Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à des médias polonais, sur les dates d'adhésion à l'UE des pays candidats et les négociations d'élargissement, Varsovie le 21 novembre 2000.

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Média : Presse étrangère - Télévision

Texte intégral

Q - En référence à votre interview dans "Libération", pourquoi justement êtes-vous contre la fixation d'une date pour la fin des négociations ?
R - L'affaire de la date est l'affaire centrale. J'ai du mal moi-même à comprendre, pourquoi c'est un sujet de discussion. L'Union européenne s'est fixé une date pour elle-même, et elle a décidé d'être prête à accueillir de nouveaux membres à partir de décembre 2002-janvier 2003. Nous nous sommes fixés cette date, parce que nous avons effectué une sorte de compte-à-rebours, avec la date de la présidence française, le Conseil européen de Nice, où nous espérons bien adopter une réforme des institutions dont nous avons besoin pour pouvoir fonctionner. Après, il y a le temps pour les ratifications dans les quinze pays, et cela nous mène à la fin 2002. Donc nous nous sommes engagés - c'est une sorte d'engagement moral par rapport aux pays candidats - à être prêts à accueillir les nouveaux membres à partir de début 2003. Après, peut-on fixer une date pour l'entrée des autres pays ? On le pourrait s'il s'agissait d'une simple formalité politique, ou sentimentale ; mais ce n'est pas une formalité, c'est une négociation. Quand l'Europe s'est élargie depuis le début, pour passer de six à neuf, etc, on n'a jamais fixé de date, on ne peut pas fixer des dates si l'on est sérieux. La seule chose que l'on peut dire, c'est que l'on va négocier sérieusement, plus vite, avec plus d'énergie. On peut dire beaucoup de choses mais on ne peut pas fixer de dates artificiellement.
L'adhésion aujourd'hui d'un pays à l'Union européenne pose des problèmes très compliqués. Quel que soit le pays, je ne dis pas cela pour la Pologne, c'est vrai aussi pour la Slovénie ou pour l'Estonie, cela pose des problèmes très compliqués, parce que l'Europe s'est énormément développée depuis 1957. Il y a beaucoup de politiques communes, beaucoup de procédures, il y a le marché unique, et l'acquis communautaire est devenu très ambitieux. Donc vous savez bien que la négociation, c'est de permettre à un pays de reprendre l'acquis communautaire ; cela suppose des réformes et les réformes ne peuvent pas se faire en une minute. Et les pays qui sont candidats ne vont pas pouvoir reprendre tout l'acquis communautaire. Et tous les pays, y compris la Pologne, vont demander des exceptions sur certains points, ils vont demander des délais sur certaines choses. Il y a des exceptions que l'on peut accepter, pour d'autres c'est difficile, certains délais sont acceptables, d'autres pas, c'est un peu comme ce que l'on a fait avec l'Espagne et le Portugal. On a négocié, négocié, négocié, jusqu'à ce que l'on ait réglé tous les problèmes.
Si on avait une négociation avec un seul pays, on pourrait accepter certaines exceptions, mais on négocie avec douze pays. Si on a des exceptions qui se généralisent à tout le système, cela veut dire que le marché unique ne fonctionne plus, donc on est obligé en même temps de faire attention aux conséquences. Pour parler simplement, fixer une date, ce n'est pas sérieux. Je trouve que cela n'est pas honnête, et je pense qu'il faut respecter les pays candidats en disant la vérité. Il faut exprimer une vraie volonté politique pour l'élargissement, c'est ce que nous avons fait en ouvrant les négociations. S'il n'y avait pas de volonté politique pour l'élargissement, il n'y aurait pas de négociations. La décision politique d'élargissement a été prise du jour où on a décidé d'ouvrir les négociations. On n'ouvre pas les négociations si l'on n'est pas décidé à atteindre l'objectif. Cela, c'est fondamental, on ne le dit pas assez. On nous pose souvent la question de la date, comme si on n'avait pas pris la décision stratégique fondamentale. Je le répète, la décision stratégique fondamentale a été prise quand on a ouvert les négociations. Et en ouvrant les négociations avec un certain nombre de pays dont la Pologne, cela veut dire que l'on considère la Pologne, et les autres, comme faisant potentiellement partie de l'Union européenne. Mais après, il faut régler les problèmes. Il faut régler tous les problèmes qui existent chapitre par chapitre. On n'a pas le droit de dire qu'un pays va entrer pour des raisons purement politiques ou sentimentales, si les problèmes ne sont pas réglés. Il faut que l'Europe puisse fonctionner après.
