Texte intégral
Mesdames, Messieurs,
Tout au long de cette journée, vous allez échanger dans ce forum vos expériences et mettre en commun vos connaissances, et réfléchir sur la politique de l'Union européenne en matière de Droits de l'Homme. Je suis venu vous y encourager.
Vous le savez, car je me suis exprimé à plusieurs reprises à ce sujet : dans ce domaine des Droits de l'Homme, je privilégie plutôt la recherche des résultats concrets. Je ne suis pas particulièrement adepte de la diplomatie déclamatoire ni de celle des bons sentiments, car son efficacité est douteuse. Je suis heureux de l'occasion qui m'est fournie d'en parler devant vous.
*
Nous observons dans le monde un formidable hiatus entre des sociétés ultra démocratiques, des sociétés plus ou moins avancées dans la voie de la démocratisation, des sociétés superficiellement démocratiques et quelques-unes qui ne le sont pas du tout. Confrontée à cette réalité, notre action doit à mon sens viser en priorité à renforcer le mouvement interne des sociétés vers la modernité et la démocratie, ce qui n'exclut pas des incitations extérieures.
I - Avant d'aller plus loin, je ferai une remarque préalable : puisque nous trouvons légitime d'adresser aux autres peuples et dirigeants, conseils et admonestations, commençons par vérifier que nous sommes chez nous à la hauteur de ce que nous exigeons des autres. Comment faire encore mieux chez nous en Europe ? Certes, les droits les plus divers y sont déjà garantis dans nos pays par des instruments juridiques nombreux et perfectionnés. Nous nous sommes habitués à subir la critique et l'investigation. De plus, les trois institutions européennes viennent la semaine dernière de proclamer à Nice une Charte des droits fondamentaux, texte clair qui marquera les esprits. Je l'ai signée pour le Conseil, au nom de la Présidence. Par cette Charte, l'Union européenne manifeste qu'elle n'est pas seulement un grand marché mais aussi une communauté fondée sur des valeurs communes. Je rappelle que la rédaction de la Charte a été le fruit d'un travail fécond et original, auquel ont contribué outre les représentants des gouvernements, les parlements, les associations multiples. Ce texte va loin puisqu'il définit avec clarté parmi les droits affirmés, des droits sociaux - malgré l'opposition initiale de certains pays - ainsi que de nouveaux aspects des Droits de l'Homme relatifs notamment à l'usage d'Internet, à l'environnement, à la bioéthique. Elle nous a permis enfin de confirmer certains acquis, dont on oublie trop souvent qu'ils sont récents, comme l'abolition de la peine de mort.
L'affirmation d'une conscience collective européenne est essentielle pour l'avenir, pour notre cohésion, pour nous permettre de progresser encore, d'exercer dans le monde une influence positive ou à l'inverse de résister à des dérapages toujours possibles. C'est pourquoi l'Union européenne a perfectionné à Nice son mécanisme d'alerte précoce en cas de menace sur ses valeurs fondamentales, dans l'un de ses pays membres. Par ailleurs, elle prépare activement la prochaine Conférence mondiale contre le racisme.
Nous préserverons également le droit pour les hommes et les femmes persécutés ou menacés en raison de ce qu'ils sont ou de ce qu'ils croient de trouver refuge dans nos pays. Ce qui n'est en aucune façon contradictoire ni avec la maîtrise des flux migratoires, ni avec la nécessaire lutte contre l'immigration clandestine. La Présidence française a poursuivi activement le travail engagé dans ce domaine à Tampere. Ce ne sont là que des exemples. Je résumerai en disant que, d'une façon générale, le perfectionnement de la démocratie devra se poursuivre en Europe comme ailleurs.
II - J'en viens à une question plus complexe de notre attitude à l'égard des pays et des sociétés non encore démocratiques. Au-delà même de l'Europe où la démocratie est maintenant partout établie ou rétablie, dans le monde entier les peuples aspirent à la démocratie. L'Union européenne qui dispose de tout un éventail de moyens pour mettre en oeuvre sa politique extérieure et de développement, qu'il s'agisse des accords de partenariat signés avec de nombreux pays dans le monde, ou de ses capacités d'action dans le cadre de la PESC, veut encourager ces aspirations à se réaliser. Nous devons réfléchir à la meilleure façon d'utiliser ces moyens, et cette réunion fournit pour cela une bonne occasion.
