Interview de M. Michel Sapin, ministre de la fonction publique, à France-Inter le 19 janvier 2001, sur l'échec des négociations salariales dans la fonction publique.

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Média : France Inter

Texte intégral

S. Paoli On a beaucoup entendu dans les différents témoignages recueillis cette nuit - puisque vous avez fini de négocier à minuit passé - qu'on reproche au Gouvernement d'avoir fait plus le choix de la gestion, de l'équilibre du budget, que celui des fonctionnaires et des salariés.
- "Les propositions que le Gouvernement faisait tenaient compte des deux aspects, c'est d'ailleurs la responsabilité d'un Gouvernement que de tenir compte des deux aspects. L'Etat-employeur est employeur : il doit donc avoir vis-à-vis de ses salariés une attention, il faut chercher à les traiter de manière correcte, s'intéresser à l'évolution de leur pouvoir d'achat, éventuellement à la hausse du pouvoir d'achat pour les plus humbles, pour ceux qui ont le moins de salaire. C'est ce que je faisais. Mais en même temps, l'Etat-employeur est Etat : il gère la France, il sait qu'un budget est un budget, il sait que des finances sont des finances, il sait qu'avec le retour de la croissance les choses vont mieux mais que tout n'est pas possible. Et un Gouvernement responsable est un Gouvernement qui tient les deux bouts de la chaîne. C'est ce que j'ai souhaité faire cette nuit."
Une fois de plus, on a envie de comprendre comment ces choses-là se passent. Tout est déjà annoncé depuis de longs mois, on parle depuis des mois de ces partages des fruits de la croissance, on connaissait les propositions du Gouvernement ainsi que les demandes des syndicats. Et on découvre cette nuit, que cela coince à nouveau.
- "Il y a une double incompréhension. La première incompréhension est que les syndicats - je peux les comprendre - s'intéressent à l'année 2000 toute seule et disent que pour l'année 2000, il n'y a pas le compte. Alors que le Gouvernement et, me semble-t-il, les fonctionnaires, ceux qui touchent de l'argent tous les jours, se posent la question de savoir ce qu'est devenu leur revenu depuis trois ans, ce que va devenir leur revenu dans les deux ou trois ans qui viennent. C'est-à-dire qu'ils s'intéressent à l'évolution de leur salaire sur plusieurs années. Or, sur plusieurs années, compte tenu des résultats très positifs, qualifiés comme tels par les organisations syndicales, du dernier accord, et compte tenu des propositions que je fais pour 2001-2002, qui n'étaient pas récusées par les organisations syndicales, l'évolution globale du pouvoir d'achat des fonctionnaires, même si cela peut paraître petit pour des petits salaires, est positive. Ils n'ont pas souhaité en prendre compte, parce qu'ils ont voulu s'attacher uniquement à une année. Je juge de l'évolution des choses sur plusieurs années. Et il y a peut-être une deuxième incompréhension : nous sommes dans une année 2001 marquée par une élection en mars prochain, à la veille d'une année 2002 qui sera marquée par plusieurs élections. Peut-être certains ont-ils cru qu'un Gouvernement de gauche lâcherait, en tout état de cause, sur les salaires, indépendamment de toute autre considération ? Ce n'est pas la conception que j'ai."
Cela veut dire que la marge de manoeuvre est fixée. Il y a eu plusieurs interruptions de séances les heures dernières : dans ces cas-là - il ne s'agit pas d'être indiscret - mais j'imagine que vous passez un petit coup de fil à L. Jospin pour savoir jusqu'où on peut aller. Est-ce qu'il y a une limite infranchissable, quoi qu'il arrive, municipales ou pas ?
- "Il y a bien un moment donné où il faut s'arrêter ! Il y a bien un moment donné où on met une limite. J'ai réussi, et j'ai fait en sorte que le Gouvernement puisse prendre en compte, au cours de la négociation, ce débat qui se polarisait sur l'année 2000. J'ai réussi à faire en sorte que tout le Gouvernement, par ma voix, propose aux organisations syndicales, pour dépasser cet échec sur 2000, des mesures nouvelles qu'on appelle des points uniformes, que tout le monde puisse toucher de l'argent en plus. Ce n'est pas n'importe quoi : c'était 100 francs de plus par mois pour la moitié des fonctionnaires de l'Etat ; c'était 100 francs de plus par mois pour 85 % des fonctionnaires des collectivités territoriales ; 100 francs de plus par mois pour 60 % du personnel hospitalier en plus des augmentations en terme de maintien de pouvoir d'achat. C'était pour essayer de dépasser cela, en prenant en compte la focalisation du débat. Ces propositions que j'ai arrachées, que j'ai discutées au sein du Gouvernement pour permettre et essayer de faire en sorte de dépasser cette difficulté, n'ont pas permis de le faire."
C'est là qu'on en vient peut-être à la question du partage de la croissance. Là encore, quand on écoute ce que disent les syndicats, ils disent qu'on leur parle d'un maintien du pouvoir mais qu'il faudrait qu'on leur parle aussi de progression.
- "C'est ce dont je vous parle : je vous parle de progression du pouvoir d'achat."
Mais ils ne l'entendent pas ?