L'Union européenne, c'est quelque chose qui est très compliqué. Déjà aujourd'hui, nous avons des problèmes de fonctionnement à tous les niveaux. Commission, conseil, Parlement, tout cela est très compliqué. On est obligé de s'assurer à l'avance que les pays qui vont entrer peuvent participer à ce système. Quand vous serez dans l'Europe, vous aurez la même position. Et le jour où la Pologne sera dans l'Union européenne et qu'on parlera des autres candidats, vous serez les premiers à dire qu'il ne faut pas fixer de date. Vous direz que ce n'est pas sérieux, que ce n'est pas rationnel, qu'il faut régler les problèmes d'abord, qu'il ne peut en être autrement. Et l'intérêt de la Pologne, c'est que l'Union européenne puisse continuer à fonctionner demain. Si la Pologne veut entrer dans l'Europe, c'est évidemment pour des raisons culturelles, historiques, intellectuelles, l'unité de l'Europe, etc. C'est pour tout cela, mais c'est aussi parce que l'Europe marche bien, parce qu'elle est riche, parce qu'elle a des politiques communes, parce qu'elle permet de faire des progrès économiques et sociaux. Si la négociation de l'élargissement n'est pas faite sérieusement, tout cela est remis en cause. Et vous n'avez absolument pas intérêt à entrer dans une Europe qui ne marcherait plus. Donc notre intérêt est le même. Il s'agit d'organiser le rendez-vous. Ce qui fait que par rapport à cela, quand certains pays fixent une date, nous ne disons pas que c'est impossible, mais personne ne connaît la date de la conclusion des négociations. Il faut bien que vous compreniez que nous ne cherchons pas à reculer la date, ce n'est pas notre intérêt.
Si tous les problèmes étaient réglés, en janvier 2003, nous n'aurions aucune raison de reculer. Notre intérêt à nous, c'est que tous les problèmes soient réglés avant la conclusion des négociations. Ca n'est pas que cela aille vite ou lentement. Ce n'est pas cela le problème. Ce qui fait que quand le commissaire Verheugen, par exemple, nous dit que la Commission estime qu'il doit être possible de mener à terme les négociations avec les pays candidats les plus avancés en 2002, il faut bien comprendre la différence entre l'annonce d'un horaire de train et des négociations. Le train va arriver à 17h24, on peut le décider à l'avance, mais vous ne pouvez pas dire quand les négociations se terminent. Nous-mêmes, entre les Quinze, il y a des sujets sur lesquels on négocie, mais on ne peut pas dire à l'avance le moment de la fin des négociations. Si des pays disent, pour des raisons un peu démagogiques, "Moi je suis pour que vous entriez en 2002 ou 2003", c'est leur problème, mais ce n'est pas sérieux sur le principe. Et la commission ne fixe pas une date. Verheugen n'a pas proposé de date. La commission dit : il doit être possible de mener à terme des négociations avec les pays candidats les plus avancés, je ne dis pas lesquels d'ailleurs, en 2002. Nous la présidence française, avons demandé à la Commission de négocier le mieux possible. Si la Commission nous dit que l'on devrait pouvoir aboutir avec certains pays en 2002, je le répète, c'est très bien. Ce n'est pas la date qui nous intéresse, ce qui nous intéresse, c'est que les problèmes soient réglés. Si la Commission nous dit en 2002, que nous avons terminé la négociation, tous les problèmes sont réglés avec tel pays, tout le monde sera d'accord, mais vous ne pouvez pas décider à l'avance, de façon abstraite, que les négociations seront terminées à telle date avec tel pays, on ne le peut pas ou alors ce serait de la propagande. Donc il n'y a pas de contradiction avec ce que dit Verheugen et ce que disent l'Allemagne, la France ou d'autres pays.
Q - Nous avons au moins une date, c'est à dire la date à laquelle l'Union sera prête. Est-ce que cette date est sûre, et est-ce qu'elle ne dépend pas de la réussite de la réforme institutionnelle en cours ?
R - Si, bien sûr, mais on ne peut pas faire autrement. On peut simplement faire le maximum pour que cela marche. Elle dépend de la réussite de Nice.
Q - Alors on ne peut pas imaginer des processus parallèles, c'est à dire la réforme institutionnelle et l'élargissement ?
R - De toute façon, les négociations d'élargissement avancent. D'ailleurs, pendant la Présidence française, nous avons, depuis le mois de juillet, dit à la Commission : il faut aller plus loin dans les négociations, ce n'est pas suffisant de faire la liste des chapitres dans lesquels il n'y a pas de problèmes, il faut vraiment prendre les chapitres les plus difficiles, les chapitres où il y a des demandes d'exception, de transition, chapitre agricole, par exemple ; donc nous avons demandé que l'on avance.