Faut-il imposer les progrès de l'extérieur ? Ou peut-on avoir foi dans le mouvement interne des sociétés ? C'est une grande question. Mais je n'oppose pas les deux termes. Selon moi l'Union européenne doit agir sans esprit conquérant, ni néocolonial, dans l'ouverture et le souci du dialogue. Nos pays ont trop oublié leur propre histoire, notamment que la démocratie n'y est pas tombée du ciel. Elle a été le fruit de processus historiques internes complexes, marqués par des heurts et des combats, par des avancées et des retours en arrière. Nous devons nous en souvenir quand nous constatons que de nombreux pays dans le monde, tout en admettant de plus en plus, et c'est heureux, le caractère universel de l'aspiration à la démocratie, contestent la façon dont l'Occident utilise parfois cette aspiration pour imposer au passage ses propres conceptions et ses intérêts dans toutes sortes de domaines.
Si nous voulons être efficaces et pas seulement dénoncer, critiquer ou prendre des positions, il faut utiliser la "boîte à outils" dont nous disposons, les aides de l'Europe, de façon adaptée à chaque situation particulière et non pas plaquer mécaniquement sur elles des solutions toutes faites.
Mais pour ne pas seulement transposer nos modèles et soutenir au mieux les processus internes, nous devons nous ancrer dans chaque réalité. Quand je dis cela je ne fais pas écho à la thèse choquante et sotte selon laquelle certains peuples pour telle ou telle raison ne seraient pas faits pour la démocratie, mais à l'expérience historique que j'évoquais il y a un instant : aucun peuple n'a bâti la démocratie en un jour. Elle n'est pas du café instantané. On ne se convertit pas à la démocratie en un instant ! On la construit pierre à pierre. Cela ne conduit pas à admettre qu'il faille partout comme chez nous, deux à trois siècles pour bâtir la démocratie, mais devrait faire mieux admettre la nécessité d'étapes, à faire raisonner en termes de processus et donc à chercher la combinaison la plus utile et la plus féconde d'incitations, d'aides, de sanctions même le cas échéant pour accélérer et renforcer ce processus. Le problème est que l'Occident d'aujourd'hui (le précédent Sénat des Etats-Unis en était une caricature) impatient et sûr de son bon droit est tenté par un recours non pas ponctuel, réfléchi et limité dans le temps, mais systématique à ces politiques de sanctions, moyen commode, expéditif et sans risque, croient ses instigateurs, de peser sur le sort des autres peuples et de leur imposer nos conceptions au rythme fixé par nous. Dans quelques rares cas cela peut être positif et décisif, je pense à l'Afrique du Sud. Mais le plus souvent, les sanctions aveugles et mécaniquement reconduites frappent beaucoup plus les populations - pensons à l'Iraq, à Cuba ou ce qui était en train d'advenir en Serbie avant le changement - que les dirigeants. Nos opinions en sont, je crois, de plus en plus convaincues. Ceci devrait nous faire réfléchir, et j'espère aussi les Etats-Unis, avant de nous engager dans des logiques de sanctions, politique ou économique, face à des situations, des politiques, des régimes qui nous choquent. La morale, qui devrait se juger aux résultats au moins autant qu'aux intentions, y trouve rarement son compte. Condamner ou sanctionner est facile. Faire bouger en profondeur les sociétés et les mentalités est plus difficile. Mais c'est cela notre tâche. Cela dit, ce réalisme ne doit pas servir d'alibi à un statu quo détestable. Je suis sensible à ce risque. Le dialogue dans les situations critiques ne doit pas être complaisant et doit déboucher sur des progrès tangibles. Les conditionnalités sont nécessaires mais doivent être pertinentes. A cet égard votre vigilance critique mais aussi constructive et votre expérience combinées sont précieuses.
