Interview de M. Thierry Breton, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, à "France Inter" le 13 janvier 2006, sur l'état de la dette et les mesures à prendre pour réduire les dépenses de l'Etat.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q- D. de Villepin n'aime pas les "déclinologues", ceux qui parlent du déclin de la France ; il l'a dit cette semaine lors de ses voeux, pourtant les chiffres sont là : dette colossale de la France, 1.117 milliards d'euros, déficit commercial record en 2005, 25 milliards d'euros. Vous avez promis, avec D. de Villepin de réduire la dette publique de la France, vous proposez de serrer la ceinture après 2007, alors que, peut-être, vous ne serez, plus au pouvoir. C'est de l'effet d'annonce, cela n'a pas de sens.
R- D'abord, je voudrais dire que vous avez devant vous un ministre de l'économie optimiste, et je voudrais le dire à nos auditeurs. Certes, il y a les chiffres, vous les avez évoqués ; on a voulu, du reste, avec le Premier ministre, que les Français les connaissent, parce que la dette fait partie de la France, de nous. J'ai souhaité expliquer la situation, mais tout de suite après - vous savez que nous avons demandé un rapport à M. Pébereau, qui nous a été remis le 18 décembre sur l'état de la dette -, moins d'un mois après, nous proposons un plan d'action à cinq ans. Certes, on aurait peut-être préféré que ce plan d'action puisse se dérouler sur dix-huit mois, c'est-à-dire le tiers du quinquennat qui reste à courir jusqu'aux élections de 2007. Mais on pense que cinq ans, c'est un bon rythme. La bonne nouvelle, c'est que c'est faisable.
Q- Si la situation est si grave, pourquoi ne pas prendre des mesures immédiatement ?
R- Je ne dis pas que la situation est si grave...
Q- ... Quand même !
R- Non, P. Weill. Je ne dis pas que la situation est si grave, je dis qu'il faut en parler. On va parler ensuite du déficit de la balance commerciale. Une balance commerciale, c'est, d'un côté, le commerce extérieur, c'est-à-dire ce que l'on vend, et de l'autre côté, ce que l'on achète. Et c'est vrai que l'on a jamais tant vendu, le commerce extérieur n'a jamais été aussi important que l'année dernière ; il faut le dire car cela veut dire aussi que l'on vend nos produits. Par contre, le pétrole a augmenté, et donc c'est vrai que cela a été déséquilibré. C'est la raison pour laquelle, sans attendre, le président de la République nous a, à tous, indiqué qu'il était indispensable de poursuivre nos efforts dan le nucléaire, les énergies alternatives où la France est déjà leader mondial.
Q- Revenons à la dette publique : finalement, on n'ose pas décréter l'austérité avant une présidentielle. C'est ça, la vérité ?J
R- Je suis l'argentier des Français, et certes, je ne décrète ni l'austérité ni la rigueur. Par contre, j'appelle les uns et les autres, en particulier tous ceux qui contribuent à la dépense publique, à un peu plus de vertus. Oui, c'est bien de vertu budgétaire dont il s'agit parce que, depuis vingt-cinq ans - je l'ai dit du reste au mois de juin, quand j'ai lancé cette mission sur la dette et je le redis -, la France vit au-dessus de ses moyens. Pas les Français, la France collectivement.
Q- La vertu, c'est la rigueur ?
R- Non, pas du tout. La vertu, c'est se donner des lignes de conduite. Avant-hier, pour la première fois dans l'histoire de la République, nous avons réuni l'ensemble de tous les acteurs dépensiers - les collectivités locales, les instances de la santé et l'État -, et nous avons, pour la première fois, ensemble, décidé que oui, ce plan à cinq ans est crédible, est réaliste. Et c'est vrai que revenir à un équilibre budgétaire - les Français qui nous écoutent le comprennent ce matin -, cela veut dire se dire que, dans cinq ans, on s'impose comme règle de ne pas dépenser plus que ce qu'on gagne. Il fallait qu'on le dise, il fallait qu'on le fasse. Et bien voilà, c'est indiqué ! Au mois de juin, il y aura un débat parlementaire - aujourd'hui, on a donné les grandes lignes - au cours duquel devant la représentation nationale, je m'engagerai - avec, bien entendu, l'ensemble du Gouvernement et sous l'autorité du Premier ministre - sur un plan à cinq ans et puis on en discutera. Mais c'est faisable et c'est comme ceci que la confiance revient. On dit les choses, on se met en action, on donne les éléments pour contrôler.
Q- Etes-vous favorable à la diminution du nombre de fonctionnaires, à un départ à la retraite sur deux qui ne serait pas remplacé ?