Même si nous avons des difficultés à Nice, cela ne va pas arrêter les négociations d'élargissement. Les négociations d'élargissement ne sont pas finies. Même vous les Polonais, vous reconnaissez que la négociation doit se poursuivre pendant un certain temps ; même si nous avons des difficultés à Nice à propos de notre réforme institutionnelle à quinze, cela n'arrête pas notre négociation. La négociation d'adhésion continue, les réformes continuent. Le processus n'est pas bloqué par cela.
Evidemment, si nous n'arrivons pas à conclure à Nice, c'est un peu gênant, mais nous avons une petite marge. Mais si nous n'arrivons pas à conclure à Nice, à ce moment là, je crois qu'il faudra réagir de façon tout à fait exceptionnelle et prévoir un autre Conseil européen très peu de temps après pour ne pas rester sur cet échec.
Je pense que la volonté d'aboutir à Nice est très grande, chaque pays européen défend ses intérêts, et chaque pays de l'Union européenne est tout à fait convaincu qu'il y a une sorte d'intérêt général pour la réussite à Nice.
Mon pronostic, c'est qu'à Nice cela va être très dur, mais que l'on va aboutir. Il n'y aura pas de risque de retard pour notre date à nous, je n'y crois pas. Cela va nous renvoyer à la négociation d'adhésion pays par pays qui doit dégager la meilleure solution possible pour chaque pays candidat.
Q - Quels pourront être les points sensibles à Nice ? A quel prix ?
R - Nous avons quatre sujets dans la CIG.
Sur l'extension du vote à la majorité qualifiée : les progrès sont bons.
Sur l'accomplissement des coopérations renforcées : les progrès sont également bons.
Sur la taille de la Commission, là il y a un vrai blocage, pour le moment et sur la repondération, il n'y a pas de blocage, mais il n'y a pas de solution.
Donc, on peut penser que la discussion à Nice va se concentrer sur les deux derniers sujets.
Q - Quels sont les pays qui posent le plus de problème, à votre avis ?
R - Je ne peux pas vous le dire parce que chaque problème est lié aux autres. On ne peut pas dire si les grands pays sont contre les petits, par exemple. Il n'y a qu'à propos de la Commission - donc un sujet sur quatre - qu'il y a un certain clivage entre les grands pays et les petits pays. Et même cela peut se contester parce que dans notre proposition, les grands pays font eux-mêmes des sacrifices. Il n'y a pas un clivage clair.
A propos de la repondération des voix, cela dépend du système. Il n'y a pas de clivage net, c'est difficile de répondre aux questions. La négociation est très compliquée.
Sur la Commission, c'est un peu plus simple. Quand on est dans l'Union européenne, même si on est de petite taille, on a une influence réelle. Tous les petits pays disent "nous voulons garder notre commissaire" et nous nous disons : "si on veut garder une Commission vraiment efficace, qui puisse jouer son rôle d'initiative dans l'avenir, il faut qu'elle ne dépasse pas une certaine taille, puisqu'au-delà d'une certaine taille, elle va se paralyser et nous pensons que nous sommes plus fidèles à l'esprit d'origine de la construction européenne que les petits pays, qui veulent absolument garder un commissaire. Alors là, il y a un clivage, c'est le seul sujet où il y a un clivage net.
Sur les trois autres sujets, c'est très compliqué, cela dépend d'une infinité de nuances. Cela peut être dur sur les deux derniers sujets mais je crois que l'on trouvera une solution parce que tous les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union européenne sont conscients des conséquences d'un échec.
Q - Quelles seront les conséquences d'un tel échec ?
R - Je préfère ne pas me placer dans cette hypothèse, sinon après vous allez faire des articles sur les conséquences de l'échec. Je ne suis pas dans l'échec, je suis dans l'hypothèse de la réussite. Simplement, je répète que les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Europe sont des gens responsables. Ils défendent les intérêts de leurs pays, mais à un moment donné, à Nice, ils savent bien qu'il faut trouver une solution.
Q - Vous imaginez le travail jusqu'à Nice calme et la dernière nuit, comme d'habitude
R - Ce n'est pas très calme déjà, la négociation est très intense, parce qu'il y a des séances normales de la Conférence intergouvernementale, il y a des réunions supplémentaires que nous appelons des conclaves ; dans les réunions du Conseil Affaires générales, nous faisons le point sur la réforme, donc c'est vraiment très intense. C'est fait par M. Moscovici ou par moi, mais on travaille beaucoup. Nous ne sommes pas dans une période de calme, je pense qu'à Nice cela sera plus difficile. On a d'ailleurs même prévu que le Conseil européen puisse durer plus longtemps. On le fera durer un jour de plus s'il le faut. Cela démontre notre volonté de conclure.