Chaque fois que cela est possible, il faut donc essayer d'agir via les structures locales plutôt que d'imposer des intervenants extérieurs, ou alors en soutien de celles-ci. Le débat sur la lutte contre l'impunité nous en offre une illustration. Dans de nombreux pays des voies ont été trouvées au niveau national pour surmonter et apurer l'héritage des tragédies, faciliter le retour à la paix civile et promouvoir la réconciliation. Je pense aux commissions vérité et réconciliation, au recours à des mécanismes de justice coutumière comme au Mozambique, à d'autres formules encore. Dans l'affaire Pinochet, tant ceux qui craignaient que son arrestation à Londres ne déstabilise le Chili que ceux qui annonçaient l'enterrement de l'affaire avec son retour à Santiago se sont trompés. Ceux qui ont eu confiance dans la démocratie chilienne ont eu plus raison. Mais dans les cas où la justice est défaillante, incapable ou dominée par un pouvoir non démocratique, il fallait qu'existe un recours pour combler ce vide et mettre un terme à l'impunité : c'est la fonction de la Cour pénale internationale qui entrera en vigueur lorsque 60 pays l'auront ratifiée - la France l'a fait une des premières -. Mais n'oublions pas que la Cour est complémentaire des juridictions nationales et que les Etats gardent la responsabilité première et principale de la prévention et de la répression des crimes, même des plus grands. De même il ne faudrait pas que les hommes politiques et les diplomates se croient déchargés de leurs responsabilités ou dispensés de leurs efforts face aux guerres et aux tragédies du fait de l'existence prochaine d'une telle cour, car si juger et lutter contre l'impunité sont des fins en soi, juger et résoudre ne sont pas toujours la même chose.
Je parlais du rôle des acteurs locaux de la démocratisation. Parmi ceux-ci le rôle des défenseurs des Droits de l'Homme - ONG, avocats, syndicats, journalistes, etc. - est essentiel, j'en suis parfaitement convaincu. Je voudrais à cet égard saluer l'action de Mme Jilani, que le Secrétaire général des Nations unies a désignée pour être son Représentant spécial pour les défenseurs des Droits de l'Homme et que je remercie d'être ici aujourd'hui. Il est important que l'Union européenne soutienne son action et nous comptons beaucoup sur sa participation à ce Forum pour comprendre comment nous pouvons agir en ce sens.
Notre politique de coopération doit s'inspirer de ces principes : elle doit favoriser la construction d'Etats modernes et efficaces mais aussi démocratiques et capables de garantir une fois édifiés le respect des libertés et de la démocratie. Ainsi, l'appui à la mise en uvre d'un droit clair et moderne, la création de juridictions compétentes, responsables et indépendantes, d'administrations modernes, à la formation de fonctionnaires publics ou de personnels de police, à la mise en place de systèmes éducatifs modernes, contribuent-elles toutes ensemble à la modernisation, à la démocratisation et donc à un plus grand respect des Droits de l'Homme. N'oublions pas cependant que c'est le développement économique et social qui demeure le facteur essentiel de transformation des sociétés, comme le montre l'histoire des deux ou trois siècles écoulés. Les progrès imposés ou plaqués de l'extérieur peuvent obtenir des "démocraties-Potemkine", mais ils ne sont pas durables parce qu'ils ne sont pas enracinés dans les réalités. Or dans le monde actuel, les inégalités se creusent. Mais là aussi il faut faire attention : le sous-développement ne peut et ne doit jamais être une excuse à la violation des Droits de l'Homme, surtout aux droits fondamentaux : la vie, la liberté. Mais l'enjeu est plus encore de faire évoluer les situations de sous développement dans lesquelles s'enracine l'absence de démocratie que d'en condamner les inévitables conséquences et manifestations. En tout cas quand on est ambitieux, comme vous l'êtes et comme nous le sommes.