R- Là, on est maintenant dans les moyens. Depuis cinq mois, je me suis efforcé de redonner un cap à la politique économique ; ma vision on la connaît, maintenant les moyens. Comment fait-on ?
Q- On réduit le nombre des fonctionnaires ?
R- Oh, c'est plus que ça ! Il ne s'agit pas des fonctionnaires, il s'agit des dépenses de l'État. On ne remobilise pas les uns et les autres en disant uniquement qu'il faut diminuer de tant et tant de pour cent telle ou telle catégorie, non, ce n'est pas comme cela que l'on fait. On dit tout simplement que les dépenses de l'État, aujourd'hui, sont très importantes - il s'agit de 270 milliards d'euros ; c'est un montant important -, eh bien ces dépenses de l'État, on se dit qu'on va essayer de les réduire, parce que la technologie est là, il y a Internet, on travaille autrement... C'est pour que cela qu'avec J.-F. Copé, on s'attaque maintenant au deuxième volet, la réforme de l'État, mais on sait expliquer aux Français pourquoi il faut faire la réforme.
Q- Mais vous ne répondez pas : des mesures concrètes ?
R- Les mesures concrètes sont déjà complètement engagées. Par ailleurs, pour la réforme de l'État, une vague très importante d'audits a été lancée, à trois mois, parce qu'on veut aller très vite pour précisément de mettre en action immédiatement. Et puis, c'est vrai, cela veut dire que globalement, le déficit budgétaire de l'État est de 50 milliards d'euros, on veut le réduire à zéro dans les cinq ans, il faudra donc faire une dizaine de milliards d'euros d'amélioration en augmentant la croissance, parce qu'il faut vendre plus, il faut que la croissance potentielle augmente, et en diminuant. Il y a beaucoup de marges, on peut faire beaucoup d'économie, travailler mieux...
Q- ...Moins de fonctionnaires ?
R- Bien entendu, je le fais à Bercy moi, donc je ne vais pas vous dire le contraire !
Q- On va continuer à vendre les bijoux de famille, c'est-à-dire à dire privatiser ?
R- On explique pourquoi. Les Français qui m'écoutent comprennent : quand vous avez trop de dettes, vous diminuez un peu votre train de vie : au lieu d'aller deux fois au cinéma par semaine, vous n'y allez plus qu'une fois. Si vous avez un petite studio qui ne sert pas, vous le revendez pour pouvoir vous désendettez. Et si jamais votre banquier vous dit qu'il faut peut-être rembourser un peu plus, eh bien vous travaillez un peu plus. C'est tout simplement ce que l'on dit.
Q- Les privatisations : qui est sur la liste ?
R- Plus que les privatisations, je dis "la cession d'actifs", parce que, encore une fois, l'État possède des participations dans beaucoup d'entreprises, et si ceux-ci ne sont pas stratégiques, bien entendu, on va céder ces actifs.
Q- Qui ? Des noms ?
R- Toutes les entreprises que l'on possède aujourd'hui, et qui ne sont pas encadrées par la loi - c'est le cas de EDF et de GDF, que l'on ne peut pas céder -, mais pour les autres, il n'y a pas de tabou, on verra bien au fur et à mesure.
Q- Par exemple ?
R- Le ministre de l'économie ne peut pas vous le dire, sinon je vais faire varier les cours. Attention ! A partir du moment où les entreprises sont cotées, je ne peux pas vous le dire aujourd'hui, je ferais de vous un initié ; loin de moi cette envie.
Q- Un point d'histoire : qui est responsable de cette dette publique colossale ? Le PS dit que vous avez une façon assez particulière d'évoquer l'histoire. Le PS dit qu'en 2002, le dette représentait 58 % du PIB, aujourd'hui, c'est 66 % : vrai ou faux ?
R- J'ai souhaité cette mission non partisane parce que cela concerne tous les Français. C'est la raison pour laquelle, avec M. Pébereau, il y avait des hommes de gauche, des hommes de droite, il y avait des hommes qui représentaient le PC, des syndicalistes... Des gens de toute nature et de toute idée, voire conception politique.
Q- Vous avez augmenté la dette ?