Q - Dans quels domaines la France voudrait préserver le pouvoir de veto ?
R - D'abord, la question de la majorité qualifiée concerne surtout ce que l'on appelle le premier pilier, le pilier communautaire.
Nous avons un problème, par exemple, à propos de l'article 133/5 concernant les négociations commerciales quand cela touche au domaine culturel et la propriété intellectuelle.
Nous avons quand même un problème, parce que nous avons une politique culturelle importante, que nous sommes très attachés à notre identité culturelle. Nous pensons que le monde de demain doit être préservé de sa diversité culturelle et que c'est très important en matière de langue, de cinéma, d'audiovisuel. C'est un point difficile. De même, que sur l'article 42 sur la sécurité sociale. On ne peut pas non plus en matière sociale d'être ramené au plus bas niveau. Notre blocage est moins fort que celui des Anglais, par exemple, qui veulent garder le droit de veto sur la fiscalité et sur tout ce qui est social ; alors que nous, sur le social nous sommes prêts à avancer et sur la fiscalité, nous sommes prêts à avancer aussi, en distinguant les grandes orientations et les mesures d'application. Nous ne sommes pas en position de blocage particulier.
Q - Quels sont les problèmes les plus difficiles pendant la négociation avec la Pologne ?
R - Je crois que c'est l'agriculture, essentiellement l'agriculture et la libre circulation. Disons que le problème le plus important du point de vue français c'est l'agriculture et du point de vue allemand, la libre circulation."
Q - (Inaudible)
R - C'est le sujet dont je parlais auparavant.
La Pologne doit reprendre l'acquis communautaire dans ce domaine. Il faut que les pays candidats acceptent la position des membres de l'Union. Mais je ne sais pas si c'est un problème spécifique avec la Pologne. Il y a un expert qui suit cela.
Ce n'est pas un problème polonais particulier, je crois que l'on a le même problème avec la Hongrie, les Tchèques.
Q - Est-ce que vous pensez que la Pologne est trop attirée vers les Etats-Unis ?
R - Le problème ne se présente pas dans ces termes. Ce n'est pas un problème d'orientation générale. Tout le monde essaye d'avoir les meilleurs rapports possibles avec les Etats-Unis, mais cela dépend du domaine. Nous, notre politique française, cela consiste à être capable de coopérer avec les Etats-Unis chaque fois que l'on est d'accord avec eux, et en même temps d'avoir la capacité de leur dire "non" quand on n'est pas d'accord, cela d'une façon sereine, tranquille.
Donc, nous ne pensons pas que la Pologne soit trop américaine, ce n'est pas le problème. Simplement, je crois qu'en matière audiovisuelle, de chaînes de télévision, il est certain que dans les premières années après l'effondrement du régime communiste, il y a un certain nombre de chaînes de télévision américaine, de grandes firmes américaines dans le domaine culturel qui ont pris des positions très fortes en Pologne et qui s'opposent aujourd'hui à l'application de la législation communautaire. Donc, là il y a une contradiction, cela ne concerne pas l'Amérique en général, cela concerne l'influence des entreprises américaines dans le domaine de l'industrie culturelle, c'est un point plus précis.
C'est une question de choix. Si les pays sont candidats à l'Europe, il faut qu'ils acceptent de reprendre des acquis communautaires européens, ce qui ne les empêche pas d'avoir de très bons rapports avec les Etats-Unis en même temps.
Q - Quand aura lieu le prochain Sommet européen après Nice ?
Il y aura un Conseil européen au mois de mars en Suède.
Il y a deux conseils européens, un en mars, et un au mois de juin.
Q - On parle, on travaille déjà sur la révision de la politique agricole commune. Est-ce que vous faites cela en prévision de l'entrée d'un grand pays producteur qui est la Pologne......
Est-ce qu'il y aura des conditions beaucoup moins favorables qu'en ce moment pour la transformation de tout cela ?
R - Nous ne sommes pas dans une période de révision puisque nous avons adopté à Berlin en mars 1999, sous Présidence allemande, ce que nous appelons l'agenda 2000, qui définit le budget de l'Europe pour 2000-2006. Nous ne sommes pas en période de révision et nous avons fixé notre budget agricole pour cette période. Naturellement, nous faisons le point périodiquement durant cette période, mais il n'y a pas de nouvelles négociations dans cette phase. Il y a des négociations pour chaque pays, pour chaque pays candidat, pour l'adhésion de chaque pays pour voir s'il arrive à reprendre l'acquis communautaire et les problèmes qu'il peut rencontrer ; il n'y a pas de renégociations d'ensemble avant 2005-2006 par rapport à cela.