Notre action sur ce plan serait incomplète sans une participation active et vigilante à l'élaboration de normes internationales. Dans le monde global, où la normalisation galope sur bien des plans, la question "qui fait les normes ?" est devenue centrale. Ce n'est pas de cela principalement dont je suis venu vous parler ce matin. Néanmoins cette remarque s'applique aux normes éthiques, au sens ou on entend l'éthique aujourd'hui, comme aux autres. Donc qui doit élaborer les normes éthiques ? La société civile ? Tout d'abord de quelles forces s'agit-il ? Les ONG ? Je salue leur vitalité, leur dynamisme, leurs convictions et souvent même j'admire leur audace mais je ne pense pas possible de faire des ONG en général, comme système, une panacée, je n'hésite pas à le dire devant vous. Il y a aujourd'hui, dit-on, 25 000 ONG dans le monde. Elles défendent des causes générales mais aussi parfois particulières. Et c'est leur rôle et c'est leur droit. Mais combien d'entre elles sont transparentes ? Combien d'intérêts particuliers se dissimulent-ils derrière certaines d'entre elles ? Il existe aussi une question de concurrence dans le monde des ONG ; ce n'est pas une ONG nigériane qui ira s'ingérer en Irlande du Nord. Il me semble que, dans leur intérêt propre, les ONG conscientes de ce problème devraient prendre l'initiative d'un effort de transparence et de déontologie et le faire savoir. Sous réserve de cette remarque, je suis très favorable à la coopération avec les ONG, au dialogue avec elles et je l'ai d'ailleurs encouragé, développé au ministère des Affaires étrangères. Cela a été, par exemple, particulièrement très utile pour le Kosovo et la Serbie. Mais je pense en même temps que les gouvernements n'ont pas à abdiquer leurs responsabilités particulières ; ils doivent les assumer. En démocratie, leur rôle est de prendre des décisions à long terme dans l'intérêt général, et cela personne ne peut le faire à leur place. Ils doivent être ouverts et modernes, cela va de soi, mais sans complexes. De plus, dans un monde où les cinq plus grandes entreprises ont un chiffre d'affaires qui équivaut au PNB de 130 Etats membres des Nations unies et où le chiffre d'affaires du crime organisé équivaut, dit-on, au PNB d'un grand pays européen, je sais trop bien quelles forces combleraient le vide créé par le retrait des Etats. En tout cas, je peux vous le dire, pas l'abstraite "société civile internationale", mais bien d'autres forces très concrètes.
Pour moi, le schéma le plus prometteur c'est donc une coopération active entre des gouvernements ouverts et des ONG à la fois responsables et stimulantes, capables d'aiguillonner l'action publique et de manifester leur vigilance. Les exemples ne manquent pas : négociation sur les mines antipersonnel ; question du statut des victimes dans le cadre de la négociation sur la Cour pénale internationale ; interdiction des armes de petit calibre ; bien d'autres encore. Des problèmes demeurent, comme en témoigne la difficulté à gérer l'octroi du statut consultatif du Conseil économique et social des Nations unies. La réflexion doit se poursuivre.
Mesdames, Messieurs,
Vous le savez comme moi, vous le constatez sur les terrains où vous travaillez : l'idéal des Droits de l'Homme et de la "communauté d'humanité" auquel il renvoie, comme l'expression idéaliste "communauté internationale", est encore très loin d'être atteint. Certes, ces dernières années, le monde a enregistré des avancées massives du droit et de la justice. Toutefois, elles ne doivent pas occulter la différence qui demeure parfois abyssale entre les pays les plus développés sur tous les plans, y compris celui de la démocratie, et les autres. L'impatience occidentale à cet égard, la volonté d'intervenir, d'aider, de critiquer, de s'ingérer, même relayées par d'innombrables bonnes volontés, dévouement et militantisme dans tous les pays, même inspirées par les meilleures intentions, ne fournissent pas de solution miracle, de petite porte magique comme dans Alice au pays des merveilles ! Donc une seule solution, la persévérance. Ce pourrait être décourageant uniquement si nous cédions à l'impatience fébrile typique de notre époque. Mais je suis sûr de votre ténacité. En conclusion, je considère qu'au-delà des interventions humanitaires dans des situations d'urgence, il n'y a pas de question plus importante à laquelle les ONG peuvent contribuer à trouver la bonne réponse, théorique et concrète, que celle-ci : "comment hâter et favoriser partout dans le monde, pas uniquement par des dénonciations, une démocratisation réelle et durable ? Et comment faire progresser régulièrement, sans attendre, en tous lieux et en évitant le retour en arrière - qui peut naître de maladresses dans la gestion politique d'une situation, le respect des Droits de l'Homme ?". Je vous souhaite un bon travail./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 décembre 2000)
Tout au long de cette journée, vous allez échanger dans ce forum vos expériences et mettre en commun vos connaissances, et réfléchir sur la politique de l'Union européenne en matière de Droits de l'Homme. Je suis venu vous y encourager.
