans les nier, mais en étant aussi capable de projeter d'autres valeurs à l'échelle du continent ? De ce point de vue, c'est vrai que Nice a été le sommet des intérêts nationaux. Nous sommes obligés de le constater. Mais je répète qu'à mon avis, le résultat de Nice ne juge pas la Présidence, mais il juge l'Union. Je pense que c'est un traité qui restera, ne serait-ce que parce qu'il existe. Il y a eu un traité de réformes des institutions européennes, à Nice, il n'y en a pas eu à Amsterdam. C'est un traité qui permet l'élargissement, qui permet de mieux fonctionner. Mais c'est le meilleur dans l'état actuel de l'Union.
Q - Pour transcender tout cela comme vous dîtes, pour aller plus loin dans l'Union européenne, le fameux axe franco-allemand, dont on a beaucoup parlé à l'occasion de ce Sommet de Nice, restera-t-il, à votre avis, dans le futur, le moteur de l'Union européenne ?
R - Il restera le moteur de l'Union européenne. Il doit en être le centre. Il doit en être le cur. Il est clair qu'il est irremplaçable. La question de savoir dans quel état il est, est une autre question. Je pense personnellement qu'il y a déjà eu un meilleur état des relations franco-allemandes qu'aujourd'hui. Ce n'est d'ailleurs pas dû aux personnes mais, je pense, à l'époque. L'Allemagne est en train de se modifier profondément. Les Allemands n'en sont plus à avoir une culpabilité par rapport à leur passé. Plusieurs générations se sont succédé, l'Allemagne est réunifiée, elle est au cur de cette Union européenne élargie. Elle commence à se penser peut-être davantage en tant que nation - y compris les partis politiques - qu'hier. La France aussi bouge beaucoup. Nous sommes donc obligés, je crois, de nous recaler. Mais soyons clairs, si nous ne nous recalons pas, alors l'Union européenne ne sera, pour le coup, qu'une collection d'Etats membres sans véritable moteur. Il ne peut pas y avoir d'autre moteur dans l'Union européenne que le moteur franco-allemand. Encore faut-il remettre ce moteur à sa pleine puissance.
Q - Diriez-vous comme certains que l'Allemagne d'aujourd'hui veut dominer l'Europe, que son poids est trop important dans les futures institutions européennes ?
R - Pas du tout. Je crois qu'il ne faut pas avoir de fantasmes. On a fait des mauvais procès à la France au cours de sa Présidence : arrogante, impériale, cherchant à imposer ses vues...Je crois que c'était à la fois profondément injustifié car ce n'était pas la vérité et profondément injuste car ce n'était pas reconnaître nos efforts pour parvenir à un compromis. Mais je ne veux pas aller dans l'autre sens, c'est-à-dire dire à l'Allemagne qu'elle veut abuser de sa puissance. Il faut maintenant prendre les choses comme elles sont : l'Allemagne est le pays le plus peuplé d'Europe, c'est un pays qui a une puissance économique certaine, c'est un pays qui veut qu'on reconnaisse ses droits à une existence politique. Je pense qu'il faut rebâtir le couple franco-allemand autour de ces deux réalités mutantes que sont l'Allemagne et la France d'aujourd'hui. Donc, il faut avoir une explication les yeux dans les yeux, je n'ose pas dire d'hommes à hommes car, parfois, c'est aussi connoté...
Q - Comment voyez-vous l'Europe de demain ? Fédérale ? Une confédération d'Etats ? Ou bien simplement une zone de libre-échange ? C'est une question qui revient très souvent...
R - Je n'aime pas beaucoup raisonner sur des modèles théoriques, mais faisons-le une seconde. Je crois que nous sommes menacés par l'idée d'une Europe de zone de libre-échange, c'est-à-dire réduite aux acquêts, avec des Etats qui coopèrent sur des domaines faibles, avec des interfaces politiques extrêmement mineures. C'est l'Europe que je ne souhaite pas. Mais on ne peut pas écarter complètement ce chemin aujourd'hui. Et si nous ne sommes pas capables de donner une autre perspective à l'Europe élargie, alors elle risque fort d'être cela. Je ne le souhaite pas.
Q - Et l'idée de Jacques Delors d'une fédération d'Etats-nations ?
R - J'y viens. Entre les deux, il y a aussi l'idée fédérale. C'est l'idée des pères fondateurs, c'est-à-dire d'arriver à installer, je ne dirais pas un super-Etat, mais une forme de centralité localisée à Bruxelles, ou ailleurs peu importe, qui soit au-dessus des Etats.
Q - Vous n'en voulez pas non plus ?
R - Non, je ne dis pas que je n'en veux pas. Je suis un membre du Parti socialiste. Les Socialistes ont été parmi les pères fondateurs de l'Europe. Je n'ai pas peur du fédéralisme. Je constate qu'il n'existe pas aujourd'hui en Europe de force politique porteuse d'une idée fédérale forte.
Q - Vous voudriez cela dans tous les pays en même temps ?
R - Absolument. Il peut y avoir des Italiens, des Belges...On peut retrouver les pères fondateurs de l'Europe. Mais je ne crois pas qu'aujourd'hui, cette idée soit adaptée à ce que nous sommes. Donc, je me rallie finalement à la formule de la fédération d'Etats-nations de Jacques Delors. Pourquoi ? Parce qu'il y a des éléments fédéraux dans l'Europe d'aujourd'hui et de demain. Je pense par exemple à la monnaie. En matière de justice, nous allons nous rapprocher. Je pense qu'un jour, nous aurons aussi un budget à la hauteur des nécessités de l'Union européenne pour préparer les sujets d'avenir. Mais en même temps, fédération d'Etats-nations, car nous ne pouvons pas ignorer ce qui ne sont pas des égoïsmes nationaux mais qui sont de véritables intérêts nationaux. Cette Europe avec des éléments fédéraux doit tenir compte des réalités nationales. Il faut donc à la fois arriver à établir des espaces où les nations coopèrent, mais aussi où l'intérêt général européen existe. C'est à cela que j'aimerais que l'on réfléchisse dans les années à venir.
(...)./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 décembre 2000)