D'autre part, dans le budget de l'Agenda 2000, il était prévu un budget de pré-adhésion qui est important pour tout le travail de préparation des pays candidats (3 milliards d'euros) et la Commission considère que c'est un budget correct pour préparer l'adhésion, sauf pour les pays qui seraient prêts avant et qui auraient réglé tous les problèmes. Vous savez, cela va venir très vite. Chez vous, il y a tout un débat : une partie de l'opinion qui croit que si l'on fixait une date de façon magique, tous les problèmes disparaîtraient. La seule façon de faire disparaître les problèmes, c'est de les régler et cela va venir vite en réalité.
Q - Nous comprenons bien que l'Union ne marche pas sans moteur, et pour l'instant le moteur n'est pas encore bon. Vous soulignez d'ailleurs ce lien entre la France et l'Allemagne. Rien en Europe ne peut être fait sans la France et l'Allemagne ? Est-ce que cette alliance ne gêne pas vos relations avec d'autres pays en Europe ? Comment situez-vous la relation avec d'autres pays par rapport à ce moteur de l'Union ?
R - La grande différence au sein de l'Union européenne par rapport à tout ce qui s'est passé historiquement en Europe, c'est que dans l'Union européenne d'aujourd'hui vous ne pouvez pas avoir d'alliance de certains pays contre les autres. C'est un système qui ne marche plus. D'abord, chacun dépend de l'ensemble des autres, on prend des décisions en commun. L'économie est de plus en plus imbriquée, donc l'idée d'un axe entre tel et tel pays contre les autres est absurde, ce sont des termes d'autrefois. Il peut y avoir sur un sujet particulier un accord entre la France et l'Allemagne contre la Grande-Bretagne, mais sur le sujet suivant ce sera un accord entre la Grande Bretagne, la France et l'Italie contre l'Espagne, puis l'Espagne, l'Italie contre les autres. Il y a tellement de sujets, cela change tout le temps, c'est tellement compliqué qu'il n'y a pas de répartition fixe. La seule chose qui est considérée comme historiquement légitime, c'est le rôle moteur de la France et de l'Allemagne. Pendant très longtemps, quand la France et l'Allemagne étaient d'accord sur quelque chose, cela entraînait les autres et cela était accepté.
Dans l'Europe de ces dernières années, notamment l'Europe élargie à quinze, c'est devenu un peu plus subtil, c'est-à-dire qu'il est impossible de trouver une solution contre la France et l'Allemagne, donc le rôle particulier de la France et l'Allemagne est toujours là. Quand la France et l'Allemagne sont d'accord pour faire une proposition aux autres, cela a un impact considérable, mais ce n'est plus automatique. Donc, il faut que l'on fasse deux choses à la fois. Il faut que les Français et les Allemands travaillent leurs position en commun, et en même temps il y a tout un travail en plus avec les autres. C'est normal, c'est une évolution normale. Il faut avoir une sorte de cohésion franco-allemande et puis une relation franco-britannique, franco-italienne, franco-espagnole, germano-italienne, germano-espagnole, etc.... Mais cela ne fait pas disparaître complètement le rôle franco-allemand, cela le complète.
Quand vous serez dans l'Europe, compte tenu du poids de la Pologne, cela créera une configuration nouvelle.
Q - Dans cette configuration nouvelle, est-ce qu'il n'y pas la situation dans laquelle la France a sa propre sphère d'intérêts par exemple en Afrique et l'Allemagne peut être sera un peu mieux pour nous que la France en Europe, parce que c'est notre premier partenaire économique ?
R - C'est l'héritage historique, mais c'est quelque chose qui va évoluer et l'évolution qui a lieu au sein de l'Union européenne, c'est que les intérêts se rapprochent, c'est une sorte de synthèse qui s'organise. Alors, vous prenez l'exemple de l'Afrique : historiquement c'est la France et la Grande-Bretagne qui s'intéressaient à l'Afrique. Mais aujourd'hui, comme nous parlons de tous les sujets à quinze, et qu'il y a les Accords de Lomé, tous les pays s'intéressent un peu plus à l'Afrique. Même des pays qui sont très loin de l'Afrique, comme la Suède, la Finlande, le Danemark, s'intéressent plus à l'Afrique qu'il y a dix ans. Donc, cela va dans le sens d'un rapprochement.
Maintenant il y a les grands sommets entre l'Union européenne et l'Amérique latine. Avant c'est un sujet qui n'intéressait que l'Espagne et le Portugal, maintenant cela intéresse un peu tout le monde, cela se développe.