- "Non, ils ne l'entendent pas. Il y a une forme d'incompréhension, parce qu'ils s'attachent à 2000 et disent que s'ils prennent 2000 tout seul, entre le 1er janvier et le 31 décembre de 2000, il n'y a pas le compte. De ce point de vue-là, ils ont raison. Il y a une pause pour l'année 2000 parce que le résultat en terme de progression du pouvoir d'achat a été fort à la suite de l'accord de 1998-1999, et parce que je faisais des propositions pour 2001 et 2002 de progression du pouvoir d'achat pour la plupart des fonctionnaires de ce pays. Au nom de 2000, on a mis en cause des propositions que je crois à la fois fortes, ayant un vrai contenu en terme de salaire, et responsables par ailleurs pour 2001-2002. Je souhaite que cette incompréhension soit levée parce que je ne vois pas pourquoi, au nom d'une année, on sacrifierait l'évolution du pouvoir d'achat des fonctionnaires sur cinq ans, ce qui est exactement les propositions que je faisais."
En attendant, c'est bloqué. Il n'y a pas de nouvelle réunion de négociations prévue, le rendez-vous est dans la rue la semaine prochaine.
- "Quand il y a négociation, la responsabilité n'est pas seulement de savoir conclure un accord. C'est aussi de savoir reconnaître un désaccord. Et là, il y a un désaccord et je reconnais le désaccord et l'échec, si on doit le qualifier d'échec. Ce n'est pas l'échec d'une partie, c'est l'échec des deux parties dans un dialogue comme celui-ci. Je m'aperçois - j'allais dire comme d'habitude - qu'on ne sait pas, dans la fonction publique, des deux cotés de la table, conclure une série d'accords salariaux sur plusieurs années. Comme d'habitude, lorsqu'on a réussi à signer un accord pendant deux ans, il faut un an ou deux ans de désaccord pour purger en quelque sorte ce précédent accord. C'est ce que j'appelle l'immaturité du dialogue social dans la fonction publique. et quand je dis immaturité, je me mets dedans, je mets l'Etat dedans. Nous ne savons pas faire en sorte, qu'année après année, avec des années fastes et des années moins fastes, mais avec une évolution sur plusieurs années, prendre en considération le pouvoir d'achat des fonctionnaires."
On rentre dans la zone des tempêtes et cela devient un vrai sujet politique. Vous faites vous-même allusion aux enjeux électoraux, tout cela va peser très lourd.
- "Bien sur, mais quand on est un Gouvernement, la principale responsabilité ou la principale dignité de ce Gouvernement est de ne pas prendre une catégorie de Français comme des clients. Il n'y pas de clients du Gouvernement de gauche : il y a des Français. Tous les Français, les fonctionnaires comme les autres - et les fonctionnaires sont aussi capables de nous juger sur notre responsabilité -nous jugent, jugent l'ensemble de notre politique, jugent tous les aspects de notre politique, la progression du pouvoir d'achat pour les fonctionnaires mais aussi l'ensemble de l'équilibre des finances de la France."
Est-ce que vous ne craignez pas à nouveau le phénomène de délégation ? C'est-à-dire que sur question du salaire de la fonction publique ce soit la question de tous les salaires en général qui se pose. Vous avez vu le sondage à la Une de l'Humanité, ce matin, sur le dossier Danone. Les Français, majoritairement, à 84%, soutiennent l'action des employés et des salariés de Danone.
- "On peut le comprendre et d'ailleurs on ferait la même chose pour les fonctionnaires de l'Etat, je comprendrais que les salariés de Danone viennent se manifester pour les soutenir. Ceux qui sont nos salariés, qui sont les salariés de l'Etat, ne sont pas traités comme ceux de Danone. Ils sont traités dignement, même si on peut toujours revendiquer plus, même s'il est de la nature même d'un syndicat d'en demander plus que ce qui est proposé. Je crois qu'assimiler les uns aux autres serait véritablement dommageable et injuste. Est-ce que l'ensemble des Français a vu son pouvoir d'achat progresser au cours des trois années passées ? Est-ce que les patrons français proposent à l'ensemble de leurs salariés une progression du pouvoir d'achat pour les années 2001-2002 ? Je ne crois pas, ce n'est pas le cas aujourd'hui, c'est la cas dans la fonction publique, dommage d'avoir laissé passer ce train."
Un mot sur les retraites : Le Gouvernement va-t-il intervenir ?
- "Sur cette question, il faudrait là aussi peut-être éviter un amalgame dommageable au combat du privé. Quelle est la situation aujourd'hui ? Le Medef, avec une forme de blocage idéologique, veut mettre en cause la retraite à 60 ans pour, et par le biais des retraites complémentaires, passer d'une retraite pleine à 60 ans à une retraite pleine à 65 ans. Ce n'est pas ce que propose le Gouvernement ! Le Gouvernement veut combattre cela, il est en désaccord par rapport à cela. Le Gouvernement pense qu'il s'agit là d'un dialogue entre partenaires sociaux du privé qu'il faut privilégier qu'il faut encore pousser. Mais le Gouvernement est en désaccord avec cette situation. On viendrait voir des fonctionnaires protester aux côtés de leurs collègues du privé pour leur salaire, alors que d'autres se battent pour leur retraite ? Je trouve qu'il y aurait là une situation parfaitement incompréhensible, en tout cas que pour ma part j'aurais du mal à comprendre."
Mais elle est annoncée pour le 25.
- "Je pense que ce serait dommageable pour les salariés du privé qui se battaient de manière totalement unitaire, pour faire en sorte de sauver une des grandes conquêtes de la gauche, la retraite à 60 ans, qu'il n'est pas question de mettre en cause pour ce qui nous concerne, alors que d'autres veulent la mettre en cause, là comme ailleurs."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 19 janvier 2001)