Vous le savez, car je me suis exprimé à plusieurs reprises à ce sujet : dans ce domaine des Droits de l'Homme, je privilégie plutôt la recherche des résultats concrets. Je ne suis pas particulièrement adepte de la diplomatie déclamatoire ni de celle des bons sentiments, car son efficacité est douteuse. Je suis heureux de l'occasion qui m'est fournie d'en parler devant vous.
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Nous observons dans le monde un formidable hiatus entre des sociétés ultra démocratiques, des sociétés plus ou moins avancées dans la voie de la démocratisation, des sociétés superficiellement démocratiques et quelques-unes qui ne le sont pas du tout. Confrontée à cette réalité, notre action doit à mon sens viser en priorité à renforcer le mouvement interne des sociétés vers la modernité et la démocratie, ce qui n'exclut pas des incitations extérieures.
I - Avant d'aller plus loin, je ferai une remarque préalable : puisque nous trouvons légitime d'adresser aux autres peuples et dirigeants, conseils et admonestations, commençons par vérifier que nous sommes chez nous à la hauteur de ce que nous exigeons des autres. Comment faire encore mieux chez nous en Europe ? Certes, les droits les plus divers y sont déjà garantis dans nos pays par des instruments juridiques nombreux et perfectionnés. Nous nous sommes habitués à subir la critique et l'investigation. De plus, les trois institutions européennes viennent la semaine dernière de proclamer à Nice une Charte des droits fondamentaux, texte clair qui marquera les esprits. Je l'ai signée pour le Conseil, au nom de la Présidence. Par cette Charte, l'Union européenne manifeste qu'elle n'est pas seulement un grand marché mais aussi une communauté fondée sur des valeurs communes. Je rappelle que la rédaction de la Charte a été le fruit d'un travail fécond et original, auquel ont contribué outre les représentants des gouvernements, les parlements, les associations multiples. Ce texte va loin puisqu'il définit avec clarté parmi les droits affirmés, des droits sociaux - malgré l'opposition initiale de certains pays - ainsi que de nouveaux aspects des Droits de l'Homme relatifs notamment à l'usage d'Internet, à l'environnement, à la bioéthique. Elle nous a permis enfin de confirmer certains acquis, dont on oublie trop souvent qu'ils sont récents, comme l'abolition de la peine de mort.
L'affirmation d'une conscience collective européenne est essentielle pour l'avenir, pour notre cohésion, pour nous permettre de progresser encore, d'exercer dans le monde une influence positive ou à l'inverse de résister à des dérapages toujours possibles. C'est pourquoi l'Union européenne a perfectionné à Nice son mécanisme d'alerte précoce en cas de menace sur ses valeurs fondamentales, dans l'un de ses pays membres. Par ailleurs, elle prépare activement la prochaine Conférence mondiale contre le racisme.
Nous préserverons également le droit pour les hommes et les femmes persécutés ou menacés en raison de ce qu'ils sont ou de ce qu'ils croient de trouver refuge dans nos pays. Ce qui n'est en aucune façon contradictoire ni avec la maîtrise des flux migratoires, ni avec la nécessaire lutte contre l'immigration clandestine. La Présidence française a poursuivi activement le travail engagé dans ce domaine à Tampere. Ce ne sont là que des exemples. Je résumerai en disant que, d'une façon générale, le perfectionnement de la démocratie devra se poursuivre en Europe comme ailleurs.
II - J'en viens à une question plus complexe de notre attitude à l'égard des pays et des sociétés non encore démocratiques. Au-delà même de l'Europe où la démocratie est maintenant partout établie ou rétablie, dans le monde entier les peuples aspirent à la démocratie. L'Union européenne qui dispose de tout un éventail de moyens pour mettre en oeuvre sa politique extérieure et de développement, qu'il s'agisse des accords de partenariat signés avec de nombreux pays dans le monde, ou de ses capacités d'action dans le cadre de la PESC, veut encourager ces aspirations à se réaliser. Nous devons réfléchir à la meilleure façon d'utiliser ces moyens, et cette réunion fournit pour cela une bonne occasion.