L'Allemagne a des centres d'intérêts particuliers, notamment à l'Est, donc en Europe centrale, mais étant donné que toutes les décisions sont prises en commun sur les programmes d'aide ou sur les négociations d'adhésion, cela intéresse un peu tout le monde. Même le Portugal a un avis sur les négociations d'adhésion de la Pologne et de la Hongrie. Ces choses là étaient vraies historiquement mais elles sont en train de se rapprocher, de se combiner.
Et pour un pays candidat, ce serait une grosse erreur tactique de ne garder des relations qu'avec un pays traditionnel. Chaque pays candidat a intérêt, au contraire, à développer ses relations avec tout le monde. D'ailleurs, nos amis africains ont des tas de relations avec tout le monde maintenant, pas uniquement avec Paris. Et la Pologne, je pense, raisonne de la même façon.
Q - Concernant les relations entre l'Union et la Russie ? En Pologne, nous étions un petit peu étonnés des contacts entre la Russie et l'Union européenne et Gazprom ?
R - Il y a deux choses différentes. Le statut de la Russie par rapport à l'Union européenne, c'est un statut de partenariat, un statut de coopération. La Russie est un partenaire stratégique pour des raisons évidentes. L'Union européenne a intérêt à avoir de bonnes relations avec la Russie, nous avons tous intérêt à ce que la Russie parvienne à se moderniser, à faire de vraies réformes économiques, un vrai développement politique, démocratique, que la politique de la Russie devienne pacifique. C'est dans notre intérêt collectif du côté européen et nous avons intérêt à avoir pour cela un dialogue politique fort avec la Russie, cela c'est l'axe général.
L'affaire du gaz est tout à fait autre chose. Cela fait très longtemps que l'on achète du gaz à la Russie, on en a acheté déjà ; il y a des années que l'Europe achète du gaz à la Russie. Il y avait un grand épisode en 1981-82-83 quand le chancelier Schmidt avait prévu de faire un très grand accord gazier avec la Russie, beaucoup plus important que l'accord actuel, d'ailleurs et que Reagan considérait que c'était absolument tragique, qu'à cause de cela la Russie allait étrangler l'Europe. Il y a eu un débat terrible entre les Européens et les Américains, qui a duré deux ou trois ans. Et à l'époque, Helmut Schmidt, puis ensuite Helmut Kohl, a considéré que les arguments américains étaient totalement absurdes par rapport à cela, ce sont des relations économique anciennes, cela ne pose aucun problème. Je crois même que Mme Thatcher était d'accord, si je me rappelle bien.
Q - Inaudible
R - Cela je n'en sais rien. Je n'en sais absolument rien. Je n'ai joué aucun rôle dans cette affaire. Honnêtement, je ne sais pas. Et le principe général d'une relation énergétique entre la Russie et l'Europe n'est pas contestable. Ce n'est pas nouveau en plus.
Q - Ce n'étaient pas les intérêts des Polonais qui étaient en jeu mais les intérêts de Hitler surtout. C'est la question si ce gaz vient par l'Ukraine ou non, c'est cela, l'état de l'opinion était telle que nous devons à chaque prix défendre les intérêts de l'Ukraine parce que l'indépendance de l'Ukraine est considérée chez nous comme une question primordiale. L'Ukraine indépendante, c'est quelque chose de très bon pour toute l'Europe, même pour vous ?
R - Cela est un autre sujet. Mais en tous cas, on ne peut pas contester le fait que l'Europe peut développer ses relations énergétiques avec la Russie. Pour le moment, votre priorité c'est quand même de défendre les intérêts polonais.
Q - Oui, mais l'intérêt polonais est très lié avec l'intérêt ukrainien, parce que c'est notre plus grand voisin... ?
R - Ne compliquez pas le problème. C'est une initiative du président de la Commission, alors après on peut discuter, on peut essayer de tenir compte de tous les éléments, de tous les intérêts des uns et des autres, bien sûr.
Q - Est ce que vous croyez vraiment, Monsieur le Ministre, que l'Union est en mesure de conduire la politique étrangère commune ?
R - D'abord commune, cela ne veut pas dire unique.
Q - Quelle différence ?
R - La différence, c'est comme à propos de la monnaie. A propos de la monnaie, on a discuté pendant des années entre le fait de savoir si l'on faisait une monnaie commune, - c'est à dire on gardait les monnaies nationales et puis on créait au-dessus une monnaie commune uniquement pour les transactions entre les banques centrales -, ou si on faisait une monnaie unique.
En matière de monnaie, nous sommes arrivés à la conclusion que l'on pouvait faire une monnaie unique, parce qu'une fois que l'on a pris la décision conceptuelle, c'est assez facile.