R- Non, attendez, écoutez moi : le bilan a été fait de façon très limpide, très claire, du reste, aujourd'hui, on peut se procurer ce rapport à la Documentation française. Que dit-il ? Vous savez, c'est un livre d'histoire économique, une dette. Donc, quand on le regarde très attentivement, - c'est comme ça, qu'est-ce que vous voulez ! - quand le monde s'ouvre dans les années 1980, la réponse de la France c'est de tout nationaliser. Après cela, on se plaint que la France vend moins à l'extérieur ; c'est une erreur et il faut le dire ! Quand on décide, en 1983 - c'est très important - alors que la durée de vie s'allonge que nous, en France, seul pays au monde, on va passer l'âge de la retraite de 65 à 60 ans, cela coûte cher ! On emprunte pour financer le bien-être de certains. Quand on décide de façon unilatérale - et L. Jospin le dit -, et sans concertation, que la durée du temps de travail va passer de 39 heures à 35 heures, cela alourdit d'une centaine de milliards d'euros la dette. On emprunte pour pouvoir faire notre bien-être.
Q- Donc, vous accusez les socialistes ?
R- Non, c'est vrai que la droite a aussi commis des erreurs. Par exemple quand elle décide de déplafonner l'ISF, un certain nombre de nos compatriotes quittent le territoire français avec leurs économies, avec leurs entreprises. Cela coûte aussi à la France. Donc c'est vrai et on le dit très clairement : il faut avoir le courage de dire - il n'y a pas de honte - les choses telles qu'elles sont. Et puis surtout, mon rôle...
Q- Tout le monde est coupable ?
R- Non, je dirais, encore une fois qu'il ne s'agit pas d'être coupable, il s'agit de reconnaître qu'il y a eu des erreurs économiques ; la France ne vit pas dans une bulle ! Nous sommes un pays moderne, on veut le moderniser, il faut s'inscrire dans cette modernité. Chacun peut ensuite se différencier un peu, mais préservons un cap qui soit celui de l'intérêt de la France. C'est ce que j'ai voulu faire avec cette vision à cinq ans avec le Premier ministre, pour indiquer un peu mieux aux Français où est la vertu budgétaire. C'est impératif parce qu'il s'agit de nos enfants.
Q- Un problème lié à la dette : les salaires des fonctionnaires. Les négociations vont mal. Vous proposez une revalorisation de 0,5 %, le 1er juillet prochain ; les syndicats parlent d'"aumône", d'"insulte" et quittent la table...
R- C'est une négociation et c'est un de mes collègues du Gouvernement, C. Jacob, qui la mène, et il la mène admirablement bien. Il est parfaitement conscient... C'est un excellent ministre...
Q- Pourtant, les syndicats sont partis, ils ont claqué la porte ?
R- Oui, mais c'est le début d'une négociation. On le sait, c'est une négociation qui va durer. C. Jacob la mène. Et je voudrais dire une chose : la masse salariale de l'État, hors augmentation, augmente tous les ans - on ne le sait pas - de 3,8 %. C'est-à-dire qu'avant ces négociations, la masse salariale augmente mécaniquement de 3,8 %, parce que beaucoup de fonctionnaires changent de statut, progressent et sont augmentés. Donc, la masse salariale de l'État, il faut le savoir, c'est-à-dire ce que nous payons, augmente, c'est-à-dire le niveau de vie des fonctionnaires augmente mécaniquement par l'amélioration de primes, par le fait que certains progressent dans leur carrière, de 3,8, avant revalorisation du point d'indice. Cela veut dire que, bien sûr, on est très préoccupés. C'est le travail de C. Jacob ; il va le mener dans l'esprit de concertation qui est le sien.
Q- Les soldes : M. Breton. Vous avez surpris tout le monde ; vous voulez multiplier les périodes de soldes dans l'année. Cela menace quand même le petit commerce et votre collègue, R. Dutreil, le ministre des PME a dit que ce n'est pas du tout à l'ordre du jour. Votre idée est-elle enterrée ?
R- Non, je suis le ministre de l'économie, et il faudra que l'on s'habitue à ce que le ministre de l'économie... J'essaye de remettre l'économie au goût de jour, de l'expliquer aux Français. Il faudra que l'on s'habitue à ce que le ministre de l'économie pose des questions. Tous les grands pays au monde ont modernisé leurs soldes, parce que c'est vrai que, aujourd'hui, les soldes... il y a plusieurs collections. Vous savez, moi, j'ai deux filles et une femme. Eh bien, je peux vous dire que les deux périodes de soldes, elles connaissent ; c'est un rythme. Je vois bien que, aujourd'hui, l'Allemagne l'a modifié, la Grande-Bretagne l'a modifié, l'Italie l'a modifié. Et nous
Q- Oui, mais en Grande-Bretagne, il n'y a plus de petit commerce !
R- Mais attendez, parce que vous croyez qu'en Allemagne et en Italie, il n'y en a plus ! Allez voir ce qui se passe. Et nous, en France ? Comment, on n'aurait pas le droit de poser des questions ? Eh bien, si. Le ministre de l'économie continuera à poser des questions.