Faut-il imposer les progrès de l'extérieur ? Ou peut-on avoir foi dans le mouvement interne des sociétés ? C'est une grande question. Mais je n'oppose pas les deux termes. Selon moi l'Union européenne doit agir sans esprit conquérant, ni néocolonial, dans l'ouverture et le souci du dialogue. Nos pays ont trop oublié leur propre histoire, notamment que la démocratie n'y est pas tombée du ciel. Elle a été le fruit de processus historiques internes complexes, marqués par des heurts et des combats, par des avancées et des retours en arrière. Nous devons nous en souvenir quand nous constatons que de nombreux pays dans le monde, tout en admettant de plus en plus, et c'est heureux, le caractère universel de l'aspiration à la démocratie, contestent la façon dont l'Occident utilise parfois cette aspiration pour imposer au passage ses propres conceptions et ses intérêts dans toutes sortes de domaines.
Si nous voulons être efficaces et pas seulement dénoncer, critiquer ou prendre des positions, il faut utiliser la "boîte à outils" dont nous disposons, les aides de l'Europe, de façon adaptée à chaque situation particulière et non pas plaquer mécaniquement sur elles des solutions toutes faites.
Mais pour ne pas seulement transposer nos modèles et soutenir au mieux les processus internes, nous devons nous ancrer dans chaque réalité. Quand je dis cela je ne fais pas écho à la thèse choquante et sotte selon laquelle certains peuples pour telle ou telle raison ne seraient pas faits pour la démocratie, mais à l'expérience historique que j'évoquais il y a un instant : aucun peuple n'a bâti la démocratie en un jour. Elle n'est pas du café instantané. On ne se convertit pas à la démocratie en un instant ! On la construit pierre à pierre. Cela ne conduit pas à admettre qu'il faille partout comme chez nous, deux à trois siècles pour bâtir la démocratie, mais devrait faire mieux admettre la nécessité d'étapes, à faire raisonner en termes de processus et donc à chercher la combinaison la plus utile et la plus féconde d'incitations, d'aides, de sanctions même le cas échéant pour accélérer et renforcer ce processus. Le problème est que l'Occident d'aujourd'hui (le précédent Sénat des Etats-Unis en était une caricature) impatient et sûr de son bon droit est tenté par un recours non pas ponctuel, réfléchi et limité dans le temps, mais systématique à ces politiques de sanctions, moyen commode, expéditif et sans risque, croient ses instigateurs, de peser sur le sort des autres peuples et de leur imposer nos conceptions au rythme fixé par nous. Dans quelques rares cas cela peut être positif et décisif, je pense à l'Afrique du Sud. Mais le plus souvent, les sanctions aveugles et mécaniquement reconduites frappent beaucoup plus les populations - pensons à l'Iraq, à Cuba ou ce qui était en train d'advenir en Serbie avant le changement - que les dirigeants. Nos opinions en sont, je crois, de plus en plus convaincues. Ceci devrait nous faire réfléchir, et j'espère aussi les Etats-Unis, avant de nous engager dans des logiques de sanctions, politique ou économique, face à des situations, des politiques, des régimes qui nous choquent. La morale, qui devrait se juger aux résultats au moins autant qu'aux intentions, y trouve rarement son compte. Condamner ou sanctionner est facile. Faire bouger en profondeur les sociétés et les mentalités est plus difficile. Mais c'est cela notre tâche. Cela dit, ce réalisme ne doit pas servir d'alibi à un statu quo détestable. Je suis sensible à ce risque. Le dialogue dans les situations critiques ne doit pas être complaisant et doit déboucher sur des progrès tangibles. Les conditionnalités sont nécessaires mais doivent être pertinentes. A cet égard votre vigilance critique mais aussi constructive et votre expérience combinées sont précieuses.