En matière de politique étrangère, on ne peut pas, parce que l'on ne peut pas prendre une décision politique pour dire à partir du 1er mars, que l'on décide que tout le monde pense la même chose sur des tas de choses. On ne peut pas faire cela, on ne peut dire que tout le monde va avoir la même pensée sur le Proche-Orient à partir du 30 janvier, on ne peut pas, ce sont des mentalités nationales extrêmement anciennes, très enracinées, très différentes, donc nous sommes obligés de procéder de façon progressive. Il faut comprendre cela comme un objectif. Nous voulons développer une politique étrangère et de sécurité commune et cela passe par des étapes. La première étape, c'est qu'il faut faire en sorte que les politiques étrangères nationales se contredisent au minimum. Il ne faut pas de contradictions, il ne faut pas d'antagonisme, etc.... Il faut poursuivre les mêmes objectifs, après il faut essayer de développer une conception commune, une culture commune. Aujourd'hui, si vous prenez la question du Proche-Orient, par exemple, les quinze membres de l'Union n'ont pas la même réaction sur le sujet. Cela ne peut pas se traiter par règlement, cela ne peut se traiter que par une évolution intellectuelle, une discussion, un dialogue, c'est pour cela que l'on est obligé d'être progressif....
Alors nous avons un Haut représentant pour la politique étrangère commune, qui est M. Solana, mais il ne peut s'exprimer que sur les sujets où les Quinze sont d'accord. Je crois que je vous fais une réponse réaliste, c'est un objectif stratégique, ambitieux, mais il faut y aller par étape, progressivement et chaque année l'on avance tout le temps, mais il faut savoir en même temps qu'il restera des politiques étrangères nationales fortes en Europe et que personne ne fera disparaître bureaucratiquement, ni la politique étrangère française, britannique, allemande, polonaise.
Q - On avance vers quoi alors ?
R - On avance vers des politiques étrangères de mieux en mieux coordonnées. Quand vous avez une expression commune des Quinze aujourd'hui, nous sommes d'accord ensemble pour dire telle chose, c'est notre travail à nous, c'est de faire en sorte que la zone coordonnée soit de plus en plus large et que petit à petit les opinions publiques évoluent. Nous avons l'héritage d'opinions publiques qui n'ont pas les mêmes réactions. Tous les pays d'Europe se sont combattus, c'est l'histoire, ils ont tous défendu des positions différentes. Tous les pays colonisateurs ont été en compétition féroce dans toutes les régions du monde, c'est quelque chose qui survit dans la mentalité nationale pendant très longtemps.
Donc, nous avons également un rôle des ministres des Affaires étrangères, un certain rôle de pédagogue en même temps pour essayer de faire apparaître des positions communes. Il y a des sujets sur lesquels nous avons des positions communes. Ce sont des positions de principe de la démocratie, des Droits de l'Homme, de développement, de prévention des conflits, tout le monde est d'accord.
Quand on est sur un problème particulier, le Timor par exemple, le Portugal a des réactions particulières sur le Timor alors que les Pays-Bas qui ont des liens avec l'Indonésie n'ont pas la même réaction. Il faut faire évoluer tout cela petit à petit.
Q - Juste pour conclure cette question. Imaginez-vous dans le futur très éloigné, la Fédération européenne ?
R - Non, je ne crois pas. C'était peut être possible si l'on était 6 ou 9 pays très proches. Mais avec des pays aussi nombreux et aussi différents, je ne crois pas. Je crois que ce n'est pas réalisable. Alors que peut être une confédération, je crois que le mot est plus exact, plus proche de la réalité mais je n'arrive pas à imaginer que dans l'Europe de demain, la France, la Grande-Bretagne, l'Espagne, la Pologne, la Suède veuillent disparaître dans un système fédéral. Je ne crois pas et j'ai eu une discussion très intense avec tous ceux qui défendent les idées fédérales, comme M. Fischer et beaucoup d'autres et je n'arrive pas à voir comment cela marche quand je discute avec eux, quand je pose des questions et que l'on me donne les réponses, je ne vois pas comment cela marche. On ne peut pas comparer avec les Etats-Unis, qui n'avaient pas plusieurs vieilles nations à mettre ensemble.
Je pense que nous allons constituer un système tout à fait original comme nous l'avons fait depuis le début, qui sera une forme moderne de confédération, avec, dans certains domaines, une unité très forte, presque fédérale en matière de monnaie par exemple ; dans d'autres domaines on gardera la coopération intergouvernementale la mieux coordonnée possible, il y aura des zones entre les deux ; c'est pour cela que je trouve que le mot confédéral est plus juste par rapport à la définition d'ensemble et nous sommes obligés de trouver des solutions originales tout le temps mais personne n'a jamais fait cela avant.
Q - Est-ce que l'Europe sera assez prête pour cette Europe, disons confédérale, pour être concurrente aux autres forces dans le monde ?