Q- Vous vous êtes mis à dos le président de la Fédération nationale de l'habillement qui, sur France 2, vous a traité de "comique troupier" !
R- Parce que, dans sa fédération - la fédération de l'habillement féminin, qui est la plus concernée - ils m'ont envoyé une lettre en me disant : "Merci, monsieur le ministre, enfin ! on attendait cela. On va venir à votre table ronde de début février, parce qu'on voulait vraiment commencer à changer ce système qui est un peu - pardon, mais c'est ce qu'ils ont dit - "archaïque". Moi, je ne dis pas cela.
Q- Donc, les soldes deux fois par an, c'est fini ?
R- Non, je dis que chacun, comme d'habitude - c'est notre méthode avec D. de Villepin : on pose les problèmes, il n'y a pas de tabou, pour moderniser la France, comme tous les autres pays le font, et puis après cela, on discute. J'ai invité tout le monde à Bercy. Tout le monde viendra et les associations de consommateurs y sont très favorables. La fédération de l'habillement féminin, ils sont très favorables. D'autres sont contre. Évidemment, on va s'expliquer, on va écouter et puis, si l'on voit que l'on peut moderniser, je moderniserai.
Q- D. de Villepin va annoncer un plan pour l'emploi des jeunes, la semaine prochaine. Quelle sera la mesure essentielle dans ce plan ? Pouvez-vous nous l'annoncer ce matin ?
R- Non, c'est le Premier ministre qui va l'annoncer. Mais c'est vrai qu'il est très focalisé sur l'emploi des jeunes, parce que c'est une nécessité. Mais il y aura des mesures fortes, bien sûr.
Q- J. Hallyday veut acquérir la nationalité belge. Il veut retrouver ses racines. Cela fait un peu sourire. Vous savez que, là-bas, en Belgique, il n'y a pas d'impôt sur la fortune. D'ailleurs, les Belges ont baptisé notre ISF, "l'impôt des imbéciles". Vous prépariez un contrôle fiscal de Johnny ?
R- D'abord, je ne suis absolument pas au courant de la situation fiscale des contribuables et je m'interdis de le faire. Donc, je ne peux pas vous répondre à cette question. Cela m'étonnerait parce que Johnny est un citoyen qui me semble être parfaitement respectueux des règles de la vie en société. Par contre, derrière, je dirais que c'est vrai que cet impôt - je l'ai dit tout à l'heure, du reste - a pu causer un certain nombre de torts à l'économie française, et c'est la raison pour laquelle, avec J.-F. Copé, nous avons décidé de mettre en place, pour la première fois, un plafonnement fiscal qui fait que plus personne, désormais, dans notre pays, ne peut payer plus de 60 % de ses revenus. C'est tout simplement de la justice et de l'équité.
Q- T. Breton, dernier point : vous êtes ministre de l'économie, donc aussi autorité politique. Vous avez entendu les voeux de N. Sarkozy,hier, qui veut renforcer le rôle du président de la République : il veut que le Premier ministre ne dirige plus, mais qu'il coordonne ; deux mandats, pas plus, pour le Président ; le Président doit s'exprimer devant le Parlement. Que pensez-vous de ces propositions de N. Sarkozy ?
R- D'abord, N. Sarkozy s'est exprimé, comme beaucoup de membres du Gouvernement, après, bien entendu le Premier ministre, lui-même qui l'avait fait après le Président de la République lors des voeux...
Q- Votre opinion sur ce qu'il a dit ?
R- Moi, je pense, encore une fois... D'abord, il y avait deux parties. La partie "ministère de l'intérieur", il l'a faite, et puis après, celle du président de l'UMP. Eh bien, le président de l'UMP a proposé ses visions. Elles concernent la modernisation qu'il appelle de ses voeux en tant que président de l'UMP...
Q- Mais vous, votre opinion ?
R- Moi, aujourd'hui, je suis membre de ce Gouvernement et ce que je peux vous dire, c'est qu'en tant que membre de ce Gouvernement, je trouve qu'il fonctionne bien. Donc, ce que je vois fonctionner aujourd'hui, en tant que ministre, cela fonctionne bien, je le dis, c'est un Gouvernement qui est en action, un Gouvernement qui travaille et tel que cela fonctionne, avec le président de la République qui donne les inspirations, je dis que cela fonctionne bien. Alors, on peut toujours essayer de moderniser. On verra bien.
Q- Ce que propose N. Sarkozy vous semble inutile ?
R- Non, je ne dis pas cela. Je dis qu'aujourd'hui, cela fonctionne bien. On verra pour la suite.Source: premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 17 janvier 2006