Chaque fois que cela est possible, il faut donc essayer d'agir via les structures locales plutôt que d'imposer des intervenants extérieurs, ou alors en soutien de celles-ci. Le débat sur la lutte contre l'impunité nous en offre une illustration. Dans de nombreux pays des voies ont été trouvées au niveau national pour surmonter et apurer l'héritage des tragédies, faciliter le retour à la paix civile et promouvoir la réconciliation. Je pense aux commissions vérité et réconciliation, au recours à des mécanismes de justice coutumière comme au Mozambique, à d'autres formules encore. Dans l'affaire Pinochet, tant ceux qui craignaient que son arrestation à Londres ne déstabilise le Chili que ceux qui annonçaient l'enterrement de l'affaire avec son retour à Santiago se sont trompés. Ceux qui ont eu confiance dans la démocratie chilienne ont eu plus raison. Mais dans les cas où la justice est défaillante, incapable ou dominée par un pouvoir non démocratique, il fallait qu'existe un recours pour combler ce vide et mettre un terme à l'impunité : c'est la fonction de la Cour pénale internationale qui entrera en vigueur lorsque 60 pays l'auront ratifiée - la France l'a fait une des premières -. Mais n'oublions pas que la Cour est complémentaire des juridictions nationales et que les Etats gardent la responsabilité première et principale de la prévention et de la répression des crimes, même des plus grands. De même il ne faudrait pas que les hommes politiques et les diplomates se croient déchargés de leurs responsabilités ou dispensés de leurs efforts face aux guerres et aux tragédies du fait de l'existence prochaine d'une telle cour, car si juger et lutter contre l'impunité sont des fins en soi, juger et résoudre ne sont pas toujours la même chose.
Je parlais du rôle des acteurs locaux de la démocratisation. Parmi ceux-ci le rôle des défenseurs des Droits de l'Homme - ONG, avocats, syndicats, journalistes, etc. - est essentiel, j'en suis parfaitement convaincu. Je voudrais à cet égard saluer l'action de Mme Jilani, que le Secrétaire général des Nations unies a désignée pour être son Représentant spécial pour les défenseurs des Droits de l'Homme et que je remercie d'être ici aujourd'hui. Il est important que l'Union européenne soutienne son action et nous comptons beaucoup sur sa participation à ce Forum pour comprendre comment nous pouvons agir en ce sens.
Notre politique de coopération doit s'inspirer de ces principes : elle doit favoriser la construction d'Etats modernes et efficaces mais aussi démocratiques et capables de garantir une fois édifiés le respect des libertés et de la démocratie. Ainsi, l'appui à la mise en uvre d'un droit clair et moderne, la création de juridictions compétentes, responsables et indépendantes, d'administrations modernes, à la formation de fonctionnaires publics ou de personnels de police, à la mise en place de systèmes éducatifs modernes, contribuent-elles toutes ensemble à la modernisation, à la démocratisation et donc à un plus grand respect des Droits de l'Homme. N'oublions pas cependant que c'est le développement économique et social qui demeure le facteur essentiel de transformation des sociétés, comme le montre l'histoire des deux ou trois siècles écoulés. Les progrès imposés ou plaqués de l'extérieur peuvent obtenir des "démocraties-Potemkine", mais ils ne sont pas durables parce qu'ils ne sont pas enracinés dans les réalités. Or dans le monde actuel, les inégalités se creusent. Mais là aussi il faut faire attention : le sous-développement ne peut et ne doit jamais être une excuse à la violation des Droits de l'Homme, surtout aux droits fondamentaux : la vie, la liberté. Mais l'enjeu est plus encore de faire évoluer les situations de sous développement dans lesquelles s'enracine l'absence de démocratie que d'en condamner les inévitables conséquences et manifestations. En tout cas quand on est ambitieux, comme vous l'êtes et comme nous le sommes.