R - La force économique de l'Europe est évidente; dans les autres domaines cela dépendra de notre capacité a adopter des politiques communes, cela dépend.
Q - Mais justement, cette politique de défense pour la France très engagée avec la force commune. Est-ce que cela demande une certaine vue sur la politique étrangère quant à l'emploi de cette force ?
R - Oui, mais c'est quelque chose que l'on crée petit à petit. Déjà le fait que les quinze pays d'Europe étaient d'accord pour créer une Europe de la Défense, c'est un progrès énorme, parce qu'avant, la plupart des pays d'Europe pensaient qu'il y avait une contradiction entre l'amitié avec les Etats-Unis et la défense européenne, jusqu'au jour où grâce à la France et la Grande-Bretagne, ils ont admis l'idée qu'il n'y avait pas de contradiction.
Il y a des problèmes qui nous paraissent insolubles aujourd'hui qui trouveront une solution dans dix ans, parce que les mentalités auront évolué.
Q - Je me demande si l'on peut employer la force militaire sans un commandement politique ?
R - Les alliés pendant la guerre 14/18 ont fait un grand commandement unifié, ils n'ont pas eu besoin de fusionner les pays. Il y avait un grand quartier général à Paris où il y avait les Américains, les Anglais, les Français, donc ce n'est pas automatique. On n'est pas obligé de tout fusionner. On n'est pas obligé d'arriver à une intégration qui détruit les nations pour trouver une bonne solution par rapport à cela.
Ce qui est vrai en matière de défense, c'est que cela touche à des choses tellement importantes, qu'il n'y aura à mon avis jamais utilisation de l'Europe de la défense sans accord unanime, c'est évident. Cela est trop grave, ce n'est pas un sujet où l'on va voter à la majorité qualifiée, certainement pas.
Il y aura des actions, mais l'Europe change tout le temps, elle s'enrichit avec les nouveaux. Un jour la Pologne sera dedans, donc la conception polonaise du monde fera partie de la synthèse générale et tout le défi c'est d'arriver à combiner cette diversité qui est une grande richesse en même temps. Il ne faut pas voir cette diversité comme un handicap, c'est une extraordinaire richesse. Un des grands problèmes du monde des vingt ou trente prochaines années, cela va être précisément de garder les diversités, l'identité tout en créant des ensembles qui fassent le poids par rapport au monde.
Q - Yougoslavie. Il paraît que M. Kostunica va réunir les esprits entre Yougoslavie et Monténégro. Est-ce que vous imaginez que le Monténégro va faire sécession et que va-t-il se passer et quelle sera la réaction de l'Union européenne si le Monténégro fait sécession ?
R - D'abord tous les pays d'Europe soutiennent le changement en Yougoslavie, c'est en connaissance de cause, pour que ce changement vers la démocratie soit de plus en plus fort, devienne irréversible et arrive à changer profondément ce pays, les structures politiques, les mentalités, cela c'est l'axe de notre soutien.
Par rapport au Monténégro, les Quinze considèrent que M. Djukanovic a été tout à fait courageux face à Milosevic, tout le monde reconnaît cela, mais personne n'est favorable à la sécession du Monténégro, personne, ni en Europe, ni même aux Etats-Unis. Je parle de l'administration américaine. Nous demandons à M. Djukanovic d'être modéré et de faire preuve de retenue, d'être réaliste par rapport à ses ambitions. Nous sommes tout à fait disposés à garder une coopération avec le Monténégro, à aider le Monténégro par rapport à ses problèmes économiques ou sur d'autres sujets, mais nous ne souhaitons pas alimenter nos divisions. Il y a une position unanime.
Q - Et si la situation de Bosnie-Herzégovine se reproduit, c'est-à-dire si quand même il y a une sécession ?
R - Non. A l'heure actuelle, il y a vraiment unité chez les Quinze, nous ne sommes pas du tout dans la situation de 1990/91. La majorité des pays a essayé de ralentir la désintégration de la Yougoslavie pour pouvoir encadrer le processus. La doctrine n'est plus la même. Donc notre action aussi bien par rapport à M. Kostunica et à M. Djukanovic et au Sommet de Zagreb et après, est d'essayer d'orienter les choses dans le bon sens.
Q - Les plus mauvaises perspectives, c'est pour vous... parce que pour les Monténégrins ce n'est pas la plus mauvaise perspective d'être enfin un pays indépendant ?
R - Sur le plan de l'avenir des Balkans, les Quinze considèrent que ce n'est pas une bonne chose d'augmenter la division des Balkans et les Quinze n'ont pas l'intention d'aider cela. Les pays qui espèrent l'aide internationale dans leur politique doivent réfléchir...
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 novembre 2000)