Notre action sur ce plan serait incomplète sans une participation active et vigilante à l'élaboration de normes internationales. Dans le monde global, où la normalisation galope sur bien des plans, la question "qui fait les normes ?" est devenue centrale. Ce n'est pas de cela principalement dont je suis venu vous parler ce matin. Néanmoins cette remarque s'applique aux normes éthiques, au sens ou on entend l'éthique aujourd'hui, comme aux autres. Donc qui doit élaborer les normes éthiques ? La société civile ? Tout d'abord de quelles forces s'agit-il ? Les ONG ? Je salue leur vitalité, leur dynamisme, leurs convictions et souvent même j'admire leur audace mais je ne pense pas possible de faire des ONG en général, comme système, une panacée, je n'hésite pas à le dire devant vous. Il y a aujourd'hui, dit-on, 25 000 ONG dans le monde. Elles défendent des causes générales mais aussi parfois particulières. Et c'est leur rôle et c'est leur droit. Mais combien d'entre elles sont transparentes ? Combien d'intérêts particuliers se dissimulent-ils derrière certaines d'entre elles ? Il existe aussi une question de concurrence dans le monde des ONG ; ce n'est pas une ONG nigériane qui ira s'ingérer en Irlande du Nord. Il me semble que, dans leur intérêt propre, les ONG conscientes de ce problème devraient prendre l'initiative d'un effort de transparence et de déontologie et le faire savoir. Sous réserve de cette remarque, je suis très favorable à la coopération avec les ONG, au dialogue avec elles et je l'ai d'ailleurs encouragé, développé au ministère des Affaires étrangères. Cela a été, par exemple, particulièrement très utile pour le Kosovo et la Serbie. Mais je pense en même temps que les gouvernements n'ont pas à abdiquer leurs responsabilités particulières ; ils doivent les assumer. En démocratie, leur rôle est de prendre des décisions à long terme dans l'intérêt général, et cela personne ne peut le faire à leur place. Ils doivent être ouverts et modernes, cela va de soi, mais sans complexes. De plus, dans un monde où les cinq plus grandes entreprises ont un chiffre d'affaires qui équivaut au PNB de 130 Etats membres des Nations unies et où le chiffre d'affaires du crime organisé équivaut, dit-on, au PNB d'un grand pays européen, je sais trop bien quelles forces combleraient le vide créé par le retrait des Etats. En tout cas, je peux vous le dire, pas l'abstraite "société civile internationale", mais bien d'autres forces très concrètes.
Pour moi, le schéma le plus prometteur c'est donc une coopération active entre des gouvernements ouverts et des ONG à la fois responsables et stimulantes, capables d'aiguillonner l'action publique et de manifester leur vigilance. Les exemples ne manquent pas : négociation sur les mines antipersonnel ; question du statut des victimes dans le cadre de la négociation sur la Cour pénale internationale ; interdiction des armes de petit calibre ; bien d'autres encore. Des problèmes demeurent, comme en témoigne la difficulté à gérer l'octroi du statut consultatif du Conseil économique et social des Nations unies. La réflexion doit se poursuivre.
Mesdames, Messieurs,
Vous le savez comme moi, vous le constatez sur les terrains où vous travaillez : l'idéal des Droits de l'Homme et de la "communauté d'humanité" auquel il renvoie, comme l'expression idéaliste "communauté internationale", est encore très loin d'être atteint. Certes, ces dernières années, le monde a enregistré des avancées massives du droit et de la justice. Toutefois, elles ne doivent pas occulter la différence qui demeure parfois abyssale entre les pays les plus développés sur tous les plans, y compris celui de la démocratie, et les autres. L'impatience occidentale à cet égard, la volonté d'intervenir, d'aider, de critiquer, de s'ingérer, même relayées par d'innombrables bonnes volontés, dévouement et militantisme dans tous les pays, même inspirées par les meilleures intentions, ne fournissent pas de solution miracle, de petite porte magique comme dans Alice au pays des merveilles ! Donc une seule solution, la persévérance. Ce pourrait être décourageant uniquement si nous cédions à l'impatience fébrile typique de notre époque. Mais je suis sûr de votre ténacité. En conclusion, je considère qu'au-delà des interventions humanitaires dans des situations d'urgence, il n'y a pas de question plus importante à laquelle les ONG peuvent contribuer à trouver la bonne réponse, théorique et concrète, que celle-ci : "comment hâter et favoriser partout dans le monde, pas uniquement par des dénonciations, une démocratisation réelle et durable ? Et comment faire progresser régulièrement, sans attendre, en tous lieux et en évitant le retour en arrière - qui peut naître de maladresses dans la gestion politique d'une situation, le respect des Droits de l'Homme ?". Je vous souhaite un bon travail./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 décembre